«I am convinced that the future of humanity can be assured only through a balance of scientific progress and spiritual depth. » Kazuo Inamori , fondateur du Kyoto Prize, 1984
Le confinement a été propice à revenir sur des événements importants qui n’ont pas été suffisamment commentés. En voici un. Les 9, 10 et 11 novembre 2019 se sont déroulées dans la ville de Kyoto les grandes cérémonies de la remise du Kyoto Prize à trois lauréats. Aux côtés du chimiste Ching W. Tang (catégorie Technologies avancées )et de l’astrophysicien James Gunn (Sciences), Ariane Mnouchkine est distinguée dans la catégorie « Arts et philosophie « pour son œuvre innovante sur plus d’un demi-siècle ».
Ce Prix qu’on ne connaît pas assez a été crée en 1984 par la fondation Inamori sur le modèle du Prix Nobel, et d’ailleurs plusieurs des récipiendaires de ce Prix se sont vu attribué par la suite le Nobel. C’est dire l’honneur qui est fait à la France en la personne d’Ariane Mnouchkine qui reçoit ce prix après d’autres artistes et philosophes comme Olivier Messiaen, Pierre Boulez, Maurice Béjart, Paul Ricoeur, Pina Bausch, Peter Brook…
Le 11 novembre, Ariane Mnouchkine a prononcé un discours au Kyoto International Conference Center devant 1500 personnes elle y a palé sur le ton très sincère qu’on lui connaît avec foi, reconnaissance et franchise de sa vie, de ses recherches, des es valeurs, de sa conception du monde. Le 12, à l’université Waseda de Tokyo, elle a dialogué avec Satoshi Miagi, metteur en scène dont on a vu en France quelques spectacles au théâtre du quai Branly puis au festival d’Avignon.
Une nouvelle fois, dix ans après le Prix Ibsen décerné à Mnouchkine à Oslo en 2009, la « cheffe de troupe » est honorée par la communauté théâtrale internationale. Par ailleurs entre 2009 et 2019, le Théâtre du Soleil a encore reçu plus d’une douzaine de distinctions internationales de haut niveau.
Phénomène unique en France et dans le monde, ce théâtre, fondé il y a maintenant 56 ans, en 1964, la même année que le Théâtre de la Taganka à Moscou par Iouri Lioubimov (ils se connaissaient d‘ailleurs et se respectaient infiniment), continue d’accumuler la reconnaissance et les succès. Ariane Mnouchkine peut être considérée comme notre « Trésor national » comme on dit au Japon pour les grands maîtres des formes traditionnelles, mais le Théâtre du Soleil, le seul où elle travaille, où elle met en scène, ne parle que du présent, pratique la création collective, ne se répète jamais. Fondé comme une société coopérative de production (et continuant jusqu’à aujourd’hui à travailler de cette façon : tous reçoivent le même salaire), ce théâtre est un vaste navire arrimé à la Cartoucherie de Vincennes, conduit par le même guide Ariane Mnouchkine. Il incarne toujours le désir de ses fondateurs qui décidèrent ensