Un grand auteur australien à découvrir

6 octobre – 8 novembre 2015 – Naves del Teatro Español de Madrid

Quand la pluie s’est arrêtée (When the rain stop falling) de Andrew Bovell (traduction Jorge Muriel), mise en scène Julian Fuentes Reta

Créé en automne 2014 au Naves del Teatro Español de Madrid, récompensé par trois Prix Max. de Théâtre, Quand la pluie s’est arrêtée, du dramaturge et cinéaste australien Andrew Bovell revient sur la scène du même théâtre. Rarement la découverte de l’œuvre d’un auteur a suscité un tel enthousiasme du public et de la critique.

      Andrew Bovell, né en 1962 à Kalgoorlie (Australie), fait partie de la génération des auteurs qui ont débuté à la fin des années 1980 en rénovant l’écriture dramatique en relation directe avec la pratique scénique. Il a travaillé d’abord, à partir de 1987, comme auteur en résidence avec le Melbourne Workers Theatre, puis depuis 1989 avec le Merlbourne Theatre Company et le Darwin Theatre Company. Dès ses premières pièces State of defense (1987), After diner (1988) The ballad of Lois Ryan, montées avec un grand succès en Australie et en Nouvelle Zélande, il explore la part publique et privée des travailleurs. Il commence à cette époque à écrire des scénarios et adapte certaines de ses pièces pour le cinéma dont il devient rapidement scénariste  reconnu. Ainsi par exemple sa pièce Speaking in tongues adaptée sous le titre Lantana. Il écrit des pièces courtes dont Fever composée de 4  oeuvres courtes et participe avec d’autres auteurs à des écritures collectives entre autres avec Daniel Keene. 

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       Les problématiques traitées par Andrew Bovell vont de l’isolement et de l’incommunication entre les gens (Distant light dark places, 1994), les disparitions, les abus sexuels ou meurtres des enfants dans une communauté (Holly day, 2002), le sens de la vie à deux (Scenes from a separation, 1995), la colonisation des Aborigènes, les luttes pour la terre, les conflits culturels, raciaux et politiques en Australie (Secret river, 2013, Like whiskey on the breath of the drunk you love, 1992), la transmission des conflits et des secrets familiaux d’une génération à l’autre et la destruction de la planète (When the rain stop falling, 2008), aux problèmes de la société happée par le capitalisme sauvage et l’économie de marché (Ship of fools, 1988, Who’s afraid of the worker class, 1999). Bovell a travaillé pendant plusieurs années pour le théâtre et pour le cinéma aux États-Unis et à Londres où ses pièces sont très jouées. Dans l’œuvre dramatique d’Andrew Bovell l’exploration des conflits et des faits occultés à l’intérieur d’une famille transmis à travers plusieurs générations se croise avec la réflexion sur les racines et l’héritage des conflits politiques, sociaux, raciaux et sur l’état de notre planète en dégradation que nous allons transmettre aux générations suivantes. связе Ces thèmes culminent dans sa pièce épique Quand la pluie s’est arrêtée (écrite en 2008) qui traverse quatre générations de la même famille et deux continents depuis Londres des années 1950 jusqu’à la côte de l’Australie du Sud et le désert en 2039. Dans cette traversée construite comme un puzzle Andrew Bovell entrelace une série d’histoires reliées par les secrets familiaux avec les strates temporelles : le passé, le présent et le futur. L’histoire de la famille désagrégée est une métaphore de la désagrégation de la société actuelle et de la destruction de notre planète.

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      La pièce est un défi à la scène que Julian Fuentes Reta relève brillamment dans sa vision scénique en traçant, à travers un langage très plastique et poétique, des fils conducteurs dans la complexité labyrinthique de l’œuvre. Dans « Quand la pluie s’est arrêtée » qu’il définit comme une pièce mélancolique et cathartique, Andrew Bovell arrive à créer un état de mélancolie au sens étymologique du mot, à savoir un état de réflexion profonde qui peut produire un changement radical. En tissant et en faisant converger les histoires d’une famille disloquée par les abandons des fils par les pères, les secrets d’inceste et d’abus, avec la thématique de la dégradation de la planète, André Bovell nous met face à nos responsabilités et à notre lâcheté d’accepter la fatalité et de nous considérer impuissants devant cet état des choses. Devons-nous continuer à reproduire les modèles de relations, d’abus, de conflits dans la famille et dans la société ?« Si nous ne pouvons défaire le passé nous pouvons essayer de le comprendre et de nous réconcilier avec lui pour construire notre futur et surtout résister à l’idée de la fatalité et du destin prédéterminé, c’est l’enjeu de ma pièce » dit Andrew Bovell. Sur scène six personnages de quatre générations de la même famille, dont trois à deux âges différents sont joués chacun par deux acteurs, se confrontent aux secrets du passé : blessures, abandons, destruction des liens, transmis d’une génération à l’autre jusqu’à ce que l’un d’eux trouve un jour le courage de défier cet héritage. Peu d’éléments : meuble de cuisine, deux tables, chaises, dans l’espace scénique contenant des strates temporelles différentes, superposées dans certaines scènes (scénographie Ivan Arroyo). Les costumes évoquant certains ceux de la seconde moitié du XXe siècle, d’autres d’aujourd’hui. Les éclairages modulent les ambiances, délimitent les zones du jeu, dramatisent les situations, créent la sensation d’intimité ou au contraire ouvrent l’espace. Les acteurs, tous excellents, glissent d’un plan temporel à un autre. Les arrivées ou les départs de certains personnages évoquent à la fois voyage, déplacement, rupture, fuite, retour dans l’histoire d’une famille et font en même temps référence à l’histoire de la société australienne constituée de différentes couches d’exilés, des survivants des populations aborigènes massacrés ou spoliés de leurs terres. On évoque dans la pièce le désert inondé. L’image qui fait penser au déluge biblique, une forme de fin du monde, de l’humanité. Les protagonistes de la pièce, quatre générations de la même famille seraient, telle la famille de Noé embarqués dans l’Arche avec divers spécimens d’animaux, un ultime noyau de l’humanité qui sera sauvée ici non pas par la volonté ou l’intervention d’un Dieu mais par la volonté profonde de changement, de réconciliation pour construire le futur. Une famille-humanité qui serait capable de comprendre les erreurs du passé, capable de compassion et de transformation.

       Le repas familial, le poisson, revient comme un leitmotiv dans plusieurs scènes. Dans la scène finale tous les personnages viennent s’asseoir en ligne d’un côté de la table pour manger la soupe de poisson et se passent de main en main tous les objets du passé. L’image évoque La dernière Cène du Christ. Mais pour Bovell la scène ne se réfère pas à ce tableau et le poisson n’est pas un symbole chrétien mais la métaphore de la dégradation de la planète, de ce qui disparaît, de ce que nous détruisons. Dans 20-30 ans le poisson qui faisait partie de nos repas quotidiens va disparaître de nos menus. L’images du poisson qui tombe des cintres dans une scène a une double signification : est-ce la fin du monde, la disparition de ce que mangeait le grand-père ?  Ou le déjeuner du petit-fils ? Les scènes des repas dans le spectacle renvoient à la famille réunie autour de la table, ce qui aussi se perd de plus en plus aujourd’hui. La mise en scène de Julian Fuentes Reta relève toutes ces questions sans didactisme ni ton dénonciateur en nous laissant devant l’alternative : acceptons-nous la fatalité de la désagrégation de notre environnement humain et naturel ou allons-nous sauver ce qui reste pour construire notre futur ?

Crédit photos: Naves del Teatro Español de Madrid