El Publico ou la conquête de la liberté

 Création mondiale de l’opéra de Mauricio Sotelo d’après El Publico de Federico Garcia Lorca au Teatro Real, Opéra de Madrid (24 février-13 mars). 

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    El Publico, œuvre la plus énigmatique, surréaliste, scandaleusement révolutionnaire, du poète et dramaturge espagnol Federico Garcia Lorca, dont la structure, selon lui même, est plus musicale que littéraire, ressurgit sous forme d’opéra. Une création audacieuse autant dans la partition, le livret, que dans la mise en scène, qui traduit magistralement le projet de Lorca de transformation radicale de la société, sa revendication de la liberté sexuelle et artistique, son exigence de la vérité, son défi aux normes et à la médiocrité bourgeoise. 

     Federico Garcia Lorca a écrit El Publico en 1930 à Cuba. Une pièce énigmatique, labyrinthique, chargée d’ambiguïtés, irréductible à des schémas logiques, plus proche par sa facture du Poète à New York, de Lorsque cinq ans seront passés ou de Comédie sans titre, que de ses autres pièces ancrées dans le terroir andalou. Une pièce troublante, hors normes éthiques et esthétiques de l’époque, profondément personnelle où Lorca prend le risque d’affronter et d’assumer en tant qu’homme et artiste sa propre vérité : son homosexualité, le monde de ses fantasmes, ses pulsions, ses peurs, ses cauchemars. El Publico incarne le théâtre de la réalité cachée, honteuse, un « théâtre sous le sable » qu’il oppose au théâtre des masques, factice. Le titre de la pièce fait référence au public réel assis dans la salle qui, comme dans un miroir, reconnaît dans ce qui se passe sur scène ses propres peurs, ses désirs, ses préjugés. Pour Lorca l’art, le théâtre véritable, le « théâtre sous le sable » ne doit pas représenter mais refléter l’invisible, faire surgir le caché. 

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En se projetant dans le personnage d’Enrique, directeur et metteur en scène du théâtre, il trace à travers les cinq tableaux de la pièce (le paravent, les ruines, le théâtre sous le sable, la révolution, le froid) sa descente dans les profondeurs telluriques des zones obscures de son être qui, mises au grand jour, font un scandale, déclenchent la révolution. La mission de l’art révolutionnaire est de montrer que ni la liberté ni la vérité ne sont scandaleuses mais bien le refus de les assumer. Lorca ose des images iconoclastes en identifiant au Christ sacrifié Gonzalo, l’amour caché du directeur du théâtre qui sera victime de la furie du public.

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Sachant que ni la forme ni les contenus de El Publico ne seront pas acceptés ni compris par la société espagnole de l’époque, Lorca a confié sa pièce inachevée à son ami Martinez Nadal. Celui-ci a caché le manuscrit pendant 40 ans et l’a fait publier seulement après la mort de Franco en 1976.

La pièce sera montée en 1986 en Italie, en 1987 en Espagne par Luis Pascual et en France par Jorge Lavelli sans choquer personne alors qu’à Londres elle a provoqué un scandale et des débats houleux au Parlement suivis du retrait des aides au théâtre qui l’avait représenté.

 Un théâtre total surgit de sous le sable.

 El Publico, commande faite par Gérard Mortier, ancien directeur artistique du Teatro Real à Madrid, au compositeur Mauricio Sotelo, a été créé le 24 février 2015 par une équipe artistique multiculturelle : pour le livret l’Espagnol Andres Ibañez, écrivain et musicologue, spécialiste de Lorca, pour la mise en scène l’Américain d’origine mexicaine Robert Castro, l’Afro-américain Darrell Grand Moultier pour la chorégraphie, le scénographe allemand Alexander Polzin, le Polonais Wojciech Dziedzic pour les costumes et accessoires, l’orchestre Klangforum de Vienne dirigé par Pablo Heras Casado, le chœur de l’Opéra de Madrid et des chanteurs originaires de divers pays d’Europe et d’Amérique.El+publico+5372

La partition de Mauricio Sotelo qui avait déjà composé sur d’autres textes de Lorca, crée un univers sonore onirique, surréaliste, où s’interfèrent le lyrisme et l’expressionnisme, le flamenco et la musique contemporaine. Sans les amalgamer Sotelo trouve une relation très juste entre sa musique et le souffle rythmique du cante jondo dans les passages où interviennent les chanteurs flamenco : Archangel et Jesus Mendez, le guitariste Juan Manuel Cañizares et le percussionniste Agustin Diasserra. En associant le flamenco, la tradition opératique occidentale, la musique électronique, les thèmes mélodiques Sotelo traduit dans sa partition les diverses strates de l’œuvre et de la personnalité de Lorca, son enracinement dans la tradition populaire andalouse du flamenco, son esprit surréaliste, novateur dans l’art, son espoir de transformation sociale.

Ainsi par exemple le conflit entre la norme sociale, morale et les pulsions profondes qui poussent Enrique, incarnation de Lorca, à transgresser ces normes et à dévoiler sa vérité, à projeter son art dans le futur, s’exprime-t-il dans les oppositions entre des parties vocales s’approchant du bel canto et la force sauvage, brute du son et de la voix du flamenco et les sonorités inquiétantes de la musique électronique.

Dans son livret, fidèle à la trame lorquienne, Andres Ibañez conserve toute la complexité thématique, la dimension symbolique, poétique, les ambiguïtés de la pièce. Pour transcrire cet univers une scénographie dépouillée, métaphorique : de grands panneaux qui descendent et montent, sur lesquels sont peints des yeux, des figures, des squelettes, références aux présences, aux regards. On voit par transparence des scènes qui se jouent parfois derrière ces panneaux.

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Robert Castro crée un langage scénique pluridisciplinaire, très plastique, associant la chorégraphie, des références au cinéma muet dans la citation en ombres chinoises d’un film du théâtre itinérant de Lorca la Baraca. Il articule sa dramaturgie scénique sur le mouvement de va-et-vient entre le dehors et le dedans en jouant sur le visible et l’invisible, le caché et le révélé. Il traduit avec génie dans sa mise en scène à travers des images très puissantes la dimension surréaliste et symbolique de l’œuvre. Ainsi par exemple les trois chevaux, symboles des pulsions sexuelles, des instincts, des forces obscures, sont-ils incarnés par des chanteurs flamenco et les mouvements frénétiques comme une transe du danseur. Leurs perruques avec de longs cheveux blancs évoquant les queues des chevaux.

Dans une autre scène, sur un Christ en croix couronné d’épines deux infirmières peignent des traces de sang alors que passe un chirurgien en tenue de bloc opératoire les bras levés. Référence à Pilate qui s’en lave les mains ? Le personnage en croix, Gonzalo, amant caché du directeur, dit les sept dernières paroles du Christ. Les femmes passent autour du Christ comme une veillée funèbre. Référence aux processions de la Semaine Sainte.

Toute la scène est reflétée dans des miroirs énormes derrière lesquels par transparence on voit le chœur qui renvoie au public présent dans la salle.

De même les choristes en costume d’aujourd’hui traversant à certains moments la scène évoquent des passants dans la rue.

Le public est en permanence mis en abîme du théâtre qui le met à nu, révèle sa face cachée, ses propres obscénités.

 Crédit photos: Javier del Real