Un kamikaze profanateur

Créé au Teatro de la Comedia de Madrid du 13 avril au 3 juin 2018

Au Festival de Almagro (Hospital de San Juan):du 5 au 15 juillet 2018

El burlador de Sevilla (Le séducteur de Séville) de Tirso de Molina

version: Borja Ortiz de Gondra, mise en scène : Josep María Mestres

Production du CNTC Teatro de Comedia Compania Nacional de Teatro Clasico

Ah ! Don Juan combien de mauvais moments passes-tu à notre époque, toi, mouton noir du féminisme triomphant avec « Me too» et du politiquement correct, qui ont fait de toi une figure emblématique du prédateur cynique, du macho arrogant, délinquant et profanateur des lois et des normes humaines et divines ! Malgré ces regards réducteurs et accusateurs, tu continues à incarner la liberté absolue, la foi en l’homme, révélant l’hypocrisie, les bassesses et les couardises des faibles qui jugent ton audace infinie !

À Don Juan ! Avec ton sourire ironique, ta lucidité et ta soif insatiable de nouvelles aventures, allant toujours de l’avant, à travers les siècles, regardant l’humanité avec un mélange de dédain et de compassion.

Le superbe séducteur de Séville est de retour sur les scènes avec ses défis, ses éclats de rire, son instinct de conquistador.

Borja Ortiz de Gondra, dans sa version de la pièce , et Josep Maria Mestres dans sa mise en scène, proposent une lecture plus ouvert, nuancée, sans aucun manichéisme, de l’œuvre de Tirso de Molina, en mettant en relief les supposées victimes de Don Juan, qui non plus ne sont pas tout à fait innocentes. Fréquemment les metteurs en scène justifient le choix d’une œuvre classique par sa contemporanéité présumée, en la projetant sur notre présent. La contemporanéité et l’actualité du Séducteur de Séville et de la figure de Don Juan sont plus qu’évidentes. Non la transgression de toutes les lois et les normes, est devenu une norme dans notre monde actuel, dans lequel Dieu est mort et ni l’hypothétique châtiment divin ni l’enfer ne terrorisent personne. De même la posture nihiliste de Don Juan et sa rébellion contre toutes les limites et les mécanismes du système dans lequel il vit, sont représentatifs du nihilisme et de « l’anti tout » qui triomphent dans notre société. 

Dans ses aventures Don Juan traverse toutes les strates de la société, nobles, bourgeois, paysans, à une époque où l’abus de pouvoir, la prévarication, l’hypocrisie et l’immoralité sont monnaies courantes. Défiant et profanant toutes les valeurs que les autres font semblant de respecter, Don Juan met en évidence les mensonges, l’hypocrisie, leurs arrangements avec la loi et la morale. Don Diego, le père de Don Juan, représente tout ce que ce dernier refuse. Pour ce qui est de ses supposées victimes, les femmes abusées qui le dénoncent, toutes, sauf Doña Ana forcée contre sa volonté, sont consentantes, pour survivre ou pour leurs bas instincts et leur désir d’ascension sociale. Don Gonzalo de Ulloa, père de Doña Ana, et Catalinon, valet de Don Juan, sont des victimes collatérales de sa conduite. Avec la mort de Don Juan, Don Gonzalo de Ulloa est vengé et l’ordre est rétabli, seul Catalinon, désespéré, reste sans ressources, abandonné à son sort.

Dans sa version, Borja Ortiz de Gondra, rapproche Catilinon de Sganarelle de Molière, en insérant dans le monologue final son cri douloureux « et maintenant moi qui va me payer ». En convoquant sur scène Doña Ana, Borja Ortiz de Gondra donne plus de relief aux victimes de Don Juan. Quelques coupures et arrangements dépouillent le texte des éléments confus, en éclairant ainsi l’œuvre. Josep Maria Mestres articule sa mise en scène sur le mythe de Don Juan qui, en traversant les siècles, contamine, chaque fois plus, les actes, les attitudes et les comportements humains. Un Don Juan omniprésent.

Sur le rideau de scène sont projetées les premières de couverture de quelques œuvres de la littérature mondiale inspirée par la figure de Don Juan. Au début du spectacle un tableau descend des cintres avec des fragments peints du visage de Don Juan. Les acteurs arrivent de la salle, dansent, chacun avec un petit tableau qui représente un fragment du visage du séducteur de Séville. Comme si nous avions tous quelque chose de lui. L’intemporalité de la figure de Don Juan s’exprime autant dans le décor que dans les costumes qui ont quelques traits des siècles passés, sans qu’on puisse identifier l’époque avec précision. Sur le plateau, quasiment vide, avec seulement de chaque côté un fragment de mur qui se rapprochent dans la scène du mausolée, en limitant l’espace. Au fond un petit escalier, derrière un passage avec une rambarde, un panneau et des rideaux qui descendent, suggérant divers lieux. À certains moments sont projetées, sur le rideau du fond, des croix dans le mausolée, des vagues de la mer, etc. Les seuls objets sur la scène sont de petites tables carrées qui servent aussi de siège. Le personnage de Gonzalo de Ulloa mort, les vêtements et le visage peints comme s’ils étaient en pierre, n’a rien à voir avec une créature terrifiante de l’au-delà.

Josep Maria Mestres éloigne sa mise en scène très plastique et inventive du réalisme et de l’historicisme, en lui conférant, avec une grande cohérence dans les détails, un caractère intemporel. 

Par exemple dans les scènes collectives de fêtes, de noces, les danses populaires et les chants des personnages, accompagnés par une guitare, un accordéon et un saxophone, peuvent faire référence à n’importe quelle époque.

On note l’excellent travail de lumières de Junjo Llorens qui sculpte les espaces, module les atmosphères, soulignant les moments joyeux, comiques ou dramatiques, avec, parfois, une touche fantastique ou onirique.

La distribution très harmonieuse est juste. Tous les interprètent, aussi bien les rôles principaux que les rôles secondaires, s’engagent totalement dans leur jeu, créant des personnages authentiquement humains, ni blanc ni noir.

Les femmes, excellentes, ne tombent pas dans les archétypes, nuançant leurs personnages, particulièrement les paysannes Lara Grube (Aminta) y Mamen Camacho (Tisbea.), éblouissent par une grande variété de tons, de sentiments, d’expressions. Raul Prieto est magnifique en Don Juan, caméléonique, virtuose du cynisme, avec un fond humain, joueur impénitent, collectionneur d’aventures, pariant tout chaque foi, y compris sa vie. Son compagnon, le fidèle Catalinon, est interprété par Pépé Viyuela qui déploie toute sa gamme de comique, souvent avec une touche dramatique face aux actes risqués de son maître, et surtout, devant son défi au commandeur mort. Son récit de la mort de Don Juan et son cri « et maintenant, moi qui me paye», ont quelque chose de comique et de tragiquement réaliste.

Dans sa vision de Don Juan Josep Maria Mestres met en lumière son contexte social avec ses vices et le passage du séducteur à travers le temps, sans le juger. Et que celui qui veut le juger lui lance la première pierre.

Crédit photo:  Marcos Gpunto

Lucia de Lammermoor: l’opéra de Donizetti est transposée dans une clinique psychiatrique

Du 22 juin au 13 juillet 2018Teatro Real,  Madrid

Lucia de Lammermoor

Drame tragique en trois actes de Gaetano Donizetti

livret Salvatore Cammarano basé sur le roman La fiancée de Lammermoor de Walter Scott

direction musicale : Daniel Oren; mise en scène : David Alden

décors : Charles Edwards; costumes : Brigitte Reiffenstuel

lumières : Adam Silverman; chorégraphie : Maxime Braham

Chœur et orchestre titulaires du Teatro Real

Production de la English National Opera

Distribution

Lucia: Lisette Oropesa (Juin. 22, 25, 28 -Juillet 1, 4, 7, 10, 13) Venera Gimadieva (Juin. 23, 26, 29 – Juillet. 2, 5, 8, 11)

Edgardo: Javier Camarena (Juin. 22, 25, 28 – Juillet. 1, 4, 7, 10, 13) Ismael Jordi (Juin. 23, 26, 29 – Juillet. 2, 5, 8, 11)

Enrico Ashton : Artur Rucinski (Juin. 22, 25, 28 – Juillet. 1, 4, 7, 10, 13) Simone Piazzola (Juin. 23, 26, 29 – Juillet. 2, 5, 8, 11)

Raimondo Bidebent : Roberto Tagliavini (Juin. 22, 25, 28 – Juillet. 1, 4, 7, 10, 13) Marko Mimica (Juin. 23, 26, 29 – Juillet. 2, 5, 8, 11)

Lord Arturo Bucklaw: Yijie Shi

Alisa: Marina Pinchuk

Normanno: Alejandro del Cerro

tenor Javier Camarena -Edgardo, soprano Lisette Oropesa -Lucia

Lucia de Lammermoor, opéra romantique de Gaetano Donizetti, le sommet de sa veine tragique, achève la saison 2017 / 2018 du Teatro Real de Madrid. Réputé pour sa richesse musicale et surtout l’exigence d’une perfection vocale des interprètes principaux, Lucia et Edgardo, Lucia de Lammermoor a marqué la carrière de Maria Callas et de Joan Sutherland qui jusqu’à présent restent des interprètes emblématiques du rôle-titre. La question qui se pose aujourd’hui est celle-ci : que représente pour nous cette œuvre historique, située dans une Écosse de la fin du XVIIe s ?

Le drame dans l’opéra de Donizetti est centré sur la rivalité politique et religieuse entre le clan de Ravenswood, catholique, ancien propriétaire du château de Lammermoor et celui de Ashton, réformiste. Dans ce contexte s’inscrivent les thèmes romantiques : haine ancestrale entre les deux familles, vengeance, amour passionnel et impossible de deux jeunes amants appartenant à des clans rivaux, trahison, mariage forcé, folie, meurtre, suicide. Un monde étouffant dont l’époque victorienne est équivalente avec la société patriarcale où la femme est privée de droits et condamnée à la solitude. Le metteur en scène, David Alden transporte l’action de l’opéra dans la maison de Ravenswood, dans l’Écosse du XIXe s. Le scénographe Charles Edwards s’est inspiré de l’ancienne résidence du médecin britannique John Langdon Down, découvreur du syndrome de Down.

soprano Lisette Oropesa -Lucia

Une ambiance fantomatique, à la Edgar Poe, sinistre et claustrophobe, dans laquelle le frère et la sœur entretiennent des relations malsaines.

Charles Edwards crée dans sa scénographie une série de perspectives qui multiplient les angles de vision et laissent percevoir les détails au-delà des apparences d’une réalité bourgeoise glacée. C’est en réalité une clinique psychiatrique avec les lits, des barreaux, des appareils pour enchaîner les patients impuissants, oppressés.

Une métaphore d’un monde asphyxiant où règne la folie qui renvoie aussi aux méthodes pratiquées, à savoir la thérapie par le théâtre, dans des hôpitaux pour les malades mentaux, en Écosse de la première moitié du XIXe s. Ces représentations avec de vrais fous étaient une distraction favorite des bourgeois locaux, des donateurs et des charitables dames de la noblesse.

Un univers, interprétés par des chanteurs de choix, à hauteur des exigences vocales de cet opéra.

Crédit photo: © Javier del Real | Teatro Real

Festival de Mérida: les regards contemporains sur les figures mythiques et historiques grecques et romaines

Du 29 juin au 26 août 2018 64e Festival International de Théâtre Classique de Mérida

La 64e édition du Festival International de Théâtre Classique de Mérida, présenté fin mars dans le lieu même du Festival, le 14 mai à Lisbonne et le 24 mai à Bruxelles, réaffirme son exploration du potentiel contemporain des œuvres classiques grecques et romaines, leur capacité de mutation entre le théâtre, le cinéma et la danse, consolide l’extension de sa programmation à d’autres sites romains dans les environs de Mérida, Medellín, Régina et Caparra, sans compter les lieux magiques de la ville : Le Temple de Diane, le portique du forum, les termes de la calle Pontezuela et la plaça de Naranjos, destinés aux spectacles du off. Cette année, en primeur de sa programmation, quelques spectacles du festival sont présentés à Tarragone, dans le cadre des Jeux Méditerranéens en juin 2018. La programmation : 8 spectacles de théâtre et 2 de danse, dans laquelle on relève entre autres : Phèdre, Hippolyte, Néron, Philoctète, sera inaugurée le 29 juin par Electra de Antonio Ruz, la magnifique création du Ballet Nacional de Epaña dirigé par Antonio Najarro, dont j’ai rendu compte il y a quelques mois. 

Le plus ancien festival de théâtre en Espagne, le Festival International de Théâtre Classique de Mérida, fondé en 1933, inauguré avec Médéa de Sénèque dans la version de Miguel de Unamuno, avec la mythique actrice Margarita Xirgu dans le rôle-titre, Fut suspendu en 1934 (période de turbulences et affrontements politiques qui débouchent sur la guerre civile). Еn 1954, il reprend vie en s’inaugurant avec Phèdre. Tandis que le Festival d’Almagro est centré sur le théâtre classique moderne (auteurs espagnols et étrangers du XVIe et XVIIe s.) le Festival de Mérida présente principalement des œuvres des auteurs antiques grecs et latins, sans pour autant perdre de vue le patrimoine classique moderne. Ainsi par exemple, a-t-on pu y voir en 2008, un inoubliable Avare de Molière, monté par Jorge Lavelli. Au fur et à mesure, dans ses programmations, se sont imposées des versions modernes et des réécritures des classiques depuis notre regard d’aujourd’hui sur ces textes. 

Jesus Cimarro

Jesus Cimarro, qui dirige le Festival depuis 2012, a amplifié cette tendance qui resitue le Festival dans une perspective clairement contemporaine. Peu de festivals fusionnent le patrimoine historique et théâtral comme c’est le cas de celui de Mérida, avec son monumental amphithéâtre romain (du Ier s. de notre ère), scène principale du Festival et plusieurs autres monuments de l’époque, devenus lieux de spectacles. Faire revivre les figures mythiques et historiques dans ce cadre, vestige de l’univers antique, en les intégrant dans notre monde contemporain, c’est la magie qui s’opère ici au moyen du théâtre.

Le théâtre fournit souvent des sujets et des personnages aux artistes d’autres disciplines artistiques. Le cinéma aussi.

Ainsi les grandes fresques théâtrales : Ben Hur, version Nancho Novo, mis en scène David Ottone et Juan Ramos Toro, et Néron d’Eduardo Galan, mis en scène par Alberto Castrillo Ferrer, qui seront des événements du Festival, sont-elles inspirées par des films qui ont marqué l’histoire du cinéma. Ben Hur (du 4 au 8 juillet) création de la compagnie renommée Yllana, fidèle au contenu du roman de Lewis Wallace, est un voyage dans tous les lieux communs de l’imaginaire collectif, avec de multiples aventures en « teatroscope ». Parodie, humour, usage intelligent du visuel, un jeu constant entre le langage cinématographique et théâtral sont quelques-uns des grands atouts de ce spectacle. Dans Néron (11, 15 juillet), inspiré du roman de Henryk Sienkiewicz et du film qui en a été tiré de textes de Pétrone, Suétone, Eduardo Galan montre un autre versant du fameux empereur, tyran cruel, prétendument incendiaire de Rome, assassin de plusieurs membres de sa famille, etc.

C’est un Néron artiste, esthète, visionnaire, qui en réalité n’était pas l’auteur de l’incendie de Rome mais en a profité pour la reconstruire à son gout. Figure de transgression, image emblématique des fous sanguinaires qui, tout au long de l’histoire, n’ont cessé d’opprimer les peuples tout en étant adulés par les masses aveugles et soumises. Pouvoir, art, politique et folie, tout cela se fond dans Néron.

Le grand acteur comique El Brujo, Rafael Alvarez, propose dans Eschyle, naissance et mort de la tragédie, (du 18 au 22 juillet) une traversée pleine d’humour de l’univers du père du théâtre grec.

Dans la version contemporaine de Jordi Casanovas de Philoctète de Sophocle (25, 29 juillet), mise en scène Antonio Simon, le héros grec trahi par ses compagnons, symbole de l’injustice, renvoie aujourd’hui à la problématique de l’impunité, de l’usage de la justice et du pouvoir par les politiques pour leur propre profit.

Le jeune et déjà renommé auteur, Paco Bezerra, (lauréat du Prix National de Littérature Dramatique), propose une version contemporaine de Phèdre (du 1er au 5 août) mise en scène par Luis Luque. Dépouillée de scrupules, n’écoutant que la passion qui la dévore, Phèdre est une femme combative, exempte de culpabilité, qui ose aimer et en parle sans retenue. Dans la problématique de la passion dévastatrice Paco Bezerra insère le thème de la légitimité et de la rivalité pour le pouvoir entre Hippolyte et Acamante, fils de Phèdre et de Thésée. Les arts visuels et la musique sont les protagonistes importants de cette création. Comme en dialogue avec Phèdre de Paco Bezerra, Hippolyte, d’après Euripide, dans une version de Isidro Timon et Emilio del Valle, mise en scène de ce dernier, (22, 26 aout) est une lecture contemporaine d’Hippolyte, objet de la passion irrésistible de Phèdre. Le spectacle est basé sur l »affrontement entre l’amour de Phèdre pour Hippolyte, poussé au suicide par la peur de « qu’en-dira-t-on » et la résistance du jeune homme, image de la lutte permanente homme, femme, dans laquelle la femme se bat toujours à son désavantage.

Penthésilée de Von Kleist a inspiré une création chorégraphique Les Amazones (du 8 au 12 août) de Magüi Mira. Le mythe des femmes guerrières qui avec la force des armes se rebellent devant l’abus physique des hommes, est aujourd’hui d’une actualité inattendue avec le surgissement de nouveaux mouvements féministes, dont « Me too ». La loi de la tribu des Amazones, excluant et combattant les hommes, prohibant l’amour, n’est guère concevable dans la société moderne. Sur quelles bases et lois équitables peut-on envisager la réconciliation et une coexistence pacifique ?

La comédie de Plaute Les revenants (15, 19 août) version libre de Miguel Murillo mise en scène de Félix Estaire, apporte dans l’univers sombre des tragédies grecques, une bonne dose d’humour désopilant. Un millionnaire avaricieux, un valet astucieux, un fils niais et quelques professionnels de l’usure, luttent pour un butin qui passe de main en main. La société romaine du IIe s. avant notre ère, décrite par Plaute, est une photo exacte de la nôtre avec les affaires de corruption, des fraudes, des détournements des deniers publics. Miguel Murillo actualise dans sa version la pièce de Plaute avec des références aux affaires qui font la une des journaux. Les embrouilles, coups de théâtre, situations invraisemblables, se multiplient dans ce spectacle délirant.

Le dénominateur commun des versions des classiques grecs proposées par des auteurs d’aujourd’hui est l’interrogation des principes fondateurs de l’ordre politique, social et moral, patriarcal, dont nous sommes encore tributaires et dont la femme est la première victime.

Pourquoi perdurent-ils ? À qui profitent-ils ? D’où vient leur légitimité ? Notre libération véritable doit commencer par la mise en question de ces lois archaïques qui génèrent l’oppression, l’inégalité et les conflits. Révisons aussi le mythe de la fameuse démocratie grecque qui nous sert toujours d’exemple.

Le triptyque Galili-Kylian-Duato à Madrid

27 mai – 10 juin 2018, Theatre de la Zarzuela,Madrid; 21-22 juillet 2018Les Nuits de Fourvière, Lyon

Hikarizatto, chorégraphie Itzil Galili musique Percossa

Gods and dogs, chorégraphie Jiri Kylian musique Dirk Haubrich, Ludwig van Beethoven

Por vos muero, chorégraphie Nacho Duato (musiques anciennes espagnole du XV et XVI s. par la Capella Reial de Catalunya, direction Jordi Savall)

Avec les danseurs de la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne (Compañia Nacional de Danza)

Le dernier spectacle de la Compañia Nacional de Danza d’Espagne, conçu par son actuel directeur, Jose Carlos Martinez, et composé des chorégraphies de Itzik Galili, Jiri Kylian et Nacho Duato, était très attendu à plusieurs titres.

Il marque à la fois le retour de Nacho Duato dans la Compañia Nacional de Danza, après sept ans de sa direction du Ballet de l’Opéra de Berlin, et le retour dans le répertoire de la compagnie de sa chorégraphie Por vos muero, créée pour elle. La récupération de cette pièce d’une beauté incomparable, qui pendant sept ans n’a pas pu être représentée pour des raisons de droits, était un événement en soi. Dans le programme proposé elle s’inscrit, comme en contrepoint, aux chorégraphies de Itzik Galili et de Jiri Kylian, toutes les deux excellentes dans leur style, mais manquant de poésie et de la magie envoûtante qu’a Por vos muero. Un choix éclectique de pièces qui représentent des personnalités créatrices, très différentes, de trois grands chorégraphes Itzik Galili, Jiri Kylian et Nacho Duato.

Hikarizatto (Lumière saturée) de Itzik Galili, sur la musique de percussions et de cloches traditionnelles japonaises, évoque un mystérieux rituel. Sur le plateau totalement vide, les mouvements des 20 danseurs dont les corps s’amalgament souvent, évoquant comme des bancs de poissons ou un vol d’oiseaux, ou se séparent en couples, sont ciblés par des cônes de lumière. La chorégraphie joue sur le contraste individuel et collectif, multitude. De très beaux effets d’éclairage créent des images, modulent l’espace, occultent ou révèlent. Les danseurs, hommes, pantalons courts et maillots de corps noirs, femmes, justaucorps noirs, sont en perpétuel mouvement qui change seulement de rythme. Peu d’éléments classiques, comme des portés, s’intègrent dans cette chorégraphie, résolument contemporaine, belle visuellement, mais assez abstraite, manquant d’émotion et de profondeur.

Gods and Dogs de Jiri Kylian, sur des musiques de Dirk Haubrich et Ludwig van Beethoven, s’articule sur le thème de la relation de l’individu avec le vêtement qu’il porte. Quelles sont les raisons qui nous font choisir certains vêtements ? Les circonstances ? Les normes sociales ? Comment l’âge, l’état physique ou mental nous imposent la façon de s’habiller ? Comment habillons-nous nos défauts, nos insuffisances, nos manques ? Où est la frontière entre le normal et l’anormal ? Qu’est-ce qui la détermine ? Au fond du plateau un rideau de chaînes métalliques qui permet des apparitions et des disparitions des danseurs : quatre hommes en pantalon blanc, torse nu, les quatre femmes en robe blanche, très courte. Beaucoup de duos qui alternent avec des mouvements d’ensemble, les variations de rythmes, la danse, parfois très saccadée, parfois très ondulante. Belles architectures des corps et images évocatrices.

Beaucoup plus complexe et théâtrale est la chorégraphie de Nacho Duato Por vos muero. La dramaturgie chorégraphique est une composition de musiques espagnoles du XVe et du XVIe s, d’anciennes chansons catalanes, qui accompagnent les séquences dansées, chacune introduite par des fragments de vers de Garcilaso de la Vega, en voix off, qui servent de fil conducteur. Nacho Duato fusionne admirablement dans cette pièce la contemporanéité de la danse et ses références historiques en réécrivant dans un langage chorégraphique d’aujourd’hui des thèmes de danses de cours et de danses populaires. Les danseurs, les hommes, d’abord en slip couleur chair, ensuite en boxeur noir, chemisette manches gigot comme une trace de costume de l’époque ancienne, les femmes, d’abord avec un body couleur chair puis body noir avec une jupe longue, très large, très colorée, qui vole, s’étend dans l’espace. Le fond de scène est composé de plusieurs panneaux qui permettent des sorties et entrées instantanées. Au-dessus deux grands rideaux rouges, éclairés par moments. Duos, danses de groupes mixtes, ou juste de groupe de femmes ou d’hommes, danses de village stylisées avec les mouvements de danse moderne. Nacho Duato possède un art très rare de créer des ambiances et d’imprégner d’humour ses chorégraphies. Je n’évoquerais qu’une très belle scène où les femmes dansent avec un masque à la main ou encore celle dans laquelle les hommes, en cape rouge, dansent avec des encensoirs, sur une musique religieuse. Il y a dans Por vos muero, hommage à cette époque où la danse faisait partie de la vie quotidienne, la grâce, la poésie et l’élégance.

Crédit photo: Compañia Nacional de Danza

Toute l’horreur du monde.

Du 16 mai au 3 juin 2018,  Teatro Real, Madrid

Die Soldaten (opéra en 4 actes) de Bernd Alois Zimmermann

mise en scène Calixto Bieito, direction musicale : Pablo Heras-Casado

Chœur et orchestre titulaires du Teatro Real
Nouvelle production du Teatro Real, créé à la Opernhaus de Zúrich et à la Komische Oper de Berlín

Présenter Die Soldaten, l’unique opéra de Bernd Aloïs Zimmermann (1918 1970), œuvre peu montée, considérée comme irreprésentable, à la structure délibérément chaotique, en rupture avec les codes opératiques, donnant une vision crue, brutale, extrêmement violente, de notre monde, est un défi, mieux un coup de poing dans les habitudes du public conventionnel, bienpensant. Depuis ses dernières saisons, le Teatro Real accumule résolument ce genre de risques, en confrontant son public à des œuvres difficiles, complexes, inconfortables, qui bousculent, ou mieux, battent en brèches les idées et les conceptions établies, rassurantes, autant sur l’œuvre d’art que sur la nature humaine et le monde.

Sans aucun doute la création de Die Soldaten, une œuvre extrêmement radicale, ne pouvait tomber mieux qu’entre les mains de Calixto Bieito, metteur en scène tout aussi radical et audacieux dans ses partis pris scénique, souvent controversés. Die Soldaten, composé entre 1958 et 1965 et créé à l’Opéra de Cologne, est une œuvre clef du XXe s. à plusieurs titres, autant sur le plan musical que dramaturgique. L’opéra de Cologne qui l’a commandé à Bernd Aloïs Zimmermann, refusant d’abord de créer cet OVNI irréalisable, obligea le compositeur à effectuer des modifications et à simplifier la partition dont la complexité et l’anticonformisme restent toujours exemplaires comme défi à la fois à l’orchestre, aux interprètes et au metteur en scène capable de matérialiser un univers apocalyptique de Zimmerman. La nouvelle production du Teatro Real relève magistralement ce défi.

La vie de Bernd Aloïs Zimmermann, marquée par la barbarie et les atrocités des guerres et leurs conséquences : son enfance et son adolescence dans une Allemagne sinistrée par la Ier Guerre mondiale qui cherche le salut dans le fascisme, sa mobilisation et l’envoie au front français dans la IIe Guerre mondiale, l’occupation de son pays partagé entre les deux blocs, la guerre froide, les guerres désormais permanentes : celles d’Indochine, du Vietnam, etc., est une progressive descente aux enfers, à la fois d’un monde en voie de déshumanisation et aux enfers de sa propre souffrance et de son désarroi qui le conduisent, à 52 ans, au suicide.

L’univers militarisé, résonnant de bruits de bottes, la décomposition morale dans Die Soldaten et la progressive descente de l’héroïne, Marie dans la barbarie de ce monde, sont le reflet du passé, du présent et du futur sans espoir du monde dans lequel Zimmermann s’asphyxie. On pourrait dire que Die Soldaten dans la musique, comme Le cri de Munch dans la peinture, sont un même cri impuissant de douleur et d’horreur. Zimmermann s’est inspiré pour Die Soldaten de la pièce homonyme de Jacov Lenz écrite en 1776, dont l’influence est aussi clairement perceptible dans Woyzeck de Büchner. La pièce de Lenz porte déjà en germes la fragmentation de la trame et la discontinuité temporelle que Zimmermann va pousser à l’extrême, en pulvérisant la notion de l’unité d’action et de lieu et en introduisant la notion de temps circulaire, c’est-à-dire de la simultanéité du passé, du présent et du futur.

