23 – 26 avril 2016, Craiova, Roumanie

L’Europe applaudit ses théâtres (XVe Prix Europe pour le Théâtre et XIIIe Prix des Nouvelles Réalités Théâtrales)

            Pendant quelques jours le Théâtre National et d’autres théâtres de Craiova, ville roumaine de 310 000 habitants, sont devenus la scène d’un événement théâtral européen qui a rassemblé des professionnels, artistes, critiques, théâtrologues, du monde entier.

         Après ses premières éditions glorieuses, célébrées en grande pompe, dont les lauréats étaient entre autres : Peter Brook, Ariane Mnouchkine, Giorgio Strehler, Lev Dodine, Pina Bausch, Patrice Chéreau, le Prix Europe pour le Théâtre a du mal à survivre dans le chaos politique, économique et social européen actuel. Il faut rendre hommage à Alessandro Martinez, créateur en 1986, secrétaire générale et âme du Prix Europe pour le Théâtre qui depuis sa création l’a porté à bout de bras à travers l’Europe depuis Taormina en Sicile jusqu’à Saint-Pétersbourg en passant par Turin (Italie), Thessalonique (Grèce), Wroclaw (Pologne). C’est grâce à sa patience, ses efforts, sa foi dans le théâtre que le XVe Prix, après cinq ans d’incertitude, à trouvé un port d’accueil en Roumanie, à Craiova. Ainsi, les lauréats choisis depuis quatre ans, ont-ils pu récupérer leurs trophées. Le palmarès, géographiquement, recouvre le territoire européen du Nord au Sud et de l’Ouest à l’Est, récompensant une palette très diversifiée de créateurs. Le XVe Prix Europe pour le Théâtre distingue l’œuvre du chorégraphe mais aussi metteur en scène de théâtre suédois Mats Ek, qui a contribué à révolutionner le langage chorégraphique depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Les cinq Prix des Nouvelles Réalités Théâtrales ont récompensé le travail du dramaturge espagnol Juan Mayorga, de Viktor Bodo, metteur en scène hongrois, du metteur en scène allemand Andreas Kriegenburg, de l’auteur et metteur en scène français Joël Pommerat et le parcours artistique original ancré dans le tissu social du Théâtre National d’Écosse, institution itinérante, sans murs ni bâtiment. Ce Prix des Nouvelles Réalités Théâtrales, depuis sa création, est à la fois une reconnaissance et un tremplin promotionnel qui a propulsé sur la scène internationale de nombreux artistes comme Anatoli Vassiliev, Tomas Ostermeier ou Romeo Castellucci. Dans une perspective optimiste je souhaite une longue vie au Prix Europe pour le Théâtre et une récompense spéciale pour Alessandro Martinez qui avec des moyens chaque fois réduits mais avec une ténacité exemplaire a assuré jusqu’à présent sa pérennité.

Craiova (ROMANIA), 23-26/04/16, 15 Europe Theatre Prize - Giulio Cesare di Societas Raffaello Sanzio, regia di Romeo Castellucci - Gianni Plazzi, Dalmazio Masini, Sergio Scarlatella - Foto Luciano Rossetti © Phocus Agency - TUTTI I DIRITTI RISERVATI

Giulio Cesare di Societas Raffaello Sanzio, regia di Romeo Castellucci – Foto Luciano Rossetti ©

            Peu fréquente dans le cadre du Prix Europe pour le Théâtre est l’attribution d’un Prix Spécial. Ainsi au XIIe Prix Europe, le Prix Spécial a-t-il été attribué à la demande expresse d’Harold Pinter à la compagnie « Belarus free théâtre » pour un travail artistiquement amateur et médiocre mais engagé contre la censure et l’oppression politique en Biélorussie. C’était clairement un geste politique. Le travail de cette compagnie qui grâce à cette récompense a circulé un peu en Europe compatissante ne s’était pas amélioré et aujourd’hui personne ne s’en souvient. Cette fois à Craiova le Prix Spécial, à la demande du président du jury Georges Banu, a été décerné à son compatriote, le metteur en scène Silviu Purcarete. Personnellement je ne suis pas convaincu du mérite ni du talent de Silviu Purcarete, dont j’ai eu l’occasion de voir plusieurs spectacles. Convenons qu’il s’agit là d’un geste diplomatique vis-à-vis des hôtes Roumains du Prix Europe pour le Théâtre. Traditionnellement le Prix Europe pour le Théâtre accueille dans sa section « Retour » des spectacles d’artistes lauréats des Nouvelles Réalités Théâtrales dans des éditions précédentes. Sont revenus ainsi au XVe Prix à Craiova Tomas Ostermeier avec Richard III et Roméo Castellucci avec Jules César, la célébration des 400 ans de la mort de Shakespeare oblige.

