L’immortalité pire que la mort

 17 décembre 2016-3 janvier 2017 –  Teatro Real, Madrid

Le vaisseau fantôme ( Der fliegende Holländer), musique et livret Richard Wagner, mise en scène Alex Ollé. Direction musicale Pablo Heras-Casado, scénographie Alfons Flores, costumes Josep Abril, video Franc Andreu.  Chœur et orchestre du Teatro Real

        Le vaisseau fantôme de Richard Wagner, créé en 2014 à l’Opéra de Lyon dans la splendide mise en scène d’Alex Ollé, met l’ancre pour 10 représentations au Teatro Real à Madrid. Pas de retouches dans la mise en scène, ce qui change ce sont les interprètes : deux distributions de chanteurs wagnériens parmi les meilleurs que l’on puisse entendre actuellement sur les scènes lyriques et le chef d’orchestre Pablo Heras-Casado qui, affrontant avec autorité pour la première fois un opéra de Wagner, non seulement domine mais encore sublime la partition en mettant en jeu sa dynamique, sa puissance évocatrice, ses élans lyriques et dramatiques. la musique du Vaisseau fantôme est très souvent utilisée dans les bandes sonores au cinéma. Dans sa mise en scène magistrale qui restera dans les annales, Alex Ollé, issu de la célèbre Fura dels Baus, avec son scénographe attitré Alfons Florès, (ils ont déjà abordé ensemble l’univers wagnérien en 2011 avec Tristan et Iseult), trouvent un équivalent contemporain, extrêmement percutant, du ténébreux enfer du monde wagnérien empreint du mysticisme, du fantastique des croyances romantiques, dans notre monde réel, en transportant l’action du Vaisseau fantôme dans le port de Chittagong au Bengladesh, un des endroits les plus contaminés de notre planète, appelé « l’enfer sur terre ». Ce transfert est aux antipodes d’un vulgaire et superficiel plaquage d’une réalité contemporaine sur une époque éloignée, historique, comme on en voit faire assez souvent.

      Alex Ollé au contraire traduit en termes contemporains le sens profond l’épaisseur métaphorique de l’œuvre wagnérienne en en offrant une vision saisissante, bouleversante, d’une grande beauté esthétique. Dans Le vaisseau fantôme écrit et créé en 1843 Richard Wagner atteint une maturité créatrice de compositeur réunissant déjà dans cet opéra tous les thèmes y compris autobiographique qui deviennent récurrents dans ses œuvres postérieures : la lutte entre le monde terrestre et surnaturel, la malédiction des dieux, les éléments de la nature déchaînés, l’amour pur et la fidélité rédemptrice d’une femme idéale, la mort, l’au-delà, l’interférence du surnaturel avec le réel. Le vaisseau fantôme est inspiré par le voyage en bateau que Wagner et sa femme font entre Riga et Londres, terrorisés par une terrible tempête, et par une ancienne légende qui est à la base d’un conte de Heinrich Heine, dans laquelle un marin est condamné à errer sur les mers jusqu’à ce que l’amour et la fidélité d’une femme le libèrent de la malédiction. Pour exprimer cet univers tourmenté, irréel, où les éléments de la nature et les passions se déchaînent, Wagner explore de nouvelles sonorités évoquant tempête, vagues qui déferlent, hurlement du vent mais aussi s’inspire des mélodies ancestrales et simples pour mettre en scène les villageois et les marins. Dans son traitement musical des personnages il dépasse les limites entre le récitatif, l’aria, le duo et le trio. Il explore également le développement des leitmotivs qui deviendront une constante dans ses partitions postérieures. Affrontant des difficultés, rejeté, accablé par les dettes, Wagner s’identifie au personnage maudit du hollandais, « chassé de partout, voyageur sans repos, trompé, trahi».

