« Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité. » Vladimir Jankélévitch , L’irréversible et la nostalgie
A Moscou, la nouvelle Galerie Tretiakov expose les œuvres du peintre Robert Falk. Parmi les toiles exposées figure un tableau intitulé « Un vieil homme » (le cartel indique: Portrait d’un inconnu, Rouza , 1913)— qui n’a pas l’air d’un vieux—, droit, élégant, simple et noble à la fois, qui ressemble presque trait pour trait à Boris Zaborov. L’émotion me serre la gorge. Il n’y a pas de hasard. Quelques jours avant de recevoir les photos de l’inauguration de cette exposition j’avais appris la disparition de Boris Zaborov. Et ce clin d’œil de l’au-delà, entre peintres, me touche d’autant plus que j’ai à la fois travaillé sur les esquisses de Falk pour le GOSET, le théâtre yisddish de Moscou dans les années vingt, et sur le versant théâtral de l’œuvre de Boris Zaborov en France.
Né en Biélorussie en 1935, Zaborov a étudié à l’Institut d’art Sourikov de Moscou dont il est sorti avec un diplôme de scénographe. Ses premières collaborations théâtrales se voient, pour diverses raisons, empêchées par la censure : en 1960 au Théâtre Sovremennik, en 1966 au Théâtre Maïakovski, avec Piotr Fomenko, puis au Théâtre Stanislavski . De retour à Minsk, il crée des décors au Théâtre Ianka Koupala, mais s’oriente davantage vers l’illustration de livres et la peinture. La suite, c’est en France qu’elle se passe, à Paris où il arrive avec sa famille en 1980. Boris Zaborov était donc un Français né à Minsk, qui parlait français, avait déniché son atelier dans une impasse campagnarde du 20 ème arrondissement, une petite maison avec un jardin. C’était aussi un endroit de réunion festif pour les Russes de Paris, d’URSS puis de Russie. Je me souviens , dans les années 90, de repas où l’on pouvait rencontrer, autour de la table dressée dans la verdure, metteurs en scène, comédiens, cinéastes, traducteurs : Otar Iosseliani, Piotr Fomenko, Macha Zonina et tant d’autres. C’était gai, ensoleillé. Et puis on pénétrait dans l’atelier et on était saisi par les toiles qui emmenaient très loin ailleurs, dans un monde de silence et de mystère…
Tombé par hasard, mais au bon moment, sur une photographie ancienne, Boris Zaborov s’est mis à développer une pratique originale, découvrant une vision nouvelle, un « regard vers l’intérieur » : il aborde le monde du souvenir, qu’il ouvre, selon son expression, par une « porte dérobée ». Il s’engage dans la création de ce qui va prendre au fil des oeuvres l’allure d’une collection de vestiges, voire d’une « bibliothèque de vestiges » — vestige dit le dictionnaire : ce qui demeure d’une chose détruite, objet, personne, groupe d’hommes ou société. Sa peinture alors reflète une méditation profonde et lente ( touchant donc l’espace et le temps) sur la disparition, la mémoire , la transmission. Les yeux des êtres photographiés ont parfois rassemblé, dans le quart de seconde où s’embrasait le phosphore, toute une énergie vitale, une volonté d’être présents dans l’objectif, une concentration obstinée et immobile devant la magie d’un acte au rituel complexe qui leur donnait accès à l’éternité. Je pense ici à la séquence de la photo dans Les Trois soeurs d’Anton Tchekhov. L’oubli dont les trois femmes feront l’objet est leur triste souci, mais le dramaturge les a imprimées sur une photo, à la fête d’Irina. Et elles demeurent, s’éloignant ou se rapprochant de nous, selon la vision des metteurs en scène.