Le livret de Die Soldaten, à l’opposé du théâtre psychologique, est un théâtre de situations, composé d’une série de stations sans aucune chronologie. Les scènes du passé, du présent et du futur pressenti, ayant lieu simultanément. Zimmermann suit avec fidélité la trame de la pièce de Lenz dont l’action se situe en Flandres dans la deuxième moitié du XVIIIe s., à l’époque de la guerre franco-autrichienne. Mais il la projette dans une dimension temporelle où l’histoire et le contemporain fusionnent et en relevant les thèmes essentiels de la pièce dont l’actualité perdure toujours : avilissement du quotidien et de l’individu dans une société où règne la vulgarité, le processus de dégradation irrémédiable dont la figure féminine, en bas de l’échelle des valeurs, est le symbole, la soumission de l’individu au système, l’inégalité et les préjugés de classes, l’humiliation, le viol et la déchéance des plus faibles. Marie, fille d’une famille de commerçants, en apparence honorable, adolescente ambitieuse, pour s’élever dans la hiérarchie sociale, va utiliser ses « armes » féminines. Mais, contrairement à ses attentes, à chaque étape, elle s’enfonce plus bas. Elle passe de main en main, changeant d’amants, devient une fille à soldats, un déchet humain, au point que son propre père qui lui donne l’aumône, ne la reconnaît pas. Il y a dans l’œuvre de Zimmermann des influences de Schoenberg, Bartók, Stravinsky, Webern, Kagel et, dans Die Soldaten particulièrement, celle de Alban Berg. La partition de Die Soldaten, d’une grande puissance émotionnelle, est une fresque avant-gardiste, collage de divers styles : bel canto atonal, éléments sériels, sprechgesang, citations de jazz, de chant grégorien, Dies irae, chorales de Bach extraits de La passion selon Saint Matthieu. Comme pour la structure dramaturgique, Zimmermann utilise dans la partition la même esthétique de fragmentation et de concentration temporelle, simultanée, d’éléments musicaux de diverses époques. Ainsi par exemple dans le IIe acte on entend simultanément Dies irae grégorien sur orgue et des marches militaires. Les sonorités militaires, trompettes, tambours, percussions, sont extrêmement présentes dans la partition. La partition vocale, tout comme orchestrale, complexe, hétérogène, imprégnée de difficultés, exige des interprètes une extrême virtuosité, en particulier pour Marie et Desportes. En abordant ce « monstre » opératique : orchestre de plus de 100 musiciens, 16 personnages chantés, plusieurs autres parlants ou sans texte, Calixto Bieito dément l’idée irreprésentable de cette œuvre dans sa conception scénique d’une totale cohérence et d’une théâtralité admirable.

En accord avec la notion zimmermanienne du temps, la simultanéité du passé, du présent et du futur, et avec la structure fragmentaire de l’œuvre, il en donne une vision métaphorique. Elle s’exprime à la fois dans la scénographie et dans les costumes qui, sans coller à une époque précise, concentrent la notion temporelle. Le dispositif scénique tient d’une machinerie destructrice. L’orchestre, tous les musiciens, y compris le chef d’orchestre, en uniforme militaire, est situé sur les divers niveaux d’un échafaudage métallique qui occupe la scène et ses parties latérales. Les musiciens, en position de combat, avec des instruments en joue, tels des armes, fusils, mitrailleuses ou canons. Au-dessous de l’échafaudage, des passages, comme des tunnels ou des galeries, par lesquels apparaissent les chanteurs, les acteurs, le chœur et à certains moments, une plate-forme avec des percussions. Deux plates-formes qui montent et descendent, permettent de situer les personnages dans certaines scènes, à divers niveaux de l’échafaudage. Cette option de verticalité permet à la fois de fragmenter et de multiplier les espaces, les plans d’action. L’action scénique se déroule sur la fosse d’orchestre, couverte, surélevée au niveau de la scène, ce qui crée une proximité entre les interprètes et les spectateurs, presque inclus dans l’univers représenté. Les projections sur deux grands écrans au fond et des écrans latéraux, des personnages en gros plan et des scènes du passé ou prémonitoires du futur, en relation avec les scènes représentée, multiplient les espaces scéniques. Ce collage d’images est en totale adéquation avec le collage d’éléments musicaux de nature divers et appartenant à des époques différentes dans la partition.

Calixto Bieito encadre la tragique histoire de Marie entre l’image projetée en gros plan sur le rideau de scène, au début du spectacle : une adolescente blonde, aux grands yeux bleus, figure d’innocence, et l’image finale de la même jeune fille blonde, expression de douleur et le sang coulant de sa bouche. En même temps, alors que les bruits de bottes et la musique militaire montent, on voit sur scène Marie, agonisante, allongée au sol, les bras en croix, telle une martyre du système. Susanne Elmark en Marie, soprano coloratura vertigineuse, domine la gamme émotionnelle de son personnage, traçant finement et avec sensibilité son évolution d’une jeune fille insouciante, joyeuse, ambitieuse et séductrice à une prostituée abîmée. Uwe Stickert, ténor, voix claire, agile, crée un Desportes jeune noble, abonné aux plaisirs de la vie et à la moralité flexible, adaptable aux circonstances, comme d’ailleurs la majorité des personnages. Tous les chanteurs, non seulement sont à la hauteur des exigences peu communes de la partition, mais encore se révèlent, sous la baguette de Calixto Bieito, des acteurs à toute épreuve. Pablo Heras Casado, chef d’orchestre incontestablement remarquable, lui-même théâtralisé en chef d’armée, domine parfaitement la partition, ressortant sa mosaïque musicale, sa plasticité, son univers référentiel. Mes plus grands applaudissements vont à Calixte Bieito qui non seulement maîtrise le puzzle dramaturgique de l’œuvre, mais encore traduit sur scène l’essence de l’univers zimmermannien sans effets excessifs de violence, sans pathétique, en créant des images évocatrices, fortes, contenant implicitement une cruauté et une douleur insoutenable.

Une des qualités du travail de Calixto Bieito, est de conférer à sa mise en scène un caractère intemporel et avant tout de ne pas chercher à la ramener à une actualité anecdotique

Seule reste la parole

Au Teatro Pavón Kamikaze de Madrid du 25 avril au 13 mai 2018

Ilusiones (Illusions) de Ivan Viripaev, mise en scène Miguel del Arco, traduction Helena Sánchez Kriukova.

 

Depuis deux saisons, Miguel del Arco, directeur de la compagnie kamikaze et du Teatro Pavon (théâtre privé), affirme sa politique, littéralement kamikaze, avec son pari sur la création contemporaine et ses programmations risquées de textes d’auteurs peu connus ou inconnus. Avec sa création de « Illusions » du dramaturge et metteur en scène Ivan Viripaev (1974), leader de la nouvelle dramaturgie russe, Miguel del Arco fait découvrir en Espagne non seulement un auteur de premier plan, déjà reconnu internationalement, mais aussi un théâtre singulier, « existentialiste » qui, dans sa vision du monde et de l’existence humaine a quelque chose de caldéronien, de beckettien et de la conception japonaise de la vie et de la mort. Un théâtre qui philosophe à la Montaigne, sans être philosophique ou démonstratif d’idées et de thèses, comme l’est celui de Sartre. Un théâtre qui ne se préoccupe pas du sens tragique de la vie, puisque la vie n’a pas de sens.

Illusions est un théâtre de la parole, du récit, forme originaire du théâtre. C’est un théâtre qui raconte, de façon aléatoire, des fragments de vie, ou se fait médium des personnages morts qui parlent par la bouche de ceux qui narrent leurs histoires. En véritable auteur du XXIe s., ayant assimilé des philosophies et des courants de pensée du passé, Ivan Viripaev aborde dans son œuvre, avec humour et ironie, la question de l’existence comme un amoncellement de divers fragments qui n’ont aucun lien entre eux, dont l’unique finalité est la mort. Son théâtre est aux antipodes du théâtre d’idées qui expose, argumente et conclu. Il n’est pas une illustration de dogmes philosophiques.

Illusions  raconte les histoires entrelacées de deux couples mariés, révélant les paradoxes de la passion et de la mort, de la loyauté et de la trahison, de la réalité et de la fiction. La pièce commence avec la mort de Dani et finit avec celle des trois autres protagonistes : Sandra, Margarita, et Alberto. Tous les quatre meurent à un peu plus de 80 ans. Chacun d’eux cherche son lieu dans le monde, certains le trouvent dans des endroits aussi insolites que l’intérieur d’une armoire ou la surface d’une pierre dans le désert australien. Les personnages posent des questions sur le sens de la vie, les choix qu’ils ont faits, sur l’amour véritable, l’amitié, le bonheur et la mort. Comme la vie en soi n’a pas de sens, seul le véritable amour peut la justifier. Un amour partagé ? Ou pas obligatoirement ? Les opinions divergent.

Qu’est-ce que la vérité et la réalité ? Et si elles n’existaient pas ? « L’amour c’est quelque chose de simple mais à la portée de peu de personnes », dit Dani. Tout est furtif. Y a-t-il quelque chose de pérenne dans ce cosmos changeant ? se demandent-ils en regardant le ciel étoilé. La vie est-ce une illusion, une ombre ? Dans la pièce de Viripaev ces thèmes et questions philosophiques sont débordés par le grotesque, typiquement russe, absurde et par l’humour dévastateur. 

La philosophie proposée par Viripaev et pratiquée par ses personnages pourrait être résumée ainsi : pendant que tout se termine, jouissons de la vie. Étant donné que rien n’a de sens et autant la vie que la mort sont incompréhensibles, tout est jeu, jeu de théâtre sur la scène du monde, où on raconte les vies éphémères des personnages. L’unique chose qui restera de la vie de chacun c’est le récit, mélange du réel, du fictif et du rêve. Viripaev réfracte les vies des protagonistes dans les récits des narrateurs anonymes (des jeunes acteurs dans le spectacle) : femme 1, femme 2, homme 1, homme 2, qui parlent à la troisième personne en s’adressant au public. Dans leurs récits, à certains moments, font irruption les protagonistes qui, parlant à la première personne par la bouche des narrateurs, contredisent leurs versions, racontent eux mêmes certains épisodes de leur vie. À l’instar de la vie fragmentée, les récits des narrateurs et des protagonistes, forment une mosaïque de visions et de versions différentes, parfois contradictoires. Viripaev complexifie la relation acteur, narrateur et personnage. L’acteur, qui quelquefois s’affirme comme tel, joue le narrateur qui incarne, à certains moments, l’un ou l’autre des personnages, en échangeant parfois avec eux, de sorte que le monologue se dialoguise. Il n’y a aucune logique dans la structure des fragments racontés. Pourquoi ont-ils choisi ces fragments et non pas d’autres ?

Miguel del Arco, très inspiré par la pièce, sa structure complexe, son humour, sa langue entre le sublime et le prosaïque, l’évident et le mystérieux, crée un « grand théâtre du monde » dans lequel les êtres humains viennent raconter leurs vies éphémères, font quelques pirouettes et s’en vont. Un monde baroque en permanent mouvement, avec ses trompe-l’œil, ses artifices, ses jeux entre le visible et l’invisible, la vérité et le mensonge. Sur scène, des objets hétéroclites amoncelés, tels les reliques de vie ou des restes de pièces de théâtre. Devant, quelques chaises, à gauche, sur une petite plateforme, trois fauteuils de théâtre et une boîte qui tournent comme un manège (métaphore du théâtre ?). Derrière, un escalier et une fausse porte de sortie (scénographie Eduardo Moreno). Au début du spectacle les acteurs sont en smoking, puis mettent des vêtements de sport et à la fin de nouveau les smokings. Avant que le spectacle ne commence, les acteurs se promènent sur la scène, parlent entre eux, s’adressent à quelques spectateurs, montrent les photos des personnages vieux à la fin de leur vie. Le jeu avec le public se répète à d’autres occasions avec des ruptures humoristiques dans la trame et à la fin, ils saluent en disant « à bientôt ». Avec une absolue maîtrise de la structure dramaturgique de la pièce, Miguel del Arco compose sur scène une partition polyphonique de voix, de mouvements, de moments musicaux et de danse (samba, chanson de Tina Turner). Les narrateurs introduisent parfois leurs récits par : « maintenant je vais vous raconter » ou « c’est l’histoire de la disparition de Margarita » etc. Parfois les monologues se transforment en brefs dialogues polémiques, ou en moments choraux, dans un brouhaha.

Tout au long du spectacle les récits, qui surgissent de façon aléatoire, créent une vision baroque des vies des protagonistes avec des clairs obscurs, des énigmes et des variantes. La dramaturgie des éclairages, très fine et précise, crée des ambiances, cible les personnages, les situations, marque les moments dramatiques ou comiques. Les quatre acteurs,  Marta Etura, Daniel Grao, Alejandro Jato y Verónica Ronda sont virtuoses en registres de tons, d’expressions des sentiments et des émotions qui parfois contrastent avec la froideur distanciée du regard du narrateur.

Tous, totalement investis dans la pièce, avec une spontanéité et le naturel des enfants qui jouent, insufflent la vie aux personnages, êtres à la fois singuliers et reflets de l’universel. On doit à Miguel del Arco autant la découverte d’un grand auteur russe et de son œuvre que la vision scénique magistrale, intelligente, profonde et claire qu’il en donne.

 

Crédit photos: Vanessa Rábade

Se tuer peut nuire à la beauté

Du 13 au 15 avril 2018, Teatro Español de Madrid; 26 – 27 septembre,  Festival des Francophonies, Limoges; 4- 6 octobre, Amsterdam

La fureur de ce que je pensetexte Nelly Arcan (Collage) adaptation et mise en scène Marie Brassard

Une production de : Infrarouge en coprodution avec Théâtre français du CNA (Ottawa), Festival TransAmériques (Montréal), PARCO (Tokyo). Avec le soutien du Conseil des Arts du Canada, Conseil des Arts et des Lettres du Québec et Conseil des Arts de la Ville de Montréal.

Plus que le mal de vivre, le texte, écrit par la jeune romancière provocante de Montréal, Nelly Arcan, avant son suicide, est une confession de l’atroce douleur de vivre et un appel de la mort. Nelly Arcan y crie son horreur de la vie face aux injustices de la condition humaine et face à la pression de la société actuelle sur la femme. Marie Brassard, actrice, metteur en scène et dramaturge, qui a travaillé pendant plusieurs années avec Robert Lepage, crée, avec sa compagnie Infrarouge, fondée en 2001, La fureur de ce que je pense de Nelly Arcan. Un texte testamentaire où, dans une écriture crue, violente, sans aucune concession et avec une extrême intransigeance, Nelly Arcan consigne l’intensité de sa souffrance, sa solitude de femme et d’artiste.

