Le pouvoir gagne toujours

30 novembre-29 décembre 2015  – Teatro Real, Madrid

Rigoletto de Giuseppe Verdi,Production de la Royal Opera House de Londres

Mise en scène David McVicar; direction musicale Nicola Luisotti

Rigoletto

Leo Nucci – Rigoletto , Marta Matute -la  fille                                de  Monterone

Rigoletto, un des opéras de Giuseppe Verdi les plus joués dans le monde, inspiré par la pièce de Victor Hugo Le roi s’amuse, remporte un succès mérité au Teatro Real de Madrid grâce à la qualité vocale et théâtrale de ses interprètes. Son metteur en scène, l’Écossais, David McVicar portant un regard contemporain sur cette œuvre à plusieurs titres révolutionnaire à sa création le 11 mars 1851 à la Fenice de Venise, relève sa dimension politique et sociale en mettant en parallèle la tyrannie, les abus de pouvoir, la décadence morale dans l’Italie de la Renaissance et la réalité de notre société d’aujourd’hui dominée par l’argent et le sexe.

     Dans l’actuelle production de Rigoletto David McVicar qui a travaillé dans les plus grands opéras du monde depuis le Metropolitan de New York jusqu’au Théâtre Mariinsky à Saint-Pétersbourg a retravaillé sa première mise en scène de l’œuvre en 2001 à Covent Garden à Londres. Une « malédiction » nommée censure pesait autant sur la pièce Le roi s’amuse de Victor Hugo, suspendue à sa création en 1832, le lendemain de la première, accusée d’immoralité et de subversion politique, que sur Rigoletto de Giuseppe Verdi, inspiré par le drame hugolien. Le livret de Rigoletto, censuré, réécrit, modifié à plusieurs reprises fut traité de répugnant, immoral, obscène parce qu’il abordait des sujets comme le viol, la prostitution, la corruption, la tyrannie et les abus du pouvoir. (L’action de Rigoletto se passe dans le duché de Mantoue dont le duc règne en despote absolu, pervers, adicte du sexe, multipliant les assassinats, les viols, les orgies). Contrairement au Roi s’amuse qui fut un échec, Rigoletto a fait un triomphe à sa création et son succès ne se dément pas depuis. Pourtant cet opéra, insolite à l’époque, d’esprit très shakespearien, va à l’encontre des canons opératiques conventionnels dans sa structure, sa richesse et sa densité dramatique et musicale : mélange de genres, du grotesque au tragique, de rythmes, des registres musicaux différents allant des récitatifs pathétiques aux éléments de l’opéra bouffe.Avec un art inégalé et le sens profond des passions humaines Verdi traduit dans sa musique les états émotionnels, nuance les sentiments. Comme Victor Hugo Verdi recourt au costume historique pour parler de la société de son époque.David McVicar articule sa mise en scène sur la thématique de l’injustice, de la corruption, de l’inhumanité, du cynisme du pouvoir qui génèrent et amplifient haine, violence, vengeance. Bref c’est un monde où l’innocence, la pureté sont sacrifiées. Le duché de Mantoue n’est-il pas en effet une métaphore de notre société libérale, soumise à la « real politic » où la justice très relative est bafouée, où l’argent est roi, où on achète tout, où l’éthique et l’honnêteté sont considérées comme des abstractions sinon les fantasmes d’un fou ?

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Olga Peretiatko-Gilda , Stephen Costello -Le Duc                                             de Mantoue.

        L’intention de la mise en scène de McVicar est clairement cathartique. Sans tomber dans une vision manichéiste McVicar, recourant à une scène tournante, met dos à dos le monde de ceux d’en haut et celui de Rigoletto, d’en bas, de la misère, des exclus. Le crime, la corruption, la violence règnent    autant dans l’un que dans l’autre. Les êtres innocents, purs,en sont victimes. Côté Duc un palais figuré par un haut mur, transparent par moments, incliné vers la droite, comme en déséquilibre, avec sur la gauche une grande porte du palais de la quelle sort une plate-forme avec un escalier. Le siège du duc, seul élément scénique emblématique du pouvoir, est le symbole de sa dépravation : dans la scène de la fête orgiaque il sert pour forniquer et quand Rigoletto révolté crie vengeance contre le pouvoir il le renverse. De l’autre côté du plateau tournant, adossé au mur du palais, à la fin du Ier acte et au début du IIe la misérable demeure de Rigoletto en bois, à deux étages, en haut la chambre de Gilda avec un lit et un rideau. Dans le IIIe acte ce décor devient l’obscure et sordide auberge de Sparafucile où Rigoletto tend un piège au duc. Le décor de Michael Vale qui s’inspire des tableaux de Caravage, est très efficace bien que son architecture qui envahit la scène soit quelque peu pesante par moments et illustrative. Le parti pris des costumes, très beau, recréés sur ceux de l’époque, est en totale cohérence avec le refus de coller littéralement à l’actualité contemporaine. Mais McVicar la fait transparaître et résonner dans le jeu et les situations.

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                            Leo Nucci-Rigoletto, Olga Peretiatko -Gilda

En s’inspirant du Portrait de Dorian Gray dans sa lecture de l’opéra, il n’oppose pas les deux mondes mais montre la porosité entre eux, comment l’un contamine l’autre. Ainsi la difformité extérieure et la méchanceté vindicative vis à vis des puissants et des courtisans de Rigoletto ressemblant à un insecte, déformé, bossu, reflètent elles l’immoralité, le cynisme, la laideur intérieurs du beau et séduisant duc. La douleur, le désir irrépressible de vengeance pour le déshonneur de sa fille pousse Rigoletto au meurtre. De même Gilda figure de l’innocence, de la pureté, qui succombe aux charmes du duc, contraste avec Maddalena qui cependant, dans un sursaut d’humanité, demande à son frère d’épargner le duc. David McVicar traduit avec pertinence dans la dramaturgie scénique la partition verdienne : le jeu de contrastes, les transitions émotionnelles des protagonistes, l’intensité de leurs passions. On peut lui reprocher juste d’insister sur quelques effets comme par exemple les éclairs répétitifs dans la scène de l’orage redondants avec les effets musicaux.

        C’est aux chanteurs qu’on doit des émotions rares. Le célèbre baryton italien Leo Nucci (73 ans), qui a triomphé il y a six ans dans ce rôle au Teatro Real, considéré comme le meilleur Rigoletto du monde, ovationné, a bissé le duo de la vengeance du IIe acte. Il est sublime dans ses bouffonneries grotesques autant que dans les moments d’une grande densité tragique quand il découvre sa fille séduite par le duc puis, glacé d’horreur, la trouve assassinée.Olga Peretyatko, (soprano), la prodigieuse jeune cantatrice russe, en Gilda autant dans le chant que dans le jeu incarne l’innocence, la pureté, la fragilité. Son duo avec Rigoletto « figlia, adre mio » est bouleversant, et son air vocalement acrobatique « caro nome » à la fin de l’acte I nous traverse, nous fait vibrer. Stephan Costello (ténor) crée un duc ambigu dans sa perversité. On pourrait presque croire en la sincérité de ses sentiments envers Gilda quand, au début du IIe acte, ne la trouvant pas, dépité, il semble souffrir réellement. Le quatuor du IIIe acte : le duc séduisant Maddalena, épiés par Rigoletto et Gilda, un des moments forts et attendu par le public, était impeccable autant vocalement que dans la tenue dramatique du suspense.

       Pour conclure on s’incline devant l’art de David McVicar, homme de théâtre accompli, de construire des situations, de dramatiser remarquablement les actions et de théâtraliser les interventions du chœur.

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