C’est cette concentration, capable de générer un processus de vibration, d’entrée en contact, qui inspire la peinture de Zaborov. « Toute mon aventure avec les photographies anciennes réside dans les signaux qu’elles m’envoient » écrit-il. « Une vieille photo peut m’attirer formellement mais résister à mes efforts de ressusciter ses héros. C’est qu’elle n’est pas mon objet. Toutes les tentatives de lui insuffler de la vie demeurent vaines. Mais quand il s’agit de mon objet, une vibration intérieure surgit, un dialogue virtuel s’engage, les regards insistants des personnages capturés autrefois par l’appareil photographique commencent à s’éclairer, à venir à ma rencontre, pareils à la lumière qui nous vient d’étoiles depuis longtemps éteintes. »[1]
Les regards intenses des photos argentiques sont comme ramenés à la vie par l’alchimie de la peinture, ils sont plongés dans une nouvelle lumière, dans une palette de couleurs passées, tamisées, déclinant le sépia ou le brun des originaux en gris bleuté, beiges grisés, cuivrés adoucis. Une brume règne, sans grisaille pourtant, parce qu’elle est un voile qui estompe la couleur, et qu’elle l’ombre avec une douceur mate, tout en conservant paradoxalement toute la précision des lignes. L’acte de peindre fait subir à l’image photographique un nouveau bain dans le révélateur personnel de l’artiste dont on ne sait parfois pas s’il produit l’émergence ou l’évanouissement d’un passé révolu. Il lui confère en tout cas une matière qui n’est plus surface, et qui est celle d’une vie éteinte, aux textures craquelées, griffées, crevassées, fendillées. Comme celle des murs du Théâtre des Bouffes du Nord où la restauration voulue par Peter Brook a su marquer le crépi neuf de la présence du passé.
Boris Zaborov crée aussi d’étranges sculptures, sculptures de livres qui semblent sortir d’un terrain de fouilles, ou du grenier effondré d’une maison délabrée. Livres anciens, malmenés, délaissés, en danger. Zaborov craint la culture numérique en marche qui fait que dans les écoles d’art on n’apprend plus à dessiner mais à manier des logiciels de dessin. Les livres-sculptures sont en bronze patiné en gris-brun aux reflets bleuté ou argenté, avec des dorures raffinées. Leurs couvertures où le bronze se fait cuir sont usées, façonnées, modelées par le toucher de nombreuses mains curieuses, elles sont marquées comme un vieux visage ridé, mais tous leurs nobles attributs sont conservés : caissons sur la tranche de la reliure, titres et fleurons précieux. Grand ou petit, ouvert ou plus souvent fermé, le livre usagé est accompagné d’objets variés liés à l’acte de lecture, de création ou de destruction : lunettes, poupée démantibulée, ciseaux, montre à gousset, empilement de lettres en plomb pour la composition… Sur le bronze de ces livres — livres d’ histoire, de médecine, Bible…—, des photos sont parfois incrustées. Les pages, quand l’angle de vue choisi par l’artiste permet de les voir, ont été manipulées, tournées et retournées, elles sont collées en paquet, altérées par le dur labeur du Temps et des intempéries. Sur le grand registre du livre-bronze intitulé « Comédie Française », théâtre où Zaborov a travaillé sur des pièces de Hugo, Tourgueniev, Lermontov et Molière, sont coulés en relief un masque et une fine pointe sèche. L’objet est conservé à la Bibliothèque-Musée de la Comédie -Française à Paris.
