La « scandaleuse » Carmen

  11 octobre – 17 novembre 2017Teatro Real, Madrid

Carmen de Georges Bizet, mise en scène Calixto Bieito, scénographie Alfons Flores

Direction musicale Marc Piollet, Chœur et Orchestre titulaires du Teatro Real. Petits chanteurs de la ORCAM.  Production de l’Opéra National de Paris

       Fiasco légendaire à sa création en 1875 à l’Opéra-Comique à Paris, Carmen de Georges Bizet est devenu un mythe et l’opéra le plus représenté dans le monde. La version révolutionnaire et très polémiquée de Carmen de Calixto Bieito, créée au Festival de Perelada en 1999, a été représentée depuis 18 ans dans plus de 30 théâtres lyriques en Europe et en Amérique. Après ses représentations tumultueuses en mars dernier à Paris et avant de poursuivre sa tournée mondiale en 2018 et 2019, Carmen est arrivé à Madrid avec une odeur de scandale. Les puristes et le public considéraient en 1875 Carmen comme un opéra naturaliste avec des personnages de basse extraction, bafouant les codes et les conventions du genre opératique. Presque un siècle et demi plus tard la version contemporaine de Carmen a provoqué des protestations des puristes conservateurs parisiens, nostalgiques du mythe, des archétypes et des topiques folkloriques et exotiques de l’Espagne du XIXe s. ce de quoi précisément Calixto Bieito a dépouillé ce chef-d’œuvre de Bizet sans le dénaturer ni lui enlever son essence.  

       Car précisément la vitalité et l’intemporalité d’une œuvre d’art consistent en sa puissance métaphorique et sa capacité de s’adapter à différentes époques en réfléchissant leurs conflits humains, sociaux et politiques. Dans ce sens, dans sa vision de Carmen, très crue, brutale, avec des protagonistes de chair et de sang, les marginaux du monde réel, Calixto Bieito montre les dessous de la réalité de notre société. Sa Carmen n’est pas un mythe, ni une femme fatale, ni non plus immorale. C’est une femme hors de l’ordre social et de la morale établis. Une femme indomptable qui revendique et affirme sa propre liberté en défiant tous ce qui peut limiter ses pulsions vitales.  Une femme dont l’unique loi est : « je fais ce que je veux.» Tout au long de l’exploitation du spectacle, le décor s’est adapté, avec des réajustements de certains éléments, aux particularités scéniques de chaque théâtre sans aucune modification de la lecture de l’œuvre. Calixto Bieito situe la trame à Ceuta, dans la zone frontière, dans les années 1970 (dernières années du franquisme) dans un monde marginal de contrebande et de trafiquants de toutes sortes. Dans ce contexte sordide, de brutalité de violence, l’assassinat de Carmen par don José n’est pas un crime passionnel, romantique, mais un vulgaire crime machiste.  Cette lecture de Carmen ne dépareille pas de la musique de Bizet mais au contraire se moule parfaitement dans la partition vigoureuse, pleine d’énergie, de grande force, de rythme frénétique, de couleurs et de contrastes musicaux, avec des accents populaires. Dans la partition Carmen n’a pas d’aria mais des chants, l’unique aria est celle de Micaëla.  Sur le plateau nu (scénographie de Alfons Florès) quelques éléments seulement à multiple usage qui évoquent les lieux réels, les ambiances et les images symboliques.  Dans le Ier acte une cabine téléphonique et un mât avec le drapeau espagnol qui évoque un campement militaire. Dans le IIe et IIIe acte quelques voitures Mercedes des années 1970 qui servent au trafic des contrebandiers.


