Un kamikaze profanateur

Créé au Teatro de la Comedia de Madrid du 13 avril au 3 juin 2018

Au Festival de Almagro (Hospital de San Juan):du 5 au 15 juillet 2018

El burlador de Sevilla (Le séducteur de Séville) de Tirso de Molina

version: Borja Ortiz de Gondra, mise en scène : Josep María Mestres

Production du CNTC Teatro de Comedia Compania Nacional de Teatro Clasico

Ah ! Don Juan combien de mauvais moments passes-tu à notre époque, toi, mouton noir du féminisme triomphant avec « Me too» et du politiquement correct, qui ont fait de toi une figure emblématique du prédateur cynique, du macho arrogant, délinquant et profanateur des lois et des normes humaines et divines ! Malgré ces regards réducteurs et accusateurs, tu continues à incarner la liberté absolue, la foi en l’homme, révélant l’hypocrisie, les bassesses et les couardises des faibles qui jugent ton audace infinie !

À Don Juan ! Avec ton sourire ironique, ta lucidité et ta soif insatiable de nouvelles aventures, allant toujours de l’avant, à travers les siècles, regardant l’humanité avec un mélange de dédain et de compassion.

Le superbe séducteur de Séville est de retour sur les scènes avec ses défis, ses éclats de rire, son instinct de conquistador.

Borja Ortiz de Gondra, dans sa version de la pièce , et Josep Maria Mestres dans sa mise en scène, proposent une lecture plus ouvert, nuancée, sans aucun manichéisme, de l’œuvre de Tirso de Molina, en mettant en relief les supposées victimes de Don Juan, qui non plus ne sont pas tout à fait innocentes. Fréquemment les metteurs en scène justifient le choix d’une œuvre classique par sa contemporanéité présumée, en la projetant sur notre présent. La contemporanéité et l’actualité du Séducteur de Séville et de la figure de Don Juan sont plus qu’évidentes. Non la transgression de toutes les lois et les normes, est devenu une norme dans notre monde actuel, dans lequel Dieu est mort et ni l’hypothétique châtiment divin ni l’enfer ne terrorisent personne. De même la posture nihiliste de Don Juan et sa rébellion contre toutes les limites et les mécanismes du système dans lequel il vit, sont représentatifs du nihilisme et de « l’anti tout » qui triomphent dans notre société. 

Dans ses aventures Don Juan traverse toutes les strates de la société, nobles, bourgeois, paysans, à une époque où l’abus de pouvoir, la prévarication, l’hypocrisie et l’immoralité sont monnaies courantes. Défiant et profanant toutes les valeurs que les autres font semblant de respecter, Don Juan met en évidence les mensonges, l’hypocrisie, leurs arrangements avec la loi et la morale. Don Diego, le père de Don Juan, représente tout ce que ce dernier refuse. Pour ce qui est de ses supposées victimes, les femmes abusées qui le dénoncent, toutes, sauf Doña Ana forcée contre sa volonté, sont consentantes, pour survivre ou pour leurs bas instincts et leur désir d’ascension sociale. Don Gonzalo de Ulloa, père de Doña Ana, et Catalinon, valet de Don Juan, sont des victimes collatérales de sa conduite. Avec la mort de Don Juan, Don Gonzalo de Ulloa est vengé et l’ordre est rétabli, seul Catalinon, désespéré, reste sans ressources, abandonné à son sort.

Dans sa version, Borja Ortiz de Gondra, rapproche Catilinon de Sganarelle de Molière, en insérant dans le monologue final son cri douloureux « et maintenant moi qui va me payer ». En convoquant sur scène Doña Ana, Borja Ortiz de Gondra donne plus de relief aux victimes de Don Juan. Quelques coupures et arrangements dépouillent le texte des éléments confus, en éclairant ainsi l’œuvre. Josep Maria Mestres articule sa mise en scène sur le mythe de Don Juan qui, en traversant les siècles, contamine, chaque fois plus, les actes, les attitudes et les comportements humains. Un Don Juan omniprésent.

Sur le rideau de scène sont projetées les premières de couverture de quelques œuvres de la littérature mondiale inspirée par la figure de Don Juan. Au début du spectacle un tableau descend des cintres avec des fragments peints du visage de Don Juan. Les acteurs arrivent de la salle, dansent, chacun avec un petit tableau qui représente un fragment du visage du séducteur de Séville. Comme si nous avions tous quelque chose de lui. L’intemporalité de la figure de Don Juan s’exprime autant dans le décor que dans les costumes qui ont quelques traits des siècles passés, sans qu’on puisse identifier l’époque avec précision. Sur le plateau, quasiment vide, avec seulement de chaque côté un fragment de mur qui se rapprochent dans la scène du mausolée, en limitant l’espace. Au fond un petit escalier, derrière un passage avec une rambarde, un panneau et des rideaux qui descendent, suggérant divers lieux. À certains moments sont projetées, sur le rideau du fond, des croix dans le mausolée, des vagues de la mer, etc. Les seuls objets sur la scène sont de petites tables carrées qui servent aussi de siège. Le personnage de Gonzalo de Ulloa mort, les vêtements et le visage peints comme s’ils étaient en pierre, n’a rien à voir avec une créature terrifiante de l’au-delà.

Josep Maria Mestres éloigne sa mise en scène très plastique et inventive du réalisme et de l’historicisme, en lui conférant, avec une grande cohérence dans les détails, un caractère intemporel. 

Par exemple dans les scènes collectives de fêtes, de noces, les danses populaires et les chants des personnages, accompagnés par une guitare, un accordéon et un saxophone, peuvent faire référence à n’importe quelle époque.

On note l’excellent travail de lumières de Junjo Llorens qui sculpte les espaces, module les atmosphères, soulignant les moments joyeux, comiques ou dramatiques, avec, parfois, une touche fantastique ou onirique.

La distribution très harmonieuse est juste. Tous les interprètent, aussi bien les rôles principaux que les rôles secondaires, s’engagent totalement dans leur jeu, créant des personnages authentiquement humains, ni blanc ni noir.

Les femmes, excellentes, ne tombent pas dans les archétypes, nuançant leurs personnages, particulièrement les paysannes Lara Grube (Aminta) y Mamen Camacho (Tisbea.), éblouissent par une grande variété de tons, de sentiments, d’expressions. Raul Prieto est magnifique en Don Juan, caméléonique, virtuose du cynisme, avec un fond humain, joueur impénitent, collectionneur d’aventures, pariant tout chaque foi, y compris sa vie. Son compagnon, le fidèle Catalinon, est interprété par Pépé Viyuela qui déploie toute sa gamme de comique, souvent avec une touche dramatique face aux actes risqués de son maître, et surtout, devant son défi au commandeur mort. Son récit de la mort de Don Juan et son cri « et maintenant, moi qui me paye», ont quelque chose de comique et de tragiquement réaliste.

Dans sa vision de Don Juan Josep Maria Mestres met en lumière son contexte social avec ses vices et le passage du séducteur à travers le temps, sans le juger. Et que celui qui veut le juger lui lance la première pierre.

Crédit photo:  Marcos Gpunto