Le spectacle de Marie Brassard, héritière du langage scénique polyphonique, intégrant de nouvelles technologies, de Robert Lepage, est une partition théâtrale, tissage de la parole, la musique, le bruit, le chant, l’image, la danse et la lumière.

Après une série de représentations de La fureur de ce que je pense au Japon, en japonais, le spectacle entame, avec la primeur à Madrid au Teatro Español, sa tournée européenne. Il est invité en France au Festival des francophonies à Limoges. La biographie et la personnalité de Nelly Arcan (1973 – 2009), suicidée à 36 ans, est un nœud de paradoxes et de contradictions, reflet de ceux de la société canadienne normative et prohibitive, avec un excès de lignes rouges à ne pas dépasser, et un mouvement féministe, un des plus extrêmes. Une cage dans laquelle Nelly Arcan n’a cessé de se débattre en accumulant les conflits. Écrivain reconnu, plusieurs de ses livres ont été publiés en France et nominé au Prix Femina et Médicis. Autant son écriture, en majorité auto fictionnelle, que sa vie désordonnée, provocante, avec entre autres l’expérience de la prostitution, sont marquées par ses obsessions de la beauté parfaite, du sexe et de la mort. Les thèmes récurrents de son œuvre, concentrés dans La fureur de ce que je pense sont : influence de l’image chez les femmes, marchandisation du corps, suicide, pulsion de destruction, préoccupation par la beauté, rivalité entre les femmes. Marie Brassard ne cherche pas à représenter la biographie de Nelly Arcan dans son spectacle. Sa trame textuelle est constituée par un collage de fragments de textes de La fureur de ce que je pense, une sorte de mosaïque poétique, visuelle et sonore, d’une existence convulsive, disloquée, s’auto détruisant.

Six actrices et une danseuse tentent de recomposer, de ces fragments de vie disparates, un portrait fuyant d’un être rompu, cherchant dans l’obscurité un peu de lumière. L’univers fragmenté de la personnalité de Nelly Arcan se traduit avec une parfaite cohérence dans la scénographie de Antonin Sorel. Le plateau dépouillé avec seulement huit boîtes superposées sur deux niveaux, avec une vitre devant, chacune représentant un lieu différent : chambre, toilettes, bain, etc.

Les six actrices jouent dans les boîtes, parfois en changent. La danseuse se déplace entre les boîtes, parfois y pénètre. Les actrices portent des robes élégantes, certaines de soirée, évoquant le goût et la recherche de l’esthétique de Nelly Arcan. Comme si sa personnalité se réfractait en plusieurs voix, le texte est réparti entre les actrices qui le disent avec un micro, tantôt sous forme de monologue, tantôt de façon chorale, parfois se répondent comme en dialoguant. La boîte, ou plusieurs boîtes, s’éclairent pendant que leurs occupantes parlent. Les boîtes, espaces fermés, sont des images de la solitude de l’artiste, de son éloignement des autres, fragilisée par le regard des autres mais aussi par son impudique mise à nu. Dans cette partition textuelle s’insèrent, à certains moments, chansons, voix déformées sur un fond de musique, effets sonores et lumineux. La douleur de vivre, l’incapacité d’être heureuse, des expériences sexuelles, le désir de correspondre à l’image d’une beauté parfaite, l’incompréhension des autres, sont quelques-uns des leitmotivs de ce requiem pour la mort d’une prisonnière qui tentait en vain de briser la cage des normes, des convenances, des regards des autres.

Crédit photo: Teatro Español

Une saison d’enfer: programmation 2018 – 2019 au Teatro Real de Madrid

Éclectisme et prise de risques avec de nouvelles créations et les relectures des œuvres du répertoire, le soutien aux créateurs d’œuvres contemporaines, voici ce qui caractérise la programmation 2018 – 2019, plus ample et plus diversifiée que les précédentes.

Une expansion sur tous les fronts : programmation croissante d’opéras pour le public jeune et adolescent, accompagnée de programmes éducatifs, présence plus importante de la danse avec des créations contemporaines, développement de la projection internationale à travers l’augmentation des coproductions avec les plus prestigieux Opéras du monde et renforcement de la diffusion et des retransmissions mondiales des productions du Teatro Real. Se positionnant en première ligne sur la scène internationale, le Teatro Real a pris l’initiative d’organiser à Madrid, le 12 avril 2018, le Ier Forum Mondial réunissant des directeurs ou des représentants de 150 Opéras du monde. Une saison ambitieuse et audacieuse qu’on peut résumer ainsi : 15 productions d’opéras dont une création mondiale, réparties sur 244 représentations, 17 représentations de danse de cinq compagnies d’Espagne et étrangères, 6 concerts, récitals lyriques, 97 représentations pour le jeune public, 8 concerts de chambre, 3 retransmissions mondiales d’opéras filmés.  Tout ceci se réalisera avec un budget de seulement 30 200 000 €. 

Dido and Aeneas de Henry Purcell par Sasha Waltz and Guest

Renouveler et enrichir le répertoire par des œuvres incontournables, contemporaines ou récupérées du passé est un des objectifs permanents du Teatro Real. Ainsi, la saison qui vient, 7 nouveaux opéras, créés d’abord à Madrid et suivis d’une tournée, seront incorporés dans le répertoire : La Calisto de Francesco Cavalli par Dadid Alden, Dido and Aeneas de Henry Purcell, créé par Sasha Waltz and Guest, Capriccio de Richard Strauss par Cristof Loy, La peste de Robert Gerhard par Justin Way, Com que voz de Stefano Gervasoni par Óscar Garcia Villegas, Only the sound remain de Kaija Saariaho par Peter Sellars et la création mondiale de Je suis narcissiste de Raquel Garcia Tomas par Marta Pazos.

Une place privilégiée est réservée à Richard Wagner, toujours présent au Teatro Real, avec la création de sa tétralogie L’anneau des Nibelungen, qui commence la saison 2018 – 2019 avec Lohengrin et se poursuivra les 3 saisons suivantes. Un événement avec, dans la fosse Pablo Heras Casado, chargé de la direction musicale du cycle wagnérien et, à la mise en scène, le remarquable Robert Carsen. 

La Calisto de Francesco Cavalli par Dadid Alden

La thématique des mythes grecs, germaniques et modernes qui ont inspiré et inspirent les opéras, constitue le fil conducteur qui relie plusieurs œuvres programmées, parmi lesquelles Faust de Gounod revisité par la Fura dels Baus et le metteur en scène Alex Ollé, où le pacte conclu par Faust avec Méphistophélès devient une métaphore du pacte entre l’homme d’aujourd’hui la technologie. Robert Wilson mettra en scène Turandot de Puccini, sans doute dans son esthétique particulière, et Robert Carsen reviendra, après Lohengrin, pour monter Idoménée de Mozart. On attend avec impatience la création de La Calisto de Francеsco Cavalli, avec un livret de Giovanni Faustini basé sur le livre II des Métamorphoses d’Ovide, mis en scène par David Alden, déja habitué du Teatro Real, et interprété par l’orchestre baroque. La Calisto est une véritable curiosité. Tombé dans l’oubli durant des siècles, cet opéra fait partie aujourd’hui des œuvres incontournables du répertoire opératique baroque. Son thème libertin : l’amour de Jupiter pour la belle Calisto qui le repousse sous son apparence masculine, mais succombe quand il revient sous l’apparence de Diana, peut être traité aujourd’hui sans préjugés moraux.

Laurent Pelly revient régulièrement au Teatro Real. Après La fille du régiment, Hansel et Gretel, il nous a enchanté avec son Coq d’or de Rimski-Korsakov. Cette fois il mettra en scène Falstaff de Verdi, qui correspond, on ne peut mieux, à son remarquable sens de la théâtralité et du comique.

Le versant tragique de la création verdienne est représenté par Il Trovatore qui sera mis en scène par Francisco Negrin.

Richard Strauss se préoccupait beaucoup du rôle du texte chanté à l’opéra, insistant sur son intelligibilité. La controverse : qu’est-ce qui est le plus important à l’opéra texte ou musique ? constitue le thème de son dernier opéra Capriccio, traité sous forme allégorique : l’affection d’une comtesse qui symbolise l’art, est disputée par deux prétendants, un poète et un compositeur.

Enfin, deux opéras en version concert : Agrippina de Haendel et Giovanna d’Arco de Verdi avec, dans le rôle de Giacomo, le fantastique Placido Domingo, qui chaque année est présent dans la programmation du Teatro Real.

Quant à la danse, le Teatro Real programme plus de titres. Cinq compagnies : le Ballet am Rhein Düsseldorf Duisburg, le Ballet National de l’Opéra de Paris avec cinq pièces et des chorégraphies de Jérome Robbins, Hans van Manen et Balanchine, Sasha Waltz and Guests, Compañía Nacional de Danza avec Casse-noisette et Victor Ullate Ballet qui fête cette année 30 ans de sa compagnie.

Comme toujours de nombreux programmes, en relation avec les œuvres présentées, sont intégrés dans la programmation dont une partie plus importante est réservée cette année au public Junior.

Splendeurs et misères du pouvoir-« Gloriana »de Benjamin Britten au Teatro Real

Du 12 au 24 avril 2018 au Teatro Real de Madrid

En coproduction avec le English National Opera et le Vlaamse Opera

Gloriana de Benjamin Britten est représenté pour la première fois au Teatro Real de Madrid où, depuis sa réouverture, il y a 20 ans, la création du compositeur britannique bénéficie d’une présence exceptionnelle. Depuis 1997 huit opéras de Britten ont été représentés au Teatro Real : Peter Grimmes (1997), Le songe d’une nuit d’été (2006), Le viol de Lucrèce (2007), Le tour d’écrou (2010), Mort à Venise (2014), Billy Budd (2016), plus deux opéras pour le jeune public. En programmant Gloriana, le chef-d’œuvre de Britten, le Teatro Real défie le mauvais sort qui, depuis sa création, poursuit cette œuvre dite « maudite ». 

Gloriana était une commande faite à Benjamin Britten pour la célébration du couronnement, en 1953, de la jeune reine Élisabeth II. Tandis qu’on attendait une œuvre exaltant la monarchie et le règne exemplaire de la célèbre Reine Vierge Élisabeth Ier, l’opéra de Britten montrait une monarque à la fin de son règne, vieillie, entourée de conflits, de conspirations, déchirée entre ses responsabilités de femme de pouvoir et son amour passionné et trahi, pour l’ambitieux et arrogant conte d’Essex, marié et de 30 ans plus jeunes qu’elle. La création au Covent Garden fut un échec, non pas pour des raisons artistiques mais pour l’incongruité de son propos, un véritable couac dans la solennité des circonstances. Un shocking pour le public des têtes couronnées, présidents, aristocrates et politiques qui assistaient à l’événement.

Les détracteurs de Britten et les défenseurs de la morale ont profité de l’occasion pour l’attaquer en tant qu’homosexuel.  Gloriana, tombé ainsi en disgrâce, était victime d’une fatalité. La tentative, en 1963, de sa récupération, en version concert, au Royal Festival Hall, à l’occasion du 50e anniversaire de Britten, coïncidait avec l’assassinat de John Kennedy. La production de Gloriana par Sader’s Wells, présentée dans le cadre des tragiques jeux olympiques en 1972 à Munich, n’a pas eu plus de chance. La réapparition de Gloriana sur la scène est récente. Sa production actuelle, qui réunit Ivor Bolton à la direction d’orchestre, grand spécialiste de Britten et de la musique de l’époque élisabéthaine, David McVicar à la mise en scène et un choix d’excellents interprètes, propose une vision libre de préjugés politiques et artistiques, de ce chef-d’œuvre incontournable brittenien.

Le compositeur reprend ici le thème récurrent dans son œuvre, la lutte des outsiders, la solitude et l’éloignement, le sacrifice de la vie privée à la vie publique.

Certes, cette image de la grande reine n’avait rien d’exemplaire et était, pour le moins, inconvenante pour la circonstance du couronnement d’Élisabeth II. On reprochait aussi à Britten des références dans son opéra à la musique de l’époque élisabéthaine et à celle d’Henry Purcell pour laquel il avait une particulière prédilection. Au contraire, ces évocations de la tradition musicale anglaise : danses populaires, pavane, gaillarde, dans la scène du bal, deux magnifiques songs chantés par Essex, la vieille balade dans la scène de la taverne, accompagnés d’instruments anciens, imprègnent la partition de couleurs et de sonorités du glorieux passé. Avec un rare sens de la dramaturgie musicale, tel un peintre, Britten brosse un portrait d’Élisabeth, intime et figure publique, incarnant la monarchie. Le chœur, protagoniste important de Gloriana, assume souvent la part solennelle, grandiloquente, du tableau, contrastant avec le ton dramatique et les moments d’un grand lyrisme dans les scènes intimes.

Anna Caterina Antonacci (mezzo-soprano) en Élisabeth, fait une entrée impressionnante au début du Ier acte, telle une statue vivante, symbole du pouvoir absolu. Ses duos avec Essex, Leonardo Capalbo, (ténor), où elle explose sa passion pour le jeune conte, sont d’une grande beauté et force dramatique. Son déchirement entre les sentiments contradictoires, culmine dans sa bouleversante aria à la fin du Ier acte. Elle imprègne son personnage d’une authenticité et d’une grande profondeur humaine quand, dans le final, dans la scène avec Essex, dépouillée de ses attributs de majesté, vieillie, fragile, désespérée, elle lutte contre sa passion. Et comme si, en condamnant Essex à mort, quelque chose s’était brisé en elle, son chant devient un émouvant parlato, dans ses ultimese paroles sur la solitude du pouvoir auquel elle a tout sacrifié.

Leonardo Capalbo, le conte d’Essex, sûr de lui, impétueux, assoiffé de pouvoir, est brillant, non seulement dans ses songs charmeurs, mais aussi dans ses moments d’insoumission arrogante. La scène de l’auberge où un barde aveugle chante une vieille balade, contrastant avec le faste de la cour, très poétique, a quelque chose de nostalgique. Le parti pris du metteur en scène, David McVicar, de déconnecter l’esthétique des costumes d’époque, très beaux, épurés, de l’esthétique intemporelle, allégorique, symbolique et antiréaliste, de la scénographie, en parfaite cohérence avec l’esprit de la partition, entre le XVIe et le XXe s., met en avant le travail des interprètes.

