Dans les bas-fonds d’hier et d’aujourd’hui

5 – 19 février 2016 Teatro de la Zarzuela, Madrid

Création mondiale de Juan Jose, opéra en 3 actes de Pablo Sorozabal livret d’après la pièce de théâtre de Joaquin Dicenta; mise en scène José Carlos Plaza; direction musicale Miguel Angel Gomez Martinez

avec dans les rôles principaux : Carmen Solis – Rosa (soprane), Silvia Vazquez – Toñuela (soprane), Milagros Martin – Isidra (soprane), Antonio Ganda – Paco (ténor), Jose Angel Odena – Juan Jose (baryton), Ruben Amoretti – Andres (basse) et 8 danseurs

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       Juan Jose, opéra de Pablo Sorozabal(1897 – 1988) défini par le compositeur comme « drame lyrique prolétaire », autant par la modernité de la partition que par son sujet, tient une place à part dans son œuvre extrêmement riche et diverse qui va de l’opéra, de la zarzuela à la musique de ballets et de films. Un opéra contemporain écrit en 1968, en pleine effervescence révolutionnaire dans le monde alors que l’Espagne vivait la dernière période de la dictature franquiste.  Juan Jose dont l’action se situe dans les bas-fonds de Madrid met en scène des antihéros, des personnages marginaux, du lumpenprolétariat et dénonce la misère, l’exploitation, les conditions intolérables de vie du peuple. Le sujet, la critique cinglante de la réalité sociale, choquait à l’époque, la musique qui bouleversait les codes habituels aussi. Deux tentatives de création de Juan Jose en 1979 et en 1989 ont échoué en partie en raison des exigences du compositeur qui pour les rôles principaux voulait rien de moins que Teresa Berganza, Montserrat Caballé et Placido Domingo. Après la mort de Sorozabal le projet de création fut mis de côté.

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             Après sa version concert en 2009 à San Sebastian, grâce aux efforts du directeur musical Miguel Angel Gomez Martinez et à la volonté de Paolo Pinamonti, ex-directeur du Teatro de la Zarzuela, la création mondiale de Juan Jose a eu enfin lieu le 5 février 2016. Et c’est une réussite absolue. Il y a une certaine proximité entre L’opéra de quat’sous de Brecht – Weill et Juan Jose de Sorozabal, à la fois quant au sujet et à l’atypicité de la composition musicale, à ceci près que l’une est une pièce de théâtre avec des songs, l’autre un opéra contemporain. La partition de Juan Jose très complexe marque un tournant dans la composition de Sorozabal. Il y réussit une alchimie parfaite des racines et des formes de la musique espagnole populaire avec des harmonies osées, presque choquantes, des éléments atonaux sans renoncer aux lignes mélodiques. Par moments on y trouve des proximités avec Stravinsky et Kurt Weill. La partition vocale exige des voix presque wagnériennes. Le livret inspiré par la pièce de Joaquin Dicenta, situe l’action au début du XXe s. dans les bas quartiers de Madrid en conservant le langage populaire. Jose Carlos Plaza, le metteur en scène, a raison de dire que par sa trame prolétaire, la violence et la dureté du propos Juan Jose peut être comparé à Woyzeck de Büchner. L’opéra de Sorozabal est en effet un portrait de la réalité de la société, à la fois celle d’il y a un siècle et de la nôtre avec la misère, le chômage, la violence, la violence contre les femmes, les diverses formes d’exploitation, la corruption, l’arrivisme, l’analphabétisme. Juan Jose, un ouvrier maçon, illettré, abandonné enfant par ses parents, élevé par une femme qui le faisait mendier, est follement amoureux de Rosa. Celle-ci renvoyée de son travail, sans ressource aucune, est poussée par l’entremetteuse Isidra dans les bras du contremaître Paco qui la courtise. À la suite de son altercation avec Paco, son employeur, Juan Jose perd son travail. Pour procurer une vie meilleure à Rosa il vole et se retrouve en prison. Apprenant que Rosa vit avec Paco qui l’entretient il s’échappe de la prison avec l’intention de tuer Paco et de récupérer Rosa. Il la surprend en train de se préparer pour aller à une fête avec Paco. Alors qu’elle essaye d’empêcher le meurtre il tente de la faire taire et l’étouffe par accident

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         L’action se déroule d’abord dans une taverne d’un quartier pauvre puis dans la mansarde misérable où vivent Juan Jose et Rosa enfin dans l’appartement confortable de Paco et Rosa. Conjuguant dans sa mise en scène le réel et l’irréel, la violence et le grotesque, Jose Carlos Plaza crée une distance poétique par rapport au vérisme de l’œuvre et met en relief les correspondances entre la société du début du XXe s. et la nôtre. Il opère cette distance poétique en introduisant des peintures dans le décor, ramené au strict nécessaire et un groupe de huit danseurs qui dans les deux premiers actes reflètent en arrière-plan, à travers les mouvements distordus, la misère, la douleur, le désarroi des protagonistes. Ce langage chorégraphique muet, gestuel, renvoie aussi à la pauvreté intellectuelle, à la difficulté d’exprimer les sentiments, les émotions autrement que par la violence de ces gens laissés pour compte, sans avenir.

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        Sur le plateau les trois lieux sont évoqués juste par quelques éléments et des peintures dans le fond qui cassent le réalisme. La taverne, avec deux tables et des bancs, un comptoir avec quelques bouteilles et en peinture en arrière-plan l’esquisse d’étagères avec des bouteilles de guingois. Image qui donne la sensation du déséquilibre, d’un monde délabré. La mansarde du IIe acte est figurée par un lit, chaise, brasero, un poêle et un tas de vêtements usés. La peinture au fond, non réaliste, évoque des toits enneigés d’une ville. Plateau vide dans la scène de la prison, juste sur le panneau au fond quelques silhouettes peintes de prisonniers répercutant avec les danseurs les personnages prisonniers. Dans le IIIe acte l’appartement presque aisé, lit, fauteuil, beaux vêtements suspendus de côté et en arrière-plan l’image évoquant les toits. Le rôle du chœur absent dans cet opéra est repris en quelque sorte par les danseurs. Les chanteurs, vocalement parfaits jusqu’au moindre détail de leurs partitions, créent des personnages authentiques, de chair et d’os, en relevant leur complexité émotionnelle et leur conditionnement social. Il y a une totale harmonie dans la distribution. Le couple Rosa (Carmen Solis) et Juan Jose (Jose Angel Odena) affronte avec une impressionnante aisance les difficultés vocales et le registre dramatique de leurs partitions. Le chef d’orchestre, Miguel Angel Gomez Martinez qui s’est battu longtemps pour aboutir la création de Juan Jose insuffle à l’Orchestre de la Communauté de Madrid un état de grâce.

       La mise en scène de Jose Carlos Plaza à la fois moderne, inventive et totalement au service de la musique de Sorozabal récupère son opéra Juan Jose et lui restitue une place de premier plan dans le répertoire lyrique espagnol.

Crédit photo : Fernando Marcos