Car en plus de faire dialoguer image et texte, photographie et peinture, photographie, peinture et sculpture, livre et sculpture , c’est l’univers produit par ces dialogues que Zaborov introduit dans ses travaux pour le théâtre français et tout particulièrement dans le plus beau de tous sans doute, Bal masqué de Mikhaïl Lermontov, qu’il crée en 1992 à Paris avec le metteur en scène Anatoli Vassiliev [2]. Qui plus est, on pourrait voir dans ce qui définit la théâtralité, faite de présence et de relations interactives, un des fondements de la poétique zaborovienne. En parlant de Rembrandt, Jean Starobinski écrit : « Le regard est moins la faculté de recueillir des images que celle d’établir une relation ». Issue du regard obstiné des personnes disparues, astres éteints de notre cosmogonie humaine, la relation que savent créer les tableaux de Zaborov, parce qu’il l’a éprouvée lui-même, est de type théâtral — songeons à la hauteur d’accroche exigée par l’artiste dans ses expositions, dispositif propice à organiser un face-à-face en « présentiel » selon l’expression d’aujourd’hui, yeux dans les yeux … Une relation forte se tisse entre le ou les personnage(s) du tableau et le « regardeur », le spectateur du tableau : attiré vers l’ intérieur de la toile, il devient le protagoniste des humains qui se tiennent si droits devant lui. Intrigué, il demeure dans un dialogue, un échange subtil où il a été entraîné,tel le spectateur des grandes oeuvres théâtrales qui contiennent nécessairement une énigme, laquelle doit blesser et ne jamais se laisser oublier.
Je ne dirai presque rien des costumes crées par Zaborov pour Bal masqué, je renvoie aux études détaillées qui en ont été faites[3]. Seulement quelques mots sur les masques blancs d’une des séquences du spectacle, qui couvrent non une partie du visage ou même le visage en entier, mais toute la tête et le haut du corps. Ils ont d’abord été moulés sur le visage des comédiennes tels des masques mortuaires puis ont été refaits en résine blanche bien lissée et prolongés par un carcan qui contraint la nuque et le buste. Ce sont des masques aux yeux creux où on devine le regard des actrices qui percent le trou noir et vide découpé par l’artiste-costumier. Selon le témoignage de Renato Bianchi, le couturier qui dirigeait alors les ateliers de la Comédie-Française, Zaborov termine ses costumes sur les acteurs. C’est Bianchi qui, subjugé par la précision des esquisses « très dessinées » de Zaborov[4], où se révèle une réelle vision des personnages, fait choisir au peintre dans la caverne d’Ali Baba des entrepôts de la Comédie-Française, et dans ses fonds de costumes anciens des 18 et 19 èmes siècles, des étoffes et broderies précieuses. Elles lui permettront de réaliser des collages selon une technique utilisée parfois dans son travail d’illustrateur de livres. Des robes à large panier visible s’ouvrent sur l’entrejambe des danseuses, étranges poupées érotisées, dans une choralité blanche impressionnante : une danse macabre totalement inédite attire les spectateurs intrigués à l’intérieur de la scène, exactement comme dans un tableau de Zaborov. L’hyperréalisme fantastique des tableaux s’incarne autrement sur la scène d’Anatoli Vassiliev d’où ces masques fantastiques, inventés, émettent aussi d’étranges signaux.
Ecrit en hommage au grand peintre, ce bref article n’est pas un adieu. Dans le tableau de Falk, j’ai retrouvé un bref instant Zaborov ; dans les tableaux de Zaborov nous expérimentons la force de la relation, l’entrelacement des temporalités et le travail inlassable sur la mémoire. Outre que ces caractéristiques apparentent sa longue recherche (qui touche presque tous les arts plastiques) à l’art du théâtre, elles mettent en éveil et nos sens et notre esprit, et par cette activité intense nous placent devant la présence silencieuse du peintre, qui a su voir la lumière de nos empreintes [5] et nous regarde, pour toujours.
[1] B. Zaborov, “Progulka”, in Znamia, n°2, Moscou, 2019 .
[2] Voir l’ouvrage de Pascal Bonafoux , Mikhael Guerman, Béatrice Picon-Vallin , Zaborov , Acatos publishing, 2006 , français-anglais.
[3] Voir idem
[4] Entretien de B. Picon-Vallin avec R. Bianchi, Comédie-Française, juin 2004.
[5] Voir le portfolio composé sur des poèmes de Tonino Guerra qui a pour titre « Nos empreintes », Verona, 1996.