       Un gigantesque taureau noir, publicité d’Osborne, dans le IIIe acte, démonté par les soldats dans le IVe, fait référence à la fois à l’Espagne pour les touristes des années 1970 avec le slogan « Spain is diferent » et au symbole de la virilité et de la puissance sexuelle.  Nous sommes dans une zone frontière où cohabitent les militaires, les trafiquants, les lumpen du lieu et les touristes attirés par les plages et l’exotisme de l’Espagne bon marché.  Un monde de corruption, de trafic de toutes sortes dans lequel les soldats s’impliquent allègrement. Un monde où les femmes se vendent et s’achètent et où l’argent qui circule et se montre ostensiblement et la célébrité, incarnée par le torero Escamillo, sont les uniques valeurs.  Il y a dans cette Espagne déplacée dans ses confins du Sud, que Calixte Bioeito traite avec un certain humour et sur un ton ironique et caricatural, quelque chose de l’Espagne d’aujourd’hui.
Les costumes : uniformes pour les soldats, robes actuelles, shorts et maillot de bain pour les femmes, pantalons, chemises pour les hommes, un costume pour Escamillo.  Dans une scène les robes typiques andalouses servent comme des clichés folkloriques qu’on vend aux touristes.  Après l’ouverture, le personnage de Lillas Pastia en costume blanc, évoquant un arabe enrôlé dans l’unité militaire espagnole, ouvre la représentation en faisant un tour de magie.  Micaëla en robe élégante avec un sac à la mode, plus tard en pantalon et chaussures de sport, évoque une bourgeoise étrangère à ce monde sordide.  L’apparition de Carmen dans la cabine téléphonique, assaillie par les désirs bestiaux des militaires, est impressionnante. Dès le début, avec cette image de la brutalité machiste et du défi de Carmen affirmant sa liberté dans la magnifique habanera « l’amour est enfant de bohème qui n’a jamais connu de loi », se met en marche le combat de Carmen, ou plutôt son jeu avec l’amour et la mort.
       Anna Goryachova est une incarnation absolue de Carmen, autant dans sa voix ample, homogène, timbrée avec une riche palette de couleurs, que dans sa silhouette, ses jambes de top-modèle, et par son jeu créant une « femme serpent » séductrice, enchanteresse, fière, orgueilleuse, sensuelle et profondément humaine.  La scène où, attachée au mat, fière, provocante, Carmen séduit don Jose, concentre la quintessence de la relation entre eux : l’affrontement de la liberté sans concession de Carmen et la volonté de possession de don Jose. Anna Goryachova, avec une totale aisance, interprète Carmen à la fois légère, moqueuse, passionnée, résolue, intrépide. Face à elle don José, Francisco Meli (ténor lyrique) qui déploie son ample registre vocal en dessinant et nuançant son personnage : un macho brutal, grossier, possessif, puis désespéré, menaçant, suppliant « Carmen il est temps encore » médiocre, ridicule, qui n’est pas à la hauteur de Carmen.  Eleonora Buratto fait Micaëla en lui confèrant une apparence raffinée et avec sa voix pure, élégante, d’une profonde luminosité, une certaine grâce et innocence, particulièrement dans son duo avec don Jose.  Kyle Ketelsen interprète admirablement Escamillo, superbe, à la fois une icône adulée est un arriviste.  Calixto Bieito fait allusion à la corrida et à la victoire de Escamillo, lesquelles d’ailleurs dans l’opéra sont narrées par la musique, dans une brève séquence image poétique du torero nu, toréant la nuit, qui évoque un fait biographique du légendaire torero Belmonte.  Plusieurs autres images d’une grande beauté et poésie, contrastent avec la brutalité des comportements, les expressions violentes, viscérales et les actes de maltraitance et d’humiliation.


       Mais la violence s’exprime toujours de façon contenue, suggérée et non pas réaliste. Par exemple dans la scène où Carmen et don Jose font l’amour il n’y a aucune vulgarité.  Dans la scène de l’assassinat de Carmen par don José s’exprime toute l’impuissance d’un macho humilié.  Et que dire de plus du grand art de Bieito dans sa direction précise, rigoureuse des chanteurs, dans sa façon de créer et de contraster, avec la complicité des éclairages d’Alfredo Rodriguez Vega, des ambiances, des effets lumineux et de composer les mouvements et le jeu du chœur.  Marc Piollet, chef d’orchestre français, très à l’aise dans la partition de Carmen, restitue avec clarté la force, les couleurs instrumentales, le rythme galopant de la musique de Bizet.

Crédit photo: Teatro Real