Une Carmen du XXIe siècle

31 août – 17 septembre 2017Teatros del Canal, Madrid

Carmen par Victor Ullate Ballet de la Communauté de Madrid

chorégraphie Victor Ullate; avec le Jeune Orchestre de la Communauté de Madrid sous la direction de Manuel Coves

          Victor Ullate, chorégraphe de génie, figure de la danse espagnole contemporaine, a résisté longtemps à s’inscrire dans la postérité du mythe de l’indomptable gitane, lancé par Prosper Mérimée, en rajoutant une version de plus à l’abondant répertoire lyrique et chorégraphique dédié à Carmen.

        Sa Carmen, aux antipodes des stéréotypes, loin des topiques, des lieux communs et de tout l’attirail folklorique et bigarré andalou, saisit l’essence du mythe en proposant une vision de Carmen du XXIe s. dans la société actuelle. Dans son spectacle transgressant les limites du ballet, Victor Ullate transplante l’histoire mériméenne de Carmen dans la société d’aujourd’hui, mais, en l’actualisant, recrée un espace atemporel, métaphorique, la quintessence même du monde où règnent violence, plaisir, sexe, transgression de toutes sortes de normes. Une Carmen polyédrique, top modèle, cover-girl, nymphomane insatiable et blasée, qui, tout comme son entourage, mène une existence de pacotille certes glamour mais aussi dangereuse et surtout vide de sens. Alors que Carmen est considérée comme symbole de liberté, le spectacle de Victor Ullate met en question cette liberté qui est une fuite en avant, fuite de l’ennui et quête du nouveau, compétition dans la transgression. L’émancipation, le dépassement des règles établies ne sont pas des synonymes de liberté. Peut-être une autre forme d’esclavage ? Pas un zeste de moralisme dans le spectacle, Ullate ne dénonce pas mais simplement nous tend avec humour un miroir révélant nos obsessions, nos peurs, nos fantasmes, nos défis dérisoires à la Mort qui gagne toujours à ce jeu-là.

Carmen est une femme fatale, séductrice, passionnée, qui défie tout pour se libérer du carcan social qui l’emprisonne et l’étouffe. Mais peut-on conquérir la liberté dans un monde où la prison change de forme, de règles du jeu ? Le thème de la prison est très présent dans l’histoire de Carmen et dans le spectacle. Carmen de Victor Ullate, une top modèle, symbole du glamour, vit le jour dans le monde des apparences, du luxe, et la nuit se transforme en une escort girl qui travaille dans un puticlub, menant, comme l’héroïne de Belle de jour de Buñuel, une double vie. Une femme de lumière et d’ombres, énigmatique et transgressive, qui cherche la nuit des aventures et des nouvelles expériences. Fidèle aux grandes lignes du mythe, Ullate modifie et adapte certains éléments. Il inclut dans la trame, comme fil conducteur, le personnage de la Mort, présent dès le début qui annonce à Carmen sa fin inexorable. De même il introduit les personnages des amis de Carmen, des travestis qui l’accompagnent dans ses aventures nocturnes. Ullate situe l’action dans la société contemporaine, sans identifier les personnages aux prototypes du mythe. Il ne faut pas chercher dans son ballet ni torero ni les bandits andalous, ni don José qu’on connait. L’histoire qu’il raconte peut avoir lieu en Espagne, à New York ou dans d’autres villes du monde. La trame musicale de Pedro Navarrete est une conjugaison de variations très inventives sur les thèmes et les mélodies connues de Carmen de Bizet et de musiques rythmées contemporaines avec parfois des références à des rythmes africains ou orientaux. Ainsi par exemple de très beaux arrangements de la Habanera de Carmen en tango.

       Le thème de la mort traverse dès le départ toute la trame musicale. Les costumes, tous dans des tons sombres, en majorité noirs, évoquent une ambiance de cabaret et de fêtes nocturnes dans des boîtes : des bodies en cuir avec des lanières tressées pour les femmes, certaines danseuses avec sur le body une jupe longue ouverte et des pantalons collants noirs pour les hommes. Le personnage de la Mort en pantalon rouge et un long manteau noir sur le dos duquel sont peintes des vertèbres.

       Le dispositif scénique de Paco Azorin, composé d’éléments mobiles : panneaux qui avancent, reculent, s’ouvrent, descendent, montent, modulent l’espace, créent divers lieux et des plans de jeu, cadrent les images. Au fond du plateau une grande parois grise sur laquelle sont projetées des images avec en bas une porte. Des grilles qui descendent à certains moments évoquent les cellules de prison et dans certaines séquences des chambres d’une maison de rencontres. Aucune référence au folklore andalou, pas de réalisme dans la scénographie ni dans la mise en scène. Tout est dans l’évocation et dans la suggestion. Les images projetées, non réalistes, des formes géométriques ou comme des lumières qui montent. Dans une séquence est projetée une brève scène filmée d’une réception dans un grand hôtel. On y voit les personnages buvant du champagne, puis des femmes rappelant des danseuses des Folies Bergères descendant un grand escalier arrondi dans l’image projetée, sortent, en personnages réels par la porte en bas de la paroi du fond. Une belle incorporation de l’image projetée dans le jeu scénique qui renvoie en même temps à la double vie de Carmen. Comme toujours Victor Ullate éblouit par son art de théâtraliser la danse, de composer des images et des situations scéniques, des séquences de groupes, d’affrontements, tout comme des duos ou des solos. Rien n’est démonstratif dans la gestuelle ni dans les mouvements très précis, parfois comme des signes graphiques, suggestifs et poétiques.

         On admire aussi son savoir-faire pour construire plusieurs plans de jeu, exploiter l’arrière-plan du plateau, créer des présences par les effets sonores, bruits de voix éloignées, d’inscrire la parole dans la chorégraphie, de jouer sur les contrastes.

         Ullate fusionne ici le langage chorégraphique contemporain avec des éléments de la danse classique (les pointes) et des références à la gestuelle des danses de l’Inde.

         On relève la perfection de Marlen Fuerte en Carmen et Josue Ullate en don Jose mais tous les danseurs du Ballet de Victor Ullate sont impressionnants, synchronisés remarquablement dans les scènes collectives et conférant en même temps une présence authentique à leurs personnages. Parmi les magnifiques scènes du spectacle, celle de la mort de Carmen, étranglée par don Jose avec le personnage de la Mort riant. Victor Ullate nous offre avec Carmen une de ses plus belles pièces, une orfèvrerie chorégraphique précieuse, raffinée qui est en même temps une vision amère du destin d’une femme qui se perd dans sa quête de la liberté.

Crédit photo: Teatros del Canal