L’espace, au fond, en arrondi avec une grande porte, sur les deux côtés de la scène des balconnets où, dans certaines scènes, apparaissent les conseillers de la reine ou le chœur. Au centre du plateau trois grands arcs sur des plateformes tournantes qui se mettent dans différentes positions. Au-dessus un grand cercle suspendu avec deux globes qui parfois monte, parfois descend, évoquant l’univers et l’empire britannique en expansion. Dans ce dispositif sobre et très fonctionnel, les splendides costumes constituent en soi des éléments scénographiques.  Élisabeth en majestueuse robe d’apparat et couronne sur sa perruque rousse, apparaît dans la scène où Essex la surprend dans son alcôve, vêtue juste d’une chemise de nuit, sans perruque, sans ornements, comme mise à nue, sans le masque protecteur du pouvoir.

Les seuls éléments scénographiques sont : un siège qu’on apporte pour la reine, au centre du plateau, une petite plateforme ronde qui se soulève, servant de siège, de table dans la scène de la condamnation à mort d’Essex et une table avec des bancs dans la scène de la taverne. L’excellente direction du jeu des interprètes, un peu décalé du réalisme, mais expressif, le traitement des scènes intimes et chorales, le travail très efficace et très plastique d’éclairage qui crée des ambiances et focalise des situations, sont les grandes qualités de la mise en scène, d’une extraordinaire théâtralité, de David McVicar.

Sans aucun doute cette remarquable production, sobre, belle, s’inscrira en lettres majuscules dans l’histoire des représentations de Gloriana.

Crédit photo: Teatro Real

Constructeur d’espaces pour l’imaginaire / Entretien avec Jean-Guy Lecat

La trajectoire de Jean-Guy Lecat, architecte, scénographe, collaborateur et complice artistique, entre autres de Jean-Marie Serreau, Jean-Louis Barrault et, pendant 24 ans, de Peter Brook, est en même temps celle d’un réformateur, transformateur et créateur génial de lieux et d’espaces théâtraux dans le monde entier. Peter Brook, « promoteur » de l’espace vide, avait dit : « l’imaginaire n’a pas d’espace». Le défi de Jean-Guy Lecat est d’en créer, qui, avec quelques indices ou éléments, génèrent l’imaginaire du spectateur.Irène Sadowska – En quoi votre regard de créateur d’espace influence-t-il votre conception de la scénographie ?

Jean-Guy Lecat – Les deux se nourrissent l’un de l’autre. J’ai travaillé, avant ma longue collaboration avec Peter Brook, avec des gens de théâtre qui recherchaient l’efficacité à travers la simplicité. Avec Beckett, Jean-Louis Barrault qui a étudié l’architecture et surtout Jean-Marie Serreau qui était architecte. C’est très étonnant, dans le théâtre il y a beaucoup d’artistes qui ont d’abord voulu être médecin ou architecte. Jean-Marie Serreau cherchait la relation la plus simple possible avec le public : très peu de décor, d’images, de lumière, juste les choses efficaces pour concentrer l’attention sur les acteurs porteur du texte et de l’histoire et il m’a beaucoup influencé. Ce qui est le plus important au théâtre c’est d’abord l’idée, puis le texte avec les acteurs et le public ainsi que les costumes et la lumière et enfin,àa la fin, l’espace qui contient le spectacle et le public. Pas forcément un décor. Le travail avec Jean-Marie Serreau, qui était acteur, metteur en scène, décorateur et architecte, m’a appris énormément. Il avait toujours en tête l’organisation du public, non pas sur le schéma d’un côté le public et de l’autre le spectacle, mais en cherchant à inventer d’autres configurations exactement ce que Peter Brook m’a demandé de faire lorsque je l’ai rencontré. Actuellement, je suis en train de créer de nouvelles salles au-dessus du Teatro Cervantès à Buenos Aires et je pense d’abord à la relation entre le public et l’artiste, ensuite j’organise les murs.

I. S. – Vous avez transformé, réhabilité et créé énormément de lieux de théâtre. Quels sont vos critères dans ce travail de transformation ou d’adaptation de lieux ?

J. – G L. – Oui j’ai transformé environ 200 lieux ou espaces urbains pour Peter Brook, il n’y a pas de critères généraux, à part des paramètres propres aux conditions de la représentation théâtrale, comme entre autres le silence et l’acoustique.

Quand j’ai transformé en lieu de représentation le Marché aux Fleurs (Mercat de les flors) à Barcelone, il a fallu couper la circulation dans les rues autour pour avoir le silence. En Australie, au festival d’Adélaïde, pour les mêmes raisons, on a modifié les procédures d’atterrissage des avions et à Düsseldorf on a écarté les trains du lieu de représentation. Mes principes, quand je visite un espace, sont : primo, l’organisation de la relation public/artistes, secundo, la réformation ou l’adaptation du lieu. En transformant l’ancien Matadero (l’Abattoir de Madrid) en salles de théâtre, j’ai essayé d’utiliser le lieu pour ce qu’il est, pour ce qu’il propose. Comme dans la conception de nouveaux lieux ou la récupération des existants, dans la scénographie, il faut avoir cette intelligence d’utiliser et d’adapter les espaces, plutôt que de penser qu’il faille automatiquement construire un décor. C’est cela aussi l’intérêt de jouer dans un lieu qui ne soit pas un théâtre. Le Théâtre des Bouffes du Nord à Paris en est un des exemples. On n’a pas besoin d’y construire un décor, ce théâtre lui-même est un décor. De cette façon le public est dans le décor et participe.

I. S. – Vous entendez la scénographie fondamentalement en termes de création de l’espace de représentation et non pas de décor…

J. – G L. – Je n’aime pas beaucoup cette idée de décor. Décorer, c’est une vision artificielle, une sorte d’illustration de ce qui est dit, comme on le voit trop souvent aujourd’hui avec des projections le plus souvent inutiles. Créer un espace c’est aussi le limiter, l’adapter, l’orienter en fonction du spectacle et de l’acoustique. Il y a une chose très importante que l’on voit dans la vie et dont on doit tenir compte au théâtre : l’œil et le cerveau ne voient pas les choses nécessairement comme elles sont. Au théâtre, s’il y a un obstacle, comme le cadre de scène, tout ce qui se passe derrière paraît loin. L’œil observant décide que c’est loin même si cela n’est pas vrai. J’ai fait beaucoup d’expériences avec mes étudiants dans des workshops, où l’on explore l’espace. En plaçant un étudiant dans un angle ou dans différentes positions dans l’espace, on voit qu’à la même distance, quelqu’un peut paraître plus près ou plus loin, plus grand ou plus petit. Par exemple si on met un acteur dans un angle, il paraît plus petit à cause de la perspective alors qu’il est tout près. Mon travail consiste aussi à jouer avec ces choses-là et faire en sorte que les acteurs paraissent grands, beau et proches du public.

I. S. – Comment choisissez-vous l’esthétique pour vos scénographies ?

J.- G L. – Premièrement j’écoute le metteur en scène qui, après avoir lu et travaillé sur le texte, a une certaine vision de la pièce, des images qui ont surgi pendant sa lecture. Par exemple, si l’on fait Shakespeare : dans quelle époque le situe –t-on ? au XVIe s., au XIXe s. ou bien aujourd’hui. C’est important parce qu’il y a des pièces de Shakespeare qui, en costumes et dans un cadre contemporain, ne fonctionnent pas et d’autres comme Le Roi Lear qui ont une dimension intemporelle. Le Roi Lear est une parabole sur des gens bouffis d’orgueil qui s’aveuglent et ne voient pas la réalité. C’est très contemporain ! Antigone de Jean Anouilh, tout comme des figures du théâtre grec antique, d’ailleurs pour la plupart des femmes, ont ce potentiel métaphorique, exemplaire, quelle que soit l’époque, de représenter des conflits opposant l’individu à la société, à la loi établie etc. Ces pièces se prêtent parfaitement à des lectures contemporaines. Donc, l’important pour moi est d’écouter le metteur en scène, de comprendre sa vision de la pièce. Après, la question est : de quoi a-t-on besoin ? En réalité quand on regarde bien, presque tous les textes de théâtre, n’ont besoin de rien. Si on a besoin du décor, c’est parce qu’il y a des choses qu’on n’arrive pas à développer uniquement avec le texte et les acteurs ou bien pour limiter l’espace. Dans El Concierto de San Ovidio par exemple, j’ai limité la scène avec un décor très sobre, de façon à laisser de l’espace pour l’imaginaire du public. Les différents lieux, rue, hospice maison se différencient seulement par leurs proportions et un détail. Si l’on est trop réaliste, si l’on apporte trop de choses, on tue l’imaginaire. Il faut choisir le minimum d’éléments : ouvertures par lesquelles les acteurs pénètrent sur scène ou sortent, se cachent, etc. Ensuite on développe cela sur le plan esthétique. Par exemple, moi j’aime beaucoup faire des décors très hauts parce qu’ils rapprochent les acteurs du public.

I. S. – Le compagnonnage artistique, de 24 ans, avec Peter Brook, l’homme de « l’espace vide », était une grande école pour vous. Dans son théâtre, comme dans un jeu d’enfants, deux ou trois objets suffisaient pour créer un lieu, mieux le monde. Quels en ont été les enseignements essentiels ?

« Ubu roi » mise en scèn de Peter Brook

J. – G L. – Peter Brook a vidé l’espace recourant au minimum d’éléments qui font fonctionner l’imaginaire du spectateur par leur potentiel poétique et évocateur. Dans Ubu roi par exemple, il n’y avait que trois briques et un feu avec trois acteurs blottis derrière pour donner l’idée d’un village. Et lorsque qu’Ubu monté sur un grand touret arrive on voit immédiatement la sauvagerie d’un tank et qui écrase tout et on pense aux chars chinois à Pékin ou russes à Prague. L’image est forte et paraît simple, mais derrière il y a un grand travail de collaboration entre la lumière, les costumes, le décor et les acteurs. C’est un travail de compagnie où tout se crée conjointement dans le processus de travail. Aujourd’hui ce type de travail est quasiment impossible. Le metteur en scène engage des acteurs, travaille de son cotée et le décor se fait indépendamment du travail des acteurs. Avec Peter Brook on faisait tout ensemble. Le premier jour des répétitions rien n’existait, tout s’inventait petit à petit dans le processus de création. Mais cela n’est possible que quand on a du temps et une compagnie et qu’on veut faire des choses fortes et simples. J’ai été engagé par Peter Brook pour six mois, je suis resté 24 ans, parce qu’on a découvert qu’on avait beaucoup de choses à partager. Pour ma part, j’avais l’expérience de 10 ans de travail avec un architecte Claude Perset, mais aussi avec Jean-Marie Serreau, Jean-Louis Barrault, La MaMa de New York et d’autres, à créer des espaces de théâtre. Brook avait cette vision du travail théâtral qui se fait dans une complicité créatrice, de façon artisanale, dans une recherche de simplicité et d’efficacité. En s’installant dans le théâtre des Bouffes du Nord, que tout le monde voulait restaurer, Brook a décidé de l’utiliser tel qu’il était avec ses traces de vie, ses traces du passé. Si bien qu’on ne pouvait pas ensuite jouer nos spectacles dans des lieux conventionnels. Par exemple, il était impossible de jouer notre Ubu roi sur une scène à l’italienne. Et comme nos spectacles tournaient énormément dans le monde, il fallait toujours chercher des espaces adéquates. Je me souviens de nos grandes tournées, aux États-Unis avec Les Iks de Colin Turnburn en 1976, avec Carmen 800 fois, Ubu roi et d’autres partout dans le monde.

Ces spectacles, très particuliers, comme Le Mahabharata, ne pouvaient pas se donner sur des scènes traditionnelles, de sorte qu’on a trouvé des espaces dont beaucoup sont devenus depuis des lieux permanents de spectacle, comme par exemple le Réservoir de gaz à Copenhague, les dépôts de trams a Glasgow ou Frankfurt ou la carrière Boulbon en Avignon où nous avons créé le Mahabharata. Ce qui est important avec P. Brooks, c’est la dimension universelle de son travail. Si bien que les lieux que nous avons transformés, pouvaient être aussi utilisés ensuite par d’autres. Par exemple le theatre Harvey/Majestic à Brooklyn, que nous avons transformé, est toujours utilisé pour les des spectacles de théâtre, d’opéra et de danse. 

I. S. – Pouvez-vous commenter votre compagnonnage artistique, de plusieurs années, avec Joaquim Benite, disparu en 2006, metteur en scène, fondateur en 1984, du Festival d’Almada et premier directeur du Théâtre Municipal d’Almada, inauguré en 1988, à la construction duquel vous avez également contribué ?

J.- G L. – Avec Joaquim Benite c’était plus qu’une complicité artistique, c’était une amitié profonde. Je l’ai connu quand nous avons joué dans son festival un spectacle de Peter Brook. Dans son bureau il m’a montré les plans du théâtre d’Almada qu’on construisait pour lui et dans lesquels un certain nombre de choses n’allaient pas. Finalement, avec les architectes, nous avons modifié le projet du théâtre qui est devenu très fonctionnel et qui marche bien. Le Théâtre et le Festival, fondés par Benite, sont aujourd’hui menacés par les coupes budgétaires du Ministère de la Culture portugais.

Ensuite, nous avons fait avec Joaquim Benite un ou deux spectacles tous les ans. Nous avons toujours essayé de travailler avec des formes très simples. Ce qui me plaisait dans cette collaboration c’était l’esprit de compagnie. Benite travaillait pratiquement toujours avec les mêmes artistes, si bien qu’il s’était créée entre nous une complicité, un esprit de famille. De plus son théâtre avait sur place un atelier de construction du décor, de sorte qu’on pouvait développer le projet, y compris la conception de la scénographie, au fur et à mesure de la recherche avec les acteurs.

I. S. – Outre le théâtre, vous avez créé beaucoup de scénographies pour des opéras et des ballets. L’approche de l’espace est-elle différente ?

