Un Oncle Vania tropical

9 mars -3 avril 2016 – Teatros del Canal, Madrid ( suivi d’une tournée nationale)

Oncle Vania d’Anton Tchekhov, traduction Rodolf Sirera, mise en scène et scénographie Carles Alfaro

Le professeur – Rafael Calatayud, Elena – Empar Canet,  Vania – Jose Manel Casany,  Astrov – Angel Frigols, Maman – Mamen Garcia, Sonia – Rebeca Valls.

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       Carles Alfaro, un des metteurs en scène phares de la scène espagnole, fondateur du Teatre Moma en 1982 à Valencia, avait déjà mis en scène Oncle Vania de Tchekhov en 2008 au Centre Dramatique National de Madrid. Il ne cesse de revisiter le théâtre et l’œuvre narrative de Tchekhov en proposant chaque fois une lecture personnelle, originale, et une approche scénique novatrice. On se souvient de sa magnifique version condensée des Trois sœurs présentée au Teatro de la Abadia en 2014 et de Atchusss, montage à partir des pièces courtes et des récits de Tchekhov présenté en 2015 au Teatro Latina à Madrid.Il revisite aujourd’hui dans une nouvelle version scénique Oncle Vania en transposant la pièce quelque part en Afrique subtropicale dans les années 1960. Pourquoi pas ? Le théâtre de Tchekhov, ses personnages au bord d’un abîme, les pieds plantés dans un monde en train de disparaître et les yeux fixés sur un futur hypothétique, abasourdis face au changement dont ils sont témoins passifs, sont réputés être universels.

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     Ainsi la petite communauté d’Oncle Vania, déplacée quelque part dans une Afrique subtropicale, est-elle confrontée aux changements inéluctables, irréversibles : dégradation, voire destruction et transformation du milieu naturel et d’une société traditionnelle, par les enjeux de la compétition néocapitaliste et néocolonialiste. La situation africaine est certes emblématique de tous les bouleversements qui laissent au bord de la route les gens qui ont raté le train de leur vie. Mais en même temps cette transformation de la pièce de Tchekhov semble quelque peu forcée et artificielle comme métaphore de la prédation de la nature par l’homme et du changement climatique. Le retour du professeur retraité avec sa jeune et belle épouse Elena bouleverse la routine quotidienne de la paisible propriété où vivent Sonia, sa fille de son premier mariage, (Maman), mère de sa première femme et Vania, frère de celle-ci. La propriété survit dans un paysage saccagé par les prédateurs de la nature et les spéculations des promoteurs : les projets de construire des routes, un chemin de fer, un hôpital et une école, ont été abandonnés, la forêt a été détruite pour vendre le bois en Europe.

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        Le docteur qui s’occupe de la santé de la petite communauté est un écologiste en avance sur son temps. Captivé par la beauté d’Elena il redouble ses visites en négligeant ses obligations professionnelles. L’irruption du monde extérieur dans la banalité quotidienne, rassurante, mettra en crise tout ce petit monde, faisant découvrir aux uns et aux autres l’inutilité de leurs efforts. Carles Alfaro met en résonance dans le spectacle le cataclysme que la rencontre de deux mondes différents produit dans la sphère familiale avec la catastrophe du réchauffement climatique. Les personnages se plaignent à plusieurs reprises de la chaleur excessive, étouffante. Il relève dans sa mise en scène les thèmes du passage du temps, des possibilités perdues sans s’en rendre compte, de l’auto mensonge, de l’auto compassion, de l’action destructrice de l’homme sur la nature, de l’utopie du progrès.

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       La traduction très juste de Rodolf Sirera fidèle aux intonations et aux ruptures de rythme, la concretude de la langue de Tchekhov, rends les personnages extrêmement vivants, authentiques, proches de nous. Contrairement à la façon habituelle de mettre en avant certains protagonistes, Carles Alfaro a opté pour un traitement choral de la pièce, comme un tissu d’histoires croisées de tous les personnages, chacun d’eux ayant autant d’importance. La scénographie évoque l’intérieur et l’extérieur d’une propriété : à droite un hamac, au fond un buffet avec de la vaisselle, devant au milieu une table et des chaises, à gauche le piano. La toile de fond représente un fragment de la forêt. Les costumes évoquent les vêtements légers, styles coloniaux, des années 1960. L’esthétique du jeu, plutôt réaliste, confère au lieu et aux situations des traits spécifiques, identifiables d’une demeure en Afrique : chaleur étouffante, lourde, on se repose dans le hamac, on boit du whisky, etc.…Dans l’atmosphère de farniente, en apparence relaxée, on sent les tensions qui vont se libérer. Nous assistons à l’éveil de la conscience : du temps perdu, des rêves illusoires, des échecs, du trop tard.

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       Sonia et Vania découvrent qu’ils ont travaillé comme des esclaves en se sacrifiant et en hypothéquant leur futur pour la carrière du professeur qu’ils ont mis sur un piédestal. Leurs sentiments amoureux s’étouffent en germe. Le docteur se rend compte de l’inutilité de ses efforts et de sa lutte pour la défense de la nature. Seule Maman se protège dans son monde à part, un monde d’un doux passé, nostalgique de la culture française, dont son piano nous renvoie les échos. Le piano sur scène est devenu un protagoniste constant dans les mises en scène de Carles Alfaro des pièces de Tchekhov. On le trouvait déjà dans Les trois sœurs et dans Atchusss, faisant parti de la dramaturgie scénique. Ici la musique et le piano dont elle joue sont un refuge pour Maman enfermée dans ce monde sonore. La musique du piano constitue aussi un contrepoint à la violence du changement, évoquant la nature, le vent…Les acteurs tous irréprochables, très convaincants, exécutent sans faute la partition tchékhovienne arrangée avec sensibilité et pertinence par Carles Alfaro.

Crédit photo: Teatros del Canal