               Comme de coutume des tables rondes avec des spécialistes, chercheurs, apportaient un éclairage et des analyses en profondeur des œuvres et du travail des lauréats présents.  Celle autour de Mats Ek a donné lieu à des échanges et des interventions passionnants, modérés par la spécialiste suédoise de la danse contemporaine Margareta Sorenson, des personnalités et des collaborateurs de l’artiste, entre autres Ana Laguna, sa muse et sa compagne depuis le début et Brigitte Lefèvre, ex directrice du Ballet de l’Opéra Garnier à Paris qui a accueilli à plusieurs reprises les créations de Mats Ek.

Craiova (ROMANIA), 23-26/04/16, 15 Europe Theatre Prize - Mats Ek "Axe Securea" con Ana Laguna, Yvan Auzely - Foto Luciano Rossetti © Phocus Agency - TUTTI I DIRITTI RISERVATI

Mats Ek « Axe Securea » con Ana Laguna, Yvan Auzely – Foto Luciano Rossetti ©

       Les intervenants ont abordé les grandes lignes de son parcours depuis ses débuts dans le célèbre ballet de sa mère Birgit Cullberg, ses réécritures des ballets classiques dans les années 1980 qui lui ont ouvert la carrière internationale (Gisèle, le lac des cygnes, Carmen, la Belle au bois dormant), ses incursions au théâtre dramatique qu’il contamine par la danse, ses créations immergées dans la réalité quotidienne (par exemple Appartement), ses chorégraphies pour les grandes étoiles comme Mikhaïl Barychnikov ou Sylvie Guillem…Les intervenants ont relevé les grands thèmes dans la création de Mats Ek : réflexion sur le féminin et le masculin, la liberté de l’individu, l’apartheid, la condition des femmes opprimées par les structures familiales et sociales dont son ballet d’après La maison de Bernarda Alba de Lorca est une expression très puissante. Son spectacle filmé Memory, inspiré à l’origine par le personnage de Don Juan de Molière, ou Mats Ek imagine la relation que le célèbre libertin pourrait avoir avec Doña Ana et une brève chorégraphie Axe interprétée par ses danseurs fétiches sur un couple faisant face à ce qu’ils étaient et à un futur indéfini, présentés dans la cérémonie de la clôture du Prix, offraient un échantillon de l’immense œuvre de l’artiste. À 71 ans, au bout de 50 ans de carrière, Mats Ek nous assure que même s’il s’arrête, se libérant cette année de ses contrats, il ne renonce pas totalement à la danse.

Découvertes et reconnaissances.

             Les Prix des Nouvelles Réalités Théâtrales ont pour vocation de révéler et de donner un coup de projecteur sur des démarches novatrices dans la pratique scénique et dans l’écriture dramatique actuelle. Parmi les lauréats Joël Pommerat qui depuis toujours met en scène ses propres textes et Juan Mayorga qui depuis peu crée lui-même ses pièces. Joël Pommerat, après sa première période d’écriture scénique hermétique qui tenait d’une auto-analyse, a eu une période très fertile, créative, avec les pièces ancrées dans la réalité de la société actuelle (Au monde, D’une seule main, Les marchands, Je tremble, Ma chambre froide). Ses dernières pièces créées dans le système institutionnel dans lequel il travaille s’avèrent plus consensuelles, plus anecdotiques. Ce qui est intéressant dans sa démarche c’est son écriture sur scène dans le travail avec les acteurs qui habitent l’univers de Joël Pommerat, la respiration et la matière physique de son langage. Mais en même temps son théâtre écrit sur mesure, avec les corps d’acteurs qui en sont d’une certaine façon les co-créateurs, repris par d’autres metteurs en scène et acteurs risque de perdre de son énergie génératrice et de son identité particulière. On regrette qu’aucun spectacle de Joël Pommerat n’était visible à Craiova et que les présentations de son travail dans la table ronde, très émotionnelles, manquaient de clarté et d’objectivité.

Craiova (ROMANIA), 23-26/04/16, 15 Europe Theatre Prize - "Reikiavik" di Juan Mayorga - Cesar Sarachu, Daniel Albaladejo, Elena Rajos - Foto Luciano Rossetti © Phocus Agency - TUTTI I DIRITTI RISERVATI

« Reikiavik » di Juan Mayorga – Cesar Sarachu, Daniel Albaladejo, Elena Rajos – Foto Luciano Rossetti ©

            En revanche l’œuvre de l’auteur espagnol Juan Mayorga, illustrée par une de ces dernières pièces Reykjavik, mise en scène par lui-même et une lecture dramatisée de sa pièce récente Yougoslaves dirigée également par l’auteur, a été brillamment analysée et commentée par des critiques et des chercheurs qui ont relevé l’évolution, les thèmes et les aspects fondamentaux de son écriture à plusieurs strates de lecture. Les pièces de Juan Mayorga traduites en 16 langues ont été représentées dans plusieurs pays d’Europe, en Asie, en Amérique du Nord et du Sud. En France Jorge Lavelli a fait des créations mémorables de Himmelweg, Lettres d’amour à Staline et du Garçon du dernier rang, adapté au cinéma par François Ozon sous le titre Dans la maison. Plusieurs de ses pièces ont été diffusées par la radio France Culture.