J. – G L. – C’est très différent. D’abord parce que dans l’opéra les chanteurs ne peuvent pas occuper toute la scène. À environ 7 mètres du devant de la scène on ne les entend plus bien, d’autant qu’en plus, ils chantent devant 60 ou 80 musiciens avec des chœurs qui bougent derrière eux. À l’opéra on a cette contrainte de la voix et de la musique. De plus les développements de l’histoire sont beaucoup plus simples et plus courts qu’au théâtre. Il est plus facile de se passer de décor au théâtre qu’à l’opéra. Beaucoup de scénographes et de metteurs en scène utilisent maintenant la vidéo à l’opéra comme dans les ballets où cela se fait depuis longtemps comme avec Merce Cunningham. Et cela marche très bien, la vidéo est en mouvement sur les danseurs qui sont eux-mêmes en mouvement. Par contre au théâtre la vidéo risque de faire disparaître l’acteur. Quand un acteur joue, dit son texte, s’il y a une vidéo derrière lui, le spectateur va regarder automatiquement l’image et se désintéresser du texte. À l’opéra la présence du chanteur est portée par la musique, et tout le monde est sensible à la musique, alors qu’au théâtre le texte n’a pas cette faculté. La danse, c’est encore autre chose. D’abord, parce qu’il faut laisser l’espace vide pour les danseurs et puis, on n’a pas vraiment besoin d’illustrer de la même manière l’histoire qui d’ailleurs n’est pas toujours bien racontée. Très jeune, j’ai participé, en tant que régisseur du Festival d’Avignon, au travail de Maurice Béjart, ses créations sur la musique de Pierre Henry, dont, en 1969, La reine verte avec Maria Casarès. Il n’y avait pas de décor, uniquement l’espace très beau du Palais des Papes, occupé par Casarès dans une robe gigantesque et des danseurs. Chez Béjart il n’y avait presque jamais de décor. La danse n’en a pas besoin. Par contre, on peut utiliser énormément la vidéo et la lumière. Je pense que le futur, dans le théâtre comme dans la danse, c’est la lumière qui a fait des progrès extraordinaires. La lumière peut devenir une source de décor, d’espace.

I. S. – En travaillant avec Mario Gas vous avez retrouvé cette complicité créatrice et l’esprit de famille que vous aimiez dans le travail avec Brook. Pour la mise en scène du Concierto de San Ovidio vous avez conçu un espace abstrait, polyvalent. Comment cette option scénographique s’est-elle imposée ?

« Concierto de San Ovidio » mise en scène de Mario Gas

J.-G. L. – On a besoin dans cette pièce de quatre espaces contradictoires : une rue, un salon dans une maison bourgeoise, une salle de l’hospice et une baraque de foire où l’orchestre des aveugles répète et présente leurs spectacles. La scène du Teatro Maria Guerrero est petite, elle n’a pas de profondeur ni de dégagements, de sorte qu’on ne peut y avoir quatre décors autonomes. De plus, je n’aime pas cela. Les changements de décors différents prennent du temps et allongent le spectacle. C’est très ennuyeux quand on est obligé de baisser rideau et que les spectateurs entendent des bruits sur la scène. Je préfère avoir un espace qui se développe et qui se transforme a la vue du public. Pour El concierto de San Ovidio j’ai cherché une forme simple, c’est-à-dire, des murs dont les proportions peuvent donner l’idée d’un appartement ou d’un hospice, avec juste quelques détails, des lumières différentes et un rideau. J’aime beaucoup travailler avec les rideaux, qui permettent, en quelques secondes, de faire différents espaces, pendant que les acteurs continuent de jouer.

I. S. – Votre scénographie abstraite contraste, dans El concierto de San Ovidio, avec des costumes réalistes…

J.-G. L. – Les costumes réalistes indiquent l’époque et le lieu, XVIIIe s, où se passe l’action. Le texte aussi. Donc, ce n’est pas nécessaire de le montrer dans le décor. D’autant que l’histoire racontée est traitée comme une parabole. Si on la situe dans son cadre historique, on la réduit à une anecdote. Ma scénographie n’est pas abstraite dans le sens de la peinture abstraite mais au sens qu’on peut y jouer toutes les situations et toutes les époques. Elle contient non seulement le double langage de l’auteur qui recourt à cette histoire du XVIIIe s. pour parler de son époque, mais aussi notre époque actuelle. Ainsi, le décor crée-t-il un passage entre le XVIII, l’auteur et nous. Avec Mario Gas tout a été décidé très vite. C’est très facile de travailler avec quelqu’un d’intelligent et dont on connaît déjà la démarche, la façon de voir les choses. Une fois la maquette prête, j’ai laissé dans le décor des espaces transformables, qui permettaient, dans le processus de travail avec les acteurs, d’ajouter des éléments nécessaires : portes, trous pour la lumiere….ou de supprimer ce dont on n’avait finalement pas besoin. C’est une sorte d’écriture dans l’espace qui se fait ensemble avec toutes les composantes du spectacle : espace, acteurs, texte, lumière, sons, vidéo et musique.

 

La musique insoumise de Antonio Buero Vallejo

Du 23 mars au 20 mai 2018Centro Dramático Nacional, Madrid

El concierto de San Ovidio(Le concert de San Ovidio) de Antonio Buero Vallejo

mise en scène Mario Gas, scénographie Jean-Guy Lecat;production du Centro Dramático Nacional  avec la collaboration de la Real Academia Español

El concierto de San Ovidio de Antonio Buero Vallejo, (1916 – 2000), auteur emblématique du théâtre espagnol du XXe s., fait partie de son théâtre combatif et subversif, écrit sous la dictature, dans lequel, pour tromper la censure, Buero Vallejo recourait à la métaphore ou à la parabole. Dans El concierto de San Ovidio, écrite et créée en 1962, l’événement qui eut lieu à Paris en 1771 lui sert de parabole pour parler de l’oppression franquiste en Espagne.

Cette pièce avec 28 personnages, nécessitant d’importants moyens scéniques, n’a pas été montée depuis sa dernière mise en scène en 1986. Deux ans après la célébration du centenaire de la naissance de Buero Vallejo, Mario Gas, metteur en scène renommé, monte El concierto de San Ovidio au Centre Dramatique National de Madrid, en ressortant, avec pertinence, dans sa lecture de la pièce, son actualité politique, sociale, humaine et avant tout sa dimension métaphorique, intemporelle et universelle. Pour cette production, Mario Gas s’est entouré d’artistes d’exception, en faisant appel pour la scénographie à son complice artistique, le scénographe et architecte français Jean-Guy Lecat, transformateur, entre autres, de l’ancien Matadero (Abattoir de Madrid) en salles de théâtre, inauguré en 2007 avec sa scénographie pour Mahagony de Brecht mise en scène par Mario Gas. L’argument de El concierto de San Ovidio s’inspire d’un fait historique réel : Valentin Haüy, philanthrope français, assiste en 1771 à Paris à une représentation de jeunes aveugles dans la foire de Saint Ovide, sur la place Louis XV, actuellement place de la Concorde. Indigné par les réactions du public qui se moque des aveugles, Valentin Haüy, proteste contre leur exploitation et leur humiliation par l’entrepreneur de ce spectacle. Quelques années plus tard, il fonde l’École pour les Jeunes Aveugles et invente pour eux une méthode d’apprentissage de la lecture et de la musique. 

Buero Vallejo situe l’action de sa pièce à Paris en 1771. Un riche négociant, Valindin, qui prétend être un philanthrope, rend visite à l’hospice des Quinze Vingt pour les aveugles où, pour 200 livres, la Prieure de l’hospice lui confie six mendiants aveugles pour organiser avec eux des concerts dans la foire de Saint Ovide. La philanthropie de Valindin consiste à tirer le maximum de bénéfices en ridiculisant les aveugles, en les exhibant de foire en foire, comme des animaux de cirque. L’entreprise de Valindin prospère, jusqu’à ce que le jeune musicien aveugle, David, se rebelle, en se rendant compte que le patron de l’orchestre des aveugles les exploite et ridiculise en les transformant en clowns. Sur ce conflit se greffent d’autres dans les relations entre les protagonistes : amour, désamour, domination, vengeance qui conduit à l’assassinat. Antonio Buero Vallejo utilise cette histoire de 1771 comme parabole de la situation espagnole sous la dictature, en dénonçant la soumission aveugle des Espagnols au régime oppressif, basé sur l’exploitation et l’humiliation des faibles et des exclus, mais aussi releve la capacité de certains d’entre eux à se rebeller contre leur utilisation mercantile.

Cette parabole avec sa dimension intemporelle et universelle, fonctionne parfaitement dans le monde actuel. Dans sa mise en scène, Mario Gas conserve le cadre historique de l’action de la pièce, parabole à la fois de l’époque de Buero Vallejo et de la nôtre. Il évite tout historicisme et naturalisme en allant à l’essentiel. Il procède à des coupes dans le texte en le dépouillant aux éléments étroitement liés aux années 1960. Ainsi le petit orchestre des aveugles, manipulé par Valindin, représente-t-il la société de n’importe quelle époque, la nôtre inclue, manipulée et trompée par le pouvoir et ses intérêts. En totale adéquation avec la lecture de la pièce de Mario Gas, Jean-Guy Lecat a conçu une scénographie instantanément transformable, magique, qui permet de situer quatre lieux de l’action : le couvent des Quinze Vingt, la maison de Valindin, la baraque de foire, une rue. Le dispositif scénique mobile, très efficace, est composé de deux hauts murs latéraux qui se déplacent, créant des espaces intérieurs et extérieurs. Au fond, des vitrages suspendus aux cintres. Une plate-forme mobile qui se déplace du fond jusqu’au proscenium sert à placer l’orchestre des aveugles dans divers lieux de la scène. Au premier plan, un rideau blanc, qui s’ouvre et se ferme, sert pour créer la scène des ombres chinoises et pour les projections des images de la foire, de l’intervention de Valentin Haüy indigné par le traitement des aveugles.Dans le final les acteurs s’alignent devant ce rideau sur lequel on projette le discours de Valentin Haüy, 30 ans après les événements racontés, qui résonne comme la voix de la conscience sociale revendiquant la dignité des aveugles.

Une table, quelques chaises, sont les uniques objets qui apparaissent dans les scènes dans la maison de Valindin. Dans la scène de la baraque de foire, arrivent sur scène, pour le spectacle des aveugles : lutrins, chaises, violons et un énorme paon. Les costumes d’Antonio Belart sont stylisés sur ceux de l’époque. Pour leur représentation, les aveugles sont déguisés en robes bleu et blanc avec de longs chapeaux clownesques. Le réalisme des costumes contraste avec l’esthétique abstraite de la scénographie, qui marque les lieux sans les représenter de façon naturaliste. De sorte que l’attention du spectateur est concentrée sur la présence et le jeu des acteurs.

Il y a une véritable osmose entre la vision scénographique, les éclairages, la musique et les projections, consubstantiels de la dramaturgie scénique. En recourant aux projections pour les scènes collectives (video Álvaro Luna), Mario Gas met en scène la pièce avec seulement 14 acteurs, ce qui lui permet aussi de donner plus d’intensité aux conflits entre les personnages. La scène de l’assassinat de Valindin par David est représentée en ombres chinoises : on voit leurs silhouettes derrière le rideau blanc. Gas imprime un rythme impeccable à sa mise en scène, marque les tensions dramatiques, relève, avec intelligence et subtilité, le comique teinté d’amertume dans les situations d’humiliation des aveugles, leur naïveté, leur impuissante résignation avec laquelle ils acceptent leur destin. Seul David, interprété brillamment par Alberto Iglesias, mû par son amour pour Adriana, la femme de Valindin, et sa passion pour la musique, «ouvre les yeux» et se rebelle contre sa condition d’un être exploité, utilisé et ridiculisé, en revendiquant sa dignité. Mais, la vengeance, l’assassinat de l’oppresseur, lui permettent-ils de la récupérer ?

David, trahi par son compagnon aveugle, finira pendu. Son geste ne libère personne, n’incite pas non plus à se révolter la communauté aveugle qui ne pense qu’à survivre. Il n’y a aucun psychologisme dans l’interprétation d’Alberto Iglesias, ni des autres acteurs, tous excellents exécutants de la musique mélancolique de Buero Vallejo, dans laquelle pourtant résonne quelques notes d’espoir. Information sur le site

Crédit photo: Centro Dramático Nacional

Le nouveau projet  pour le Festival Internacional de Teatro Clasico de Almagro

Entretien avec Ignacio Garcia, directeur du Festival 

La programmation complète sur le site du festival à partir de 16 avril

       

       Nommé en octobre 2017 directeur artistique du Festival International de Théâtre Classique d’Almagro Ignacio Garcia а fêté ensemble avec le festival, 40 ans. Sous sa direction le Festival met cap au monde comme promoteur du patrimoine théâtral du Siècle d’Or en y incluant la littérature et le théâtre produits à cette époque en Amérique latine. Un Festival qui devient le croisement des regards sur le Siècle d’Or depuis les cultures, langues et traditions théâtrales du monde.Sans aucun doute Ignacio Garcia, avec sa vaste connaissance du théâtre classique et son expérience de la scène internationale, est-il un homme providentiel pour le Festival d’Almagro où il a travaillé, comme metteur en scène et concepteur de musique, dans 14 éditions en 20 ans.

Irène SadowskaTa direction du Festival d’Almagro représente-t-elle un changement radical de la philosophie des programmations ou s’agit-il simplement de les adapter à ton projet artistique ? Quelles sont les grandes lignes de ton projet pour le Festival ?