       Le défi du metteur en scène, Alex Ollé, était : comment transposer l’univers fantastique et le contenu mythique et mystique de l’argument wagnérien dans le monde actuel ? Comment traduire les éléments légendaires et fantastiques en termes contemporains ?  De quoi la malédiction, l’enfer, la condamnation à l’errance éternelle peuvent-ils être métaphores aujourd’hui ? Où trouver dans la réalité d’aujourd’hui un lieu de rencontre des personnages réels et fantasmagoriques tout en préservant le sentiment romantique de l’absolu, de la transcendance, symbolisé par la mer ? Que veut dire l’enfer dans notre monde rationnel, matérialiste, capitaliste ? La transposition d’Alex Ollé de l’action du Vaisseau fantôme dans le golfe du Bengale, à Chittagong, dans une société régie par des normes, valeurs et croyances archaïques (comme la réincarnation, la prédestination), est d’une absolue cohérence. Le port de Chittagong où la mer s’est asséchée, devenu un immense cimetière de bateaux contaminés par les résidus toxiques, que les autochtones démontent, est un lieu de damnation, la métaphore de l’enfer, d’un ailleurs, de l’au-delà, l’autre côté du miroir de notre société occidentale. Alfons Flores crée sur le plateau en pente un désert surréaliste avec au sol, devant du sable et derrière des toiles évoquant des dunes. À gauche l’énorme étrave d’un bateau qui monte jusqu’en haut de la cage de scène. Cette étrave constitue l’unique dispositif scénique dont les parties supérieures et inférieures s’ouvrent formant en haut une passerelle et en bas un passage pour les marins. Une grande échelle de coupée s’abaisse depuis les cintres jusqu’au sol, par laquelle descend le capitaine Daland. Pendant l’ouverture, alors que la tempête fait rage et que les effets sonores terrifiants de vagues, de fureur du vent, s’amplifient, dans l’obscurité du plateau le ciel et la mer se confondent. Aux effets sonores de la tempête s’allient les effets visuels : des images de vagues, la mer en furie, projetés sur tout le plateau. Au fond on voit des projections d’éclair, dans les nuages noirs. Dans cette ambiance terrifiante on entend le chœur invisible des marins fantomatiques. Le thème de la tempête reviendra tout au long de l’opéra. Le magnifique travail de lumières joue sur le clair-obscur, cadre les situations, détache les personnages, créant des ambiances. Ainsi par exemple dans la scène lumineuse où Senta, entourée des villageoises, assise sous un parasol sur la plage, contemple dans un album l’image d’un inconnu qu’elle attend. Les projections se rapportent uniquement aux forces de la nature (mer, tempête) et au monde surnaturel, à l’au-delà. Dans la scène où les ouvriers qui démontent les bateaux font la fête, boivent, dansent, appelant les marins du Hollandais à les rejoindre, on voit, d’abord projetées sur le bateau des silhouettes blanches, comme des spectres, puis les marins sortent de la cale, semblables aux fantômes, vêtus de blanc sale, taché de noir. De même dans le final quand Senta se jette à la mer des vagues projetées au sol la recouvrent. Elle rejoint dans la mort le Hollandais. Alors que la mer engloutit le bateau de grosses bulles blanches sont projetées sur un panneau à l’avant-scène. Les costumes évoquent par certains éléments et formes le monde oriental, lointain mais contemporain. Senta en longue tunique et pantalon bleu marine, les villageoises en robes amples, longues foncées, les marins de Daland, vestes courtes, pantalons trois quarts, les ouvriers pantalons longs, chemises, Erik pantalon, chemise, veste de chasseur sans manches, Daland, veste blanche, pantalon bouffant, le Hollandais, pantalon noir, chemise et long manteau noir taché de blanc. Alex Olle fait dans sa mise en scène une lecture contemporaine du monde fantastique, surnaturel, dans laquelle le fantôme du Hollandais, présent parmi nous, incarne notre rêve d’un monde meilleur et de liberté. Un rêve dans lequel lui et Senta peuvent encore continuer à s’élever vers le ciel.

        Pablo Heras-Casado imprime à l’interprétation orchestrale une théâtralité, sublimant le lyrisme, le côté poétique de la partition et rendant plus saillants les moments dramatiques.

         Daland (Dimitry Ivashchenko, baryton) dès son premier aria s’impose avec autorité et fait dans le Ier acte, avec Samuel Youn (le Hollandais) un duo splendide. Parmi les moments forts deux duos magnifiques du IIe acte de couleurs différentes, d’une grande force dramatique : l’un de Senta (Ricarda Merbeth, soprano) et Erik (Benjamin Bruns, ténor) et l’autre de Senta et du Hollandais, vibrant de sincérité, d’émotion profonde, où la voix pure de soprano de Senta et la basse aigue, baryton dramatique du Hollandais, s’enlacent et s’unissent. Le duo violent de Senta et d’Erik au IIIe acte, d’une force dramatique très intense, culmine en trio final où la tension monte et atteint son climax : Erik est au comble du désespoir, Senta frappée de douleur quand le Hollandais s’écrie « je suis perdu, damné pour toujours » croyant qu’elle l’a trahi. C’est un Vaisseau fantôme en tout point exceptionnel, un sommet d’excellence, qui peut servir comme exemple de réactualisation d’une œuvre sans rien retrancher de sa profondeur mais au contraire en exploitant sa potentialité métaphorique.