Un long voyage vers la folie/Barychnikov-Nijinski

Letter to a man,mise en scène, scénographie et éclairage Robert Wilson

avec Mikhaïl Barychnikov basé sur Le journal de Vaclav Nijinski

texte Christian Dumais-Lvowski, dramaturgie Darryl Pinckney,musique Hal Willner  costumes Jacques Reynaud, collaboration pour les mouvements et le texte parlé Lucinda Child

 

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     Après leur première création commune de La vieille femme d’après le récit de l’écrivain russe Danill Harms, Robert Wilson et Mikhaïl Barychnikov se retrouvent pour faire un voyage dans l’esprit du célèbre danseur et chorégraphe russe Vaclav Nijinski. Letter to a man est basé sur Le journal de Nijinski, en l’occurrence sur l’épisode de sa lutte dramatique contre la maladie, la schizophrénie, qui peu à peu prend possession de son esprit. 1945, dernières semaines de la IIe Guerre Mondiale, Budapest où Nijinski et sa femme trouvent refuge. Dans les rues détruites les batailles entre les soldats allemands et russes font rage. Nijinski, dont la santé mentale a commencé à se dégrader à la fin de la Iere Guerre Mondiale, secoué par la tragédie de la IIe Guerre, affronte son propre drame. Son Journal, son unique lien avec lui-même et le monde, témoigne de son courage et de sa volonté de comprendre ce qui lui arrive. Quand il cesse de l’écrire c’est comme si derrière le rideau qui tombait sur sa vie restait encore à tourner la page de la mort. Pour Bob Wilson, qui d’après Barychnikov est un danseur frustré, le théâtre est danse. Il crée dans Letter to a man un théâtre mental, une scène de l’esprit éclaté, fragmenté de Nijinski dont Barychnikov incarne les mouvements confus des mots, de la pensée, les surgissements de lucidité, de lumière, happée par les ombres.

        Dans Letter to a man peut-être plus que dans d’autres spectacles, Bob Wilson arrive à une osmose du texte, de la musique, du mouvement et de la scénographie. Mikhaïl Baryschnikov a lu dans les années 1970 Le journal de Vaclav Nijinski dont la figure le fascinait depuis sa jeunesse. Robert Wilson lui aussi admirait Nijinski et son engagement artistique. Cette admiration partagée pour le grand artiste russe, disciple, ami et amant de Sergueï Diaghilev, danseur dans ses célèbres Ballets Russes, les a réuni pour créer un spectacle qui se définit par ce qu’il n’est pas : ce n’est pas un spectacle sur la danse ni de danse, pas un spectacle plus ou moins biographique sur Nijinski. Un collage des arts, traduit dans un langage scénique hétérogène. Un spectacle composé de morceaux, bribes de l’histoire éclatée dont le spectateur est chargé de recomposer la vision poétique profonde.

         Depuis sa rencontre et sa collaboration féconde avec Bob Wilson Baryschnikov a pris le goût du théâtre métissé avec la danse. À la rencontre avec les journalistes il a évoqué, parmi ses projets, pour l’année prochaine, un spectacle avec Jan Fabre qui a écrit des textes pour lui et une création avec Alvis Hermanis d’après des textes du poète russe Josef Brodski.

      Le titre Letter to a man fait référence à l’intimité de Nijinski avec Sergueï Diaghilev. Bob Wilson et Mikhaïl Baryschnikov saisissant la substance même du Journal de Nijinski dont certains passages rappellent Dostoïevski, font entendre et matérialisent sur scène sa voix intérieure si désespérée, son face-à-face avec la réalité quasi insoutenable. Baryschnikov ne s’identifie pas à Nijinski. Costume noir, chemise blanche, visage maquillé de blanc, sourcils et yeux soulignés en noir. Au tout début du spectacle le portrait de Vaclav Nijinski est suspendu sur le rideau fermé, comme une sorte de couverture du livre, son Journal, dont on va feuilleter les pages. Sur le plateau deux panneaux latéraux noirs qui laissent au milieu un espace ouvert dans lequel, dans la première séquence, apparaît Baryschnikov assis sur une chaise, unique élément scénique. La dramaturgie scénique est conçue comme un collage d’éléments disparates, fragments, morceaux éclatés, bribes de phrases, musiques diverses, couleurs changeantes dans l’espace fragmenté par les éclairages. Les divers registres musicaux menaçant, strident, allègre, mélodies de comédies musicales américaines, créent des images, dramatisent, évoquent, prolongent les phrases tronquées, confuses, arrachées à l’esprit malade, désagrégé. Les mots, phrases inachevées dits en russe par Baryschnikov et en anglais par la voix off de Lucinda Childs : répétitions désespérées de certaines phrases qui sont ses ultimes points de repères, des attaches avec la réalité, dessinent l’univers intérieur de Nijinski de plus en plus opaque, dont le sens s’évade. Il essaie de résister, de s’accrocher à quelques souvenirs en répétant obstinément «je me rappelle». Ainsi surgissent des souvenirs de la guerre, de sa relation avec Diaghilev. Il évoque sa femme, parle de l’amour, de la mort, de Dieu « je n’ai pas peur de Dieu, je n’ai pas peur de tomber dans l’abîme », tente de refixer son identité. Tel un naufragé accroché à la bouée de sauvetage il répète son nom « je suis Nijinski ».

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         Baryschnikov déploie son art du langage gestuel, ses mouvements esquissent dans l’espace les mots qui lui manquent ou se brouillent dans sa tête. À un moment il joue, danse avec sa chaise. Parmi les multiples images d’une grande force poétique celle où on le voit dédoublé par son ombre. La séquence finale est particulièrement bouleversante : il est assis la tête en bas sur la chaise suspendue. Puis il sort d’un petit cadre de scène avec un rideau rouge, avance vers le public, revient vers le fond, se retourne en disant « Vaclav Nijinski » et disparaît derrière le petit rideau rouge.

Crédit photo: Lucie Jansch

 12 – 15 mai 2016Teatros del Canal de Madrid ,  23-26 juin 2016Festival Les Nuits de Fourvière, Lyon; 15 décembre  2016 21 janvier 2017 – Théâtre de la Ville (Espace Cardin),Paris