Ignacio Garcia – Ce n’est pas tout à fait un changement radical mais plutôt une réorientation résolue. Natalia Menendez  et son équipe ont fait un excellent travail en créant entre autres la Fondation du Festival, de sorte que nous avons désormais une certaine indépendance de gestion. Le grand mérite de Natalia était de laisser le Festival sans déficit, mieux, dans une très bonne situation financière. Il y a des lignes impulsées par Natalia  Menendez, comme l’ouverture au jeune public et aux nouveaux créateurs que nous allons maintenir absolument. Tout comme la présence de la Compañia Nacional de Teatro Clasico qui est un axe fondamental de la programmation, la participation du Musée National du Théâtre avec des expositions, les Journées du Théâtre Classique de Castilla et la Mancha organisées depuis 26 ans. Tout cela constitue une ligne patrimoniale. Ce que je veux c’est d’étendre la vision du Siècle d’Or. Il y aura moins de Shakespeare et de certains autres auteurs étrangers pour donner plus d’espace aux auteurs autochtones. Par exemple cette année on va célébrer le 400e anniversaire de naissance de Agustin Moreto, un des plus importants auteurs du Siècle d’Or, après Lope de Vega, Calderón et Tirso de Molina. Agostin Moreto malheureusement reste peu connu. Si nous à Almagro ne donnons pas un coup de projecteur sur son œuvre, personne ne le fera. Je veux que le Festival contribue à enrichir l’écosystème théâtral en proposant une diversité de regards, les nôtres et ceux des étrangers, sur les classiques, à travers les diverses versions, qu’elles soient très modernes ou plus classiques, dramatiques ou comiques. Un autre de mes objectifs est d’amplifier la connotation du Siècle d’Or à la littérature mystique espagnole, unique au monde, à la littérature picaresque, à certains phénomènes artistiques espagnols qui ne sont pas purement théâtraux.

I. S.Un des grands défis de ton projet est de renforcer l’identité internationale du Festival et sa présence dans le monde. Avec quels moyens et quelles stratégies vas-tu le réaliser ?

I. G. -Le patronage du Festival m’a offert sa direction en connaissant ma trajectoire avec le répertoire classique espagnol à l’étranger et en me demandant de renforcer sa présence dans le monde. Pour y arriver le Festival doit proposer des choses que l’on ne peut pas voir dans d’autres festivals. Notre proposition est qu’en quatre semaines le public puisse voir tout le Siècle d’Or. Par exemple cette année Calderón, Lope de Vega, Cervantès, Sor Juana de Ines, Agustin Moreto, Juan Ruiz Alarcon, Fray Luis de Leon, Santa Teresa, Maria de Zayas, certains de ces auteurs peu connus ne sont jamais représentés. Je veux donner une vision très vaste de ce répertoire classique que nous partageons avec l’Amérique latine. De fait, l’Amérique latine va être un axe fondamental d’aller et retour : des compagnies d’Amérique latine viendront à Almagro avec des productions de classiques du Siècle d’Or et réciproquement certaines productions du Festival iront là-bas. Nous voulons susciter ainsi une réflexion sur ce que signifie la langue espagnole ici et là-bas. Comment on parle l’espagnol au Mexique, comment dit-on les vers de Lope de Vega ou de Calderón en Colombie, en Argentine ou au Pérou ? Je veux que le Festival d’Almagro défende le patrimoine. Comme n’importe quelle compagnie dans le monde aspire à aller avec son Shakespeare à Stratford, de même que n’importe quelle compagnie du monde qui crée Moreto ou Calderón puisse venir avec son spectacle à Almagro. C’est la meilleure façon de renforcer l’identité internationale du Festival. Cette année nous présenterons le nouveau projet du Festival et sa programmation en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Europe pour que les artistes, les compagnies, les journalistes et les spectateurs à l’étranger connaissent ses objectifs.

I. S. – Comment l’édition 2018 reflète-t-elle ton nouveau projet pour le Festival ?

I. G. – Je veux que cette première année soit très symbolique de l’esprit du Festival. La présentation va coïncider avec le 400e anniversaire de naissance de Moreto. Nous donnons dans la programmation beaucoup d’importance aux liens très forts avec la Compañia Nacional de Teatro Clasico. Le Prix du Festival sera plus étroitement lié avec le Siècle d’Or. Je souhaite qu’en lisant le programme du Festival les gens comprennent immédiatement que nous sommes dans l’espace hispanique du XVIe et XVIIe s, incluant les œuvres des auteurs qui ont écrit au Mexique, en Colombie, au Pérou. Par exemple au Pérou il y avait une littérature écrite dans un mélange d’espagnol et de quetchua. Cela est aussi un patrimoine que nous voulons valoriser et faire découvrir. Il s’agit d’inverser la direction de la colonisation. Pendant 500 ans nous avons amené là-bas notre culture et notre théâtre. À la colonisation nous allons substituer le dialogue d’égal à égal, par exemple cette année avec la Colombie, premier pays invité qui aura une présence très ample : spectacles de théâtre, concerts, expositions, livres. De sorte que le public pourra avoir une vision plus panoramique et profonde de la culture colombienne. Chaque année nous inviterons un autre pays latino-américain en ouvrant ainsi les frontières et en créant des ponts culturels.

I. S. – Tu es un metteur en scène prolifique qui ne cesse de multiplier chaque année ses travaux en Espagne et à l’étranger. Comment vas-tu concilier les responsabilités de directeur du Festival d’Almagro avec tes engagements de metteur en scène ? Vas-tu t’impliquer dans la programmation du Festival en mettant en scène une pièce ?

I. G. – Obligatoirement j’ai dû annuler plusieurs de mes mises en scène au Mexique, en Jordanie, en Finlande. Je vais faire moins de mises en scène en maintenant en particulier des projets ayant à voir avec le Siècle d’Or, en profitant de mon travail en dehors d’Espagne pour me faire l’ambassadeur du Festival. Par exemple les liens et les contacts que nous avons avec les théâtres et les festivals en Amérique latine résultent de mon travail pendant plusieurs années là-bas. Quant à mettre en scène une pièce dans le cadre de la programmation du Festival, pour le moment nous n’avons pas de moyens pour produire nos propres spectacles.

I. S. – Comment ton travail à l’étranger va-t-il renforcer l’impact international du Festival ?

El Quijote Kathakali

I. G. – En continuant à faire des spectacles avec des textes du Siècle d’Or dans d’autres pays il est probable que certains d’entre eux pourront venir à Almagro, de même que certains spectacles du Siècle d’Or créés par d’autres metteurs en scène. Nous avons également des projets communs avec des théâtres et des festivals à l’étranger, par exemple en Pologne, au Portugal, en Estonie. Il y a des projets de création de textes du Siècle d’Or dans plusieurs pays : aux États-Unis, en Angleterre, au Mexique, en Argentine, en Inde, que j’aimerais relier avec notre Festival en les faisant venir à Almagro. Le spectacle El Quijote Kathakali que j’ai fait en Inde avec les acteurs autochtones, une coproduction avec le Festival d’Almagro, va aller cette année au festival de Guanajuato. Nous sommes en train de faire avec plusieurs festivals du monde un accord de collaboration, de sorte qu’une partie de la programmation d’Almagro soit présentée dans ces festivals. Mon ambition est de faire du Festival d’Almagro un point névralgique du théâtre du Siècle d’Or où vont converger et se croiser les différentes visions et lectures des classiques depuis des cultures très diverses. J’ai parlé avec une magnifique metteur en scène australienne sur une possibilité de faire Fuente Ovejuna de Lope de Vega avec les aborigènes australiens.

I. S. – Les spectateurs locaux représentent une partie importante du public du festival. Les municipalités de la région ont développé, ensemble avec le Festival, une politique en faveur du théâtre. La dernière édition du Festival, sous la direction de Natalia Menendez, avait comme devise « respirer le théâtre », ce qui veut dire aussi impulser au Festival un nouveau souffle en intensifiant les relations avec son public, en particulier celui de proximité…

I. G. – Almagro reflète les transformations des municipalités à travers la culture. Le Festival leur a apporté une richesse immatérielle et spirituelle énorme. Les adultes et les enfants des autres villes et villages de la Mancha ont vécu ensemble depuis 40 ans avec les acteurs, ont pu voir chaque soir un spectacle différent et rencontrer dans les rues des artistes internationaux comme Vanessa Redgrave, Michel Piccoli, des acteurs de la Comédie Française, du Piccolo Teatro de Milan, de la Royal Shakespeare Compagny ou de la Schaubühne. C’est impressionnant que par cette petite ville a passé le monde entier théâtral. C’est pour cela que ce public est fondamental. Notre offre est très globale et très éclectique avec des spectacles nationaux, internationaux mais aussi des groupes de théâtre ou de musique régionaux. De sorte que les artistes et les spectateurs étrangers peuvent découvrir notre culture populaire. Nous allons envahir toute la ville : places, rues, jusqu’à la piscine municipale, avec des spectacles, livres, lectures publiques de textes du Siècle d’Or. Qu’on puisse entendre des vers de Cervantès, de Tirso, de Sor Juana dans les marchés et dans d’autres lieux de la ville. Un appui de la Deputacion Provincial de Ciudad Real qui, comprenant que Festival à Almagro est un privilège que les autres villes n’ont pas, aide non seulement les déplacements des habitants de ces villes au Festival mais aussi l’achat de billets de théâtre. Plusieurs acteurs, auteurs, créateurs de lumière, sont originaires de La Mancha. Nous souhaitons que cela soit aussi une raison d’orgueil local.

« Enrico VIII » d’ après « La cisma de Inglaterra »  de Calderon.                                                                  Mise en scène de Ignacio Garcia

I. S.Le Festival offre non seulement une grande diversité de lectures et d’approches scéniques des classiques mais aussi une perspective sur l’évolution des regards sur le Siècle d’Or. Dans ce sens, il est à la fois une mémoire du théâtre et la « fabrique » du présent et de l’avenir, avec de nouvelles propositions scéniques. Vas-tu réserver plus de place à ces propositions novatrices, parfois polémiques, provocatrices ?

I. G. – Sans doute. Je souhaite que les approches des classiques soient très diverses et très contemporaines, qu’on fasse par exemple Calderón avec du hip-hop ou avec la musique et la danse, ou que quelqu’un danse sur les poèmes de Sor Juana de Inès. De fait, le théâtre du Siècle d’Or est un spectacle intégral, comme le baroque français, où la musique, le chant et les paroles forment un tout. Ce qui est intéressant c’est la confrontation des regards différents : contemporain et plus classiques, sur notre patrimoine. Par exemple la Compañia Nacional de Teatro Classico vient cette année avec six productions dont certaines sont des traitements assez osés de ce répertoire. De Colombie viennent des versions très tropicales de Cervantès, de Calderón et de San Juan. Je crois que Almagro est très représentatif des transformations qu’a vécu notre pays durant les 40 dernières années sur le plan politique, social et culturel.

I. S. – Natalia Menendez a intégré dans le Festival une partie plus théorique, critique, de réflexion sur le théâtre et les spectacles de la programmation. Ces rencontres jusqu’à présent spécifiquement professionnelles, ne devraient-elles pas s’ouvrir aussi au public initié afin qu’il participe au débat ?

I. G. – Nous conserverons certaines rencontres en modifiant la forme des autres. Ainsi les Journées de théâtre de Castilla et La Mancha seront-elles dédiées cette année à Agustin Moreto et à son œuvre. Je suis d’accord qu’il faut intégrer le public le plus possible dans la réflexion et le débat sur la création artistique. Je pense également que des rencontres dans lesquelles participeraient les critiques et les artistes pourraient nous aider à mieux connaître et comprendre la pratique théâtrale. De même j’aimerais qu’il y ait des journées ou des rencontres auxquelles participeraient les critiques, les artistes et le public, dédiées à la réflexion sur un thème ou une réalité théâtrale particulière. Par exemple : pourquoi à l’étranger on ne joue pas plus Calderón malgré la qualité indiscutable de ses œuvres ? Est-ce parce qu’il est mal traduit ? Parce qu’il est mal diffusé ? Parce qu’on a vendu l’image de Calderón contre réformiste ? Pourquoi les Britanniques ont-ils réussi à porter Shakespeare dans le monde entier ? Pourquoi nous ne savons pas valoriser et promouvoir notre patrimoine culturel ? Il y a plusieurs autres thématiques intéressantes à traiter, comme celle de la pensée philosophique dans les œuvres de certains auteurs du Siècle d’Or où celle de la présence et de l’apport des femmes auteurs, actrices et metteurs en scène au théâtre de cette époque, ce qui est un phénomène spécifiquement espagnol.

Note

Né en 1977 à Madrid Ignacio Garcia, formé à l’École Royale Supérieure d’Art Dramatique à Madrid, a débuté comme metteur en scène en 1996 au théâtre en montant des œuvres les grands classiques espagnols et étrangers ainsi que de nombreux auteurs contemporains comme Max Aub, Enrique Javier Poncela, José Bergamin, Jose Luis Alonso dos Santo, Ernesto Caballero, et pour les auteurs étrangers Machiavel, Shakespeare, Kataiev, Oscar Wilde, Dario Fo et d’autres. Dans le champ du théâtre lyrique il a monté plus de 30 opéras du répertoire depuis Monteverdi, Verdi, Puccini, Donizetti, Rossini, Massenet jusqu’à Stravinski, a fait cinq créations mondiales d’opéras entre autres Orfeo de Jesus Rueda et Un parque de Luis de Pablo et a mis en scène plusieurs œuvres du répertoire de la zarzuela. Il est probablement le metteur en scène espagnol le plus voyageur, partageant en permanence son travail entre l’Espagne et des théâtres et opéras dans de nombreux pays du monde sur quasi tous les continents.

Un péplum pharaonique: Aida de Guiseppe Verdi à Madrid

Du 7 au 25 mars 2018 –  Teatro Real, Madrid 

Nouvelle création du Teatro Real en coproduction avec le Lyric Opera de Chicago et le Teatro Municipal de Santiago du Chili

         Aïda était une commande à Giuseppe Verdi, faite par le Cheik d’Égypte, pour l’inauguration du Canal de Suez et de l’Opéra du Caire en 1869. Verdi l’accepte d’abord à contrecœur mais finalement il se lance dans la composition de cette œuvre monumentale, le dernier vestige du romantisme à l’époque où le réalisme règne sur les scènes. À la faveur des découvertes archéologiques l’Égypte ancienne est à la mode.  Verdi s’inspire largement de l’imagerie européenne du pays des pharaons imprégnant son opéra de pittoresque et de couleur locale très kitsch, jusqu’à faire confectionner de longues trompettes au son strident pour la scène de la marche triomphale qui devaient produire des sonorités évoquant l’Égypte ancienne.