         Reykjavik condense les aspects essentiels du théâtre de Mayorga : une vision du monde mise en perspective de l’histoire et mise en abîme du théâtre, le jeu entre la fiction et réalité, le théâtre comme instrument de la restitution de la mémoire et de la réalité irreprésentable, le rapport des grands conflits mondiaux avec notre présent, l’identité incertaine. Deux hommes, Bailen et Waterloo, joueurs passionnés d’échecs, dans un parc, devant un adolescent lui aussi amateur d’échecs, vont incarner Boris Spassky et Bobby Fischer, deux grands champions d’échecs, symboles de deux puissances du monde (USA et URSS) qui en 1972, en pleine guerre froide, se sont affrontés à Reykjavik. Autour de leur échiquier, métaphore du monde, Mayorga convoque de nombreux personnages emblématiques des deux blocs Ouest et Est, interprétés par les trois acteurs et des voix off, conjuguant ainsi, par le truchement du théâtre, l’histoire et le présent. Sur le plateau juste une table avec l’esquisse d’un échiquier, deux bancs d’un parc et quelques projections, pour recréer la scène où se joue le destin du monde. Yougoslaves repose la question de l’identité individuelle, nationale, géographique dont la réalité n’est jamais certaine au point de devenir fiction. La quête de chacun des protagonistes de la pièce n’est qu’une évasion dans une fiction rêvée ou inventée.

              Andreas Kriegenburg, originaire de l’ancienne Allemagne de l’Est (DDR), autodidactes en théâtre, a commencé à travailler comme metteur en scène à Zittau et à Frankfurt sur Oder à la fin des années 1980. En 1991, arrivé à la Volksbühne de Berlin, il se fait remarquer avec sa mise en scène de Woyzeck de Büchner. Son parcours est très éclectique allant des tragédies grecques, Shakespeare, Tchekhov, au théâtre contemporain et à l’opéra allemand et italien. Ses mises en scène jusqu’à Woyzeck sont marquées par l’esthétique de la déconstruction à laquelle il tourne le dos par la suite en élaborant son propre style de théâtre corporel, existentialiste, comique, empreint de l’esprit et de la gestuelle des films comiques muets de Buster Keaton et Jacques Tati. Les personnages de ses spectacles sont des gens très humble, d’en bas de l’échelle sociale. Andreas Kriegenburg a une affinité particulière avec le théâtre de Dea Loher dont il a monté presque toutes les pièces. Il travaille aujourd’hui dans les plus grands théâtres allemands.

Craiova (ROMANIA), 23-26/04/16, 15 Europe Theatre Prize - "Nathan the Wise" regia Andreas Kriegenburg - Elias Arens, Nina Gummich, Bernd Moss, Julia Nachtmann, Jorg Pose, Natali Seelig - Foto Luciano Rossetti © Phocus Agency - TUTTI I DIRITTI RISERVATI

« Nathan the Wise » regia Andreas Kriegenburg – Elias Arens, Nina Gummich, Bernd Moss, Julia Nachtmann, Jorg Pose, Natali Seelig – Foto Luciano Rossetti ©

             Dans sa version de Nathan le sage de Lessing qu’il a présenté au Prix Europe pour le Théâtre il relève les thèmes des religions, des idéologies qui opposent les gens en proposant de sortir du bipolarisme, de qui a raison. « Avant d’être des croyants nous sommes tous des êtres humains », dit-il. Il traite la pièce de Lessing à partir d’une perspective moderne : la relation de Saladin et de Nathan, leur rapport à l’argent, au pouvoir, aux prescriptions religieuses, voire idéologiques et sociales. Dans son spectacle la musique joue un rôle important, plusieurs scènes se jouent sans texte, dans une esthétique de cinéma muet avec une gestuelle qui fait penser aussi aux automates ou aux marionnettes. Une scénographie intéressante : après la séquence du début, sur le plateau complètement vide arrive une construction rectangulaire en planches, mobile, transformable, à deux niveaux. Elle évoque un magasin où les personnages entrent pour acheter, une maison et un mur en ce dépliant et en traversant en biais le plateau. Les costumes intemporels, évoquant quelque chose de l’époque et surtout la misère sans fond dans territoire du Proche Orient d’aujourd’hui : vêtements en haillons, le chevalier en tunique blanche en loques, une croix rouge peinte dessus, Saladin avec une chéchia d’où dépassent des cheveux rouges. Tous les personnages sont couvert de boue ce qui, comme un certain nombre de choses, est difficilement explicable. Mais, au-delà du parti pris de cette version tenu avec une cohérence, le propos du spectacle est pour moi très discutable. On comprend qu’Andreas Kriegenburg, à partir de sa propre expérience du régime communiste puis du capitalisme libéral et de ses confrontations avec les idéologies religieuses et autres, puisse aspirer à une sorte de happy end possible où des individus se reconnaîtront simplement en tant qu’êtres humains. Certes, après le brouhaha des utopies qui ont ravagé le XXe s, il nous reste encore celle-là.