        Hugo de Ana, metteur en scène argentin, travaillant beaucoup en Italie, avait déjà mis en scène Aida au Teatro Real de Madrid, il y a 20 ans, dans un style monumental, archéologisant, très kitsch. Il nous ressert cette mise en scène un peu réadaptée, mais qui aujourd’hui paraît encore plus une pièce muséale, de pacotille. Il y a dans cette production une dichotomie flagrante entre la mise en scène, les images conventionnelles (De Ana a aussi signé le décor et les costumes) et la partition verdienne, qui à part une certaine grandiloquence, offre des parties intimistes sublimes, d’une grande charge dramatique, trouvant ici des interprètes exceptionnels. 

        Giuseppe Verdi articule la trame de Aïda sur le conflit de l’amour extrême entre Radames, héroïque chef des armées égyptiennes, et Aïda, princesse éthiopienne en esclavage à la cour d’Égypte, et les intérêts du pouvoir à la foi politique et religieux. L’opéra donne une vision d’une Égypte pittoresque et imaginaire avec ses temples, ses pyramides, son armée triomphante, ses prêtres omnipotents et son peuple soumis.  Dans la partition des moments intimes et les grandes scènes chorales alternent et se superposent. Peu de solos, Aïda a des arias dans le Ier et IIIe  acte et Radames ouvre l’opéra avec « Celesta Aïda… ». Aucun des autres personnages n’a de solo. Par contre Verdi introduit dans la partition de nombreux duos qui concentrent les conflits et les moments dramatiques. Ainsi les 4 duos de Aïda avec chacun des personnages principaux : un avec Amonasro, un autre avec Amneris et deux avec Radames.La musique de Verdi est vaillamment défendue par les solistes, le chœur qui affronte avec bravoure les moments grandiloquents et l’orchestre du Teatro Real à toute épreuve, sous la baguette décidée de Nicola Luisotti, grand connaisseur du répertoire verdien.

         Liudmyla Monastyrskaia en Aïda, soprano lumineux, souple, ample, déploie un grand art fusionnant le dramatique et le lyrisme dans ses arias et ses duos, en particulier ceux avec Radames et Amonasro, touchant le sublime dans le final dans son duo avec Radames. Gregory Kunde, ténor, sans reproche, crée Radames, héros romantique, pris entre le rêve de gloire et l’amour idéal et Violeta Urmana, mezzosoprano de timbre souple, harmonieux, en Amneris, déchirée entre sa passion amoureuse, la jalousie dévorante et le devoir politique. Gabriele Viviani, baryton, dégage le personnage d’Amonasro de la vision stéréotypée en le rendant plus crédible.

         Le problème de cette production c’est la vision stéréotypée de Aïda à la fois dans la mise en scène qui manque d’idées, de cohérence et d’une lecture, dans la conception du décor et des costumes qui situent cet opéra dans une Égypte fantasmée, de pacotille. Pour que l’on ne se trompe pas quant au lieu de l’action, le rideau de scène est chargé de hiéroglyphes qui abondent aussi sur certains éléments scéniques : grand coffres, trône portable. Manquent seulement quelques sarcophages et des oucheptis…Les pyramides, les temples, sont quasi en permanence projetés ou représentés sur le plateau comme par exemple murs et entrées des temples, obélisque qui trône au centre dans le Ier acte et se déplace sur le côté dans le IIIe acte.

         Dans le IIe acte, dans la scène du retour triomphal de Radames, apparaît au fond une série de gradins sur lesquels se trouvent les prêtres, les musiciens jouant des trompettes et les soldats. De nombreux et inutiles changements de décor coupent l’action. Hugo de Ana, metteur en scène et scénographe, pousse plus loin l’incohérence et le ridicule dans ses idées de costumes. Une cuirasse et une longue cape pour Radames, baudriers, larges ceintures et strings pour les soldats, pantalon, tunique, cape, tiare et insignes du pouvoir pour le roi, tuniques longues colorées, petits casques sur la tête pour les prêtres, les femmes, Aïda et Amneris, robes longues amples, les esclaves en haillons, les soldats éthiopiens, la peau peinte en noir, les danseurs torses nus et en strings. De nombreuses lances et longs bâtons, accessoires guerriers, servent également dans les danses.

            Pour animer sa mise en scène assez statique, dans les scènes du triomphe de Radames, Hugo de Ana fait courir les danseurs dans tous les sens. D’autres danses qui font penser à des exercices de gymnastique, interviennent à certains moments, sans vraiment s’intégrer dans les situations.

          On ne comprend pas le sens du jeu répété avec des bandes de tissu kilométriques, Aïda en jouant dans son duo avec Amneris. On les déroule, les enroule et on les traîne par terre.

          Cet monumental et fantasmagorique Aïda s’achève sur un ton pathétique et métaphysique avec le célèbre duo « L’ange nous emportera sur ses ailes dorées vers le ciel… ». Amen.

Crédit photo: Javier del Real | Teatro Real

Street scene, un opéra atypique et un chef d’œuvre de Kurt Weill

Création au Teatro Real de Madrid du 13 au 18 février et du 26 mai au 1er juin 2018 

Street scene, american opera en 2 actes, mise en scène John Fulljames,  livret de Elmer Rice, basé sur sa pièce de théâtre homonyme, paroles des textes chantés de Elmer Rice et Langston Hugues. Direction musicale Tim Murray;Chœur et orchestre titulaires du Teatro Real

Nouvelle production du Teatro Real en coproduction avec l’Opéra de Monte Carlo et l’Opéra de Cologne.

     

        On connaît surtout les compositions de Kurt Weill (1900 – 1950) de sa période allemande, sa collaboration avec Bertolt Brecht qui s’achève avec le ballet chanté Les sept péchés capitaux composé en 1933 avant que Weill n’émigre en 1935 en Amérique. Beaucoup moins connue est sa production américaine foisonnante et prolifique qui a fait sa renommée dans son pays d’adoption et dont fait partie son opéra Street scene. Le livret de Elmer Rice est basé sur sa pièce de théâtre du même nom, créée en 1929, qui fut un succès immédiat et reçut le prix Pulitzer. La pièce dénonce les conditions dans lesquelles survivent les émigrants et les réfugiés à New York dans les années 1920. Kurt Weill s’enthousiasme pour Street scene, un théâtre qui critique la réalité depuis la perspective des défavorisés sous une forme hyperréaliste, un théâtre dans lequel il se sent dans son élément. Elmer Rice transforme sa pièce en livret d’opéra et en collaboration avec le poète afro-américain, Langston Hugues, écrit les paroles des parties chantées. Street scene, créé en 1947 à Broadway, est un événement à plusieurs titres. L’opéra de Kurt Weill est un ovni. Toute la critique l’a reçu comme un chef-d’œuvre. L’opéra de Kurt Weill reçoit un Tony Award pour la meilleure partition. Mais en même temps on le trouve impossible pour les moyens qu’il exige : 25 personnages, chœur, orchestre important etc. Les spécialistes qui s’accordent sur la génitalité de cette œuvre exceptionnelle sont divisés quant à sa classification : opéra ou théâtre musical ?Kurt Weill, considérant Street scene comme sa meilleure œuvre, affirmait qu’il s’agit bel et bien d’un opéra.

        Street scene retourne sur scène après sa mort, en 1955 à Düsseldorf puis en 1959 au New York City Opéra qui le reprend en 1978 et en 1989. En 1989 il est représenté à Glasgow et à Londres et à partir des années 1990 il réapparaît sur les scènes internationales avec plus ou moins de fréquence.  Certes, la production de Street scene est extrêmement difficile, la partition exige un orchestre, des solistes mais aussi des choristes rompus à l’hétérogénéité et à la variété stylistique de l’œuvre. Le Teatro Real, en s’associant avec l’Opéra de Monte-Carlo et l’Opéra de Cologne, a osé relever le défi de la nouvelle production de Street scene avec son fantastique orchestre à toute épreuve, sous la baguette de Tim Murray qui nous a déjà ébloui dans Porgy and Bess, il y a deux ans, et des solistes brillantissimes non seulement vocalement mais aussi comme acteurs et danseurs. Street scene se joue à Madrid en deux séries de représentations. Ceux qui n’ont pas trouvé de places entre les 13 et 18 février peuvent encore tenter leur chance entre le 26 mai et le 1er juin 2018.

          En arrivant en 1935 en Amérique (année de création de Porgy and Bess de George Gershwin) Kurt Weill plonge dans l’effervescence de la vie musicale new yorkaise, assimilant le background afro-américain de la musique populaire. La pièce de Elmer Rice avec sa thématique sociale, s’offre à lui comme une sorte de prolongement de son travail avec Brecht. On pourrait dire que son opéra Street scene est à mi-chemin entre Porgy and Bess de Gershwin (1935) et West Side Story de Bernstein (1957) autant quant à sa thématique mettant en scène les quartiers pauvres des Noirs et des immigrés que par la musique extrêmement moderne puisant dans les ressources populaires. L’histoire de Street scene se passe dans un immeuble d’un quartier pauvre, Lower East Side, dans les années 1940, dont la communauté, une mosaïque d’immigrés d’origines et de cultures différentes vit dans la précarité. Le manque de ressources, les expulsions pour loyers impayés, la marginalité, le racisme, l’alcoolisme, la violence, la solitude, l’absence d’avenir pour les jeunes, mais aussi l’amour véritable, le rêve de faire une autre vie, voici de quoi est faite l’existence des protagonistes de l’opéra où sur ce tableau d’ensemble s’articulent plusieurs histoires particulières superposées. Principalement deux : celle du couple Maurrant, Anna femme frustrée d’amour et de tendresse, délaissée par son mari Franck, brutal, alcoolique et réactionnaire qu’elle trompe avec le livreur de lait, et celle de Rose, leur fille, qui, assiégée par les avances du patron de l’agence immobilière où elle travaille et par son voisin voyou, aime, avec réciprocité Sam Kaplan, étudiant de Droit, fils d’une famille juive immigrée. C’est l’été, chaleur étouffante, les habitants de l’immeuble se plaignant des attaques des moustiques. Leur journée s’écoule avec des petits événements quotidiens, des commérages, des tromperies et des commentaires sur les dernières nouvelles : l’expulsion de l’immeuble de la famille Hildebrand qui, abandonnée par le père, ne peut plus payer le loyer. Un drame survient dans cette banalité quotidienne. Surprenant sa femme avec le livreur de lait, Frank tue l’amant et blesse mortellement sa femme qui mourra à l’hôpital.

       Contrairement à Porgy and Bess et West Side Story, aucun message positif dans Street scene, rien ne change dans la vie misérable des protagonistes qui continuent à survivre dans l’indifférence générale. L’actualité de ce propos est plus que flagrante aujourd’hui. Il y a une fusion totale entre le drame de la communauté pluriculturelle et la partition de Kurt Weill, un melting-pot de styles, rythmes différents, depuis des références au vérisme et au lyrisme de Puccini, à l’opéra bouffe italienne, ou aux airs romantiques à la Lehár, aux résonances de Gershwin, des comédies musicales de Cole Porter, Irwin Berlin et d’autres, aux blues, jazz, pop rock (dont sans doute Weill est précurseur) et même à une berceuse paraphrasée. Cependant il fusionne tous ces éléments et emprunts musicaux, en apparence disparates, dans une forme homogène. Autant dans le livret de Elmer Rice que dans la musique de Weill il y a la fameuse distanciation, chère au compositeur allemand, qui joue souvent sur les contrastes et les contrepoints. Ainsi par exemple certains moments dramatiques, violents, s’accompagnent-ils d’une musique aux sonorités fines, douces ou allègres. Le comique, l’humour, la parodie, côtoient sans cesse le dramatique et le tragique à l’instar de l’esprit de ce grand pays américain où le beau, le raffiné, le laid et le morbide cohabitent. Lippo Fiorentino, Italien stéréotypé, chante avec emphase l’éloge des glaces italiennes en parodiant un grand chanteur d’opéra bouffe italien. 

       Les deux nurses chantent aux bébés, sur un air de berceuse, les horreurs qui se passent entre leurs parents. Il y a dans Street scene, comme dans les comédies musicales, beaucoup de parties parlées. On est surpris quand, à un moment, les personnages dansent le rock dans le meilleur style. La flexibilité vocale des chanteurs, à l’aise dans toute la diversité stylistique musicale, est impressionnante. Patricia Racette en Anna, soprano, bien appuyée dans les graves, brillante dans les aigus, est sublime dans son très long aria de 7 minutes du Ier acte, chargé de lyrisme et d’une profonde émotion. Jose Manuel Zapata, Lippo Fiorentino, ténor, dont la voix coule de sources, est un superbe comique un peu dans le style des comédies italiennes. Joël Prieto, ténor profond, voix bien posée, impressionnant dans les aigus, crée un Sam Kaplan humble, introverti et Paulo Szot, baryton, fait un Frank Maurrant violent, incapable d’affronter ses contradictions. Je relève surtout Mary Bevan, soprano pur, envoûtant, qui interprète Rose en lui conférant une complexité émotionnelle, magnifique dans ses duos avec Sam.

         La mise en scène de John Fulljames se concentrant sur le drame des personnages, qui va à l’essentiel sans chercher des effets inutiles, hyperréaliste, sans un sentimentalisme misérabiliste. Elle s’inscrit dans un dispositif scénique extrêmement efficace ( décor Dick Bird): une construction métallique de quatre étages avec des escaliers intérieurs et des plates-formes correspondant aux appartements des protagonistes. À droite du plateau un réverbère, à gauche une borne d’incendie, des poubelles avec des déchets autour. Cette construction s’ouvre à un moment, en faisant apparaître, au fond les lumières de New York avec ses gratte-ciels. Peu d’éléments scéniques : un vélo et quelques objets utilisés par les personnages. Costumes des années 1940 évoquant par quelques traits les origines des personnages.

         Avec un remarquable sens de l’espace John Fulljames distribue les situations, des séquences dansées (chorégraphie Arthur Pita)à divers niveaux dans le dispositif scénique, en relevant les histoires particulières dans ce tableau d’un microcosme humain avec ses peines, ses préoccupations, ses drames et ses petites joies quotidiennes.

       De fait, l’opéra de Kurt Weill, considéré comme un défi à la scène, trouve dans cette production un accomplissement qui réunit l’intelligence et l’excellence.

Crédit photo: Teatro Real, Madrid