       J’ai peu de choses à dire sur le théâtre du Hongrois Viktor Bodo dont même un aperçu d’un spectacle manquait au Prix Europe pour le Théâtre. Selon lui-même et les connaisseurs de son théâtre il a le don de condenser les personnages et les situations en quelques gestes ou des effets sonores. Les acteurs constituent un principe créateur dans sa démarche. Viktor Bodo a travaillé avec Arpad Shilling et avec le Théâtre Katona Kozsep à Budapest. Aujourd’hui il est invité dans de nombreux théâtres d’Europe. Kafka, en particulier Le procès et Le château, inspire son travail théâtral. Parmi ses spectacles remarqués : Ubu roi de Jarry, Fahrenheit 451 d’après Ray Bradbury, Le revizor de Gogol, L’opéra de quatre sous de Brecht. En 2015 il a dissous sa compagnie Expédition Sputnyik et crée en indépendant dans les pays de langue allemande. Ses derniers spectacles sont La métamorphose de Kafka et La visite de la vieille dame de Dürrenmatt.

Craiova (ROMANIA), 23-26/04/16, 15 Europe Theatre Prize - National Theatre of Scotland - Last Dream (On Earth) di Kay Fisher, Sound Design Matt Padden, con Tyler Collins, Kimisha Lewis, Thierry Mabonga, Tadura Onashile, Gameli Tordzro - Foto Luciano Rossetti © Phocus Agency - TUTTI I DIRITTI RISERVATI

National Theatre of Scotland – Last Dream (On Earth) di Kay Fisher, Sound Design Matt Padden, con Tyler Collins, Kimisha Lewis, Thierry Mabonga, Tadura Onashile, Gameli Tordzro – Foto Luciano Rossetti ©

        Le National Theatre of Scotland est un phénomène à part parmi les primés des Nouvelles Réalités Théâtrales. Ce collectif de créateurs sans lieu stable développe depuis plus de 10 ans des projets inscrits profondément dans la vie de la population, conçus sur mesure pour des lieux très divers : théâtres, écoles, aéroports, foires, salles de fête, forêts…  Les spectacles de la compagnie ont tourné partout en Écosse, au Royaume Uni et aussi à l’étranger. Plusieurs créations sont issues de projets sociaux avec des écoles et des communautés. Le spectacle du National Theatre of Scotland Last dream (on earth) présenté à Craiova rendait compte de l’originalité de la démarche de la compagnie et de son engagement dans la réalité politique de notre temps. Le dialogue entre Cedar et Dawn issu des conversations et d’interviews aux centres des réfugiés à Malte et au Maroc se tisse avec des fragments de transcription des communications enregistrées entre une navette spatiale et le Centre de Contrôle au sol. Le thème qui relie ces deux histoires est un voyage vers un ailleurs. Ces fragments d’échanges fictionnalisés constituent la partition textuelle du spectacle inscrite dans une composition sonore de bruits divers et de musique. Car en réalité ce spectacle plus audio que visuel est une sorte de concert, composition de sons et de voix distribués dans l’espace du théâtre comme dans un espace cosmique auquel les spectateurs sont directement connectés par des écouteurs. De sorte qu’on assiste à une sorte de paysage sonore qui se déploie dans nos oreilles car sur la scène il n’y a pas grand-chose à voir, hormis un guitariste et un batteur qui jouent en direct et quelques acteurs qui parlent chacun derrière son micro. La musique, la parole, les bruits sonorisés, retravaillés, parviennent amplifiés dans les écouteurs des spectateurs. C’est sans doute une performance technique réussie mais les bribes des dialogues se perdent de sorte qu’on a du mal à se connecter à l’histoire que le spectacle tente de nous raconter.

         En somme le palmarès du Prix Europe pour le Théâtre me parait révélateur non pas des tendances mais des recherches et des questionnements personnels, indépendants des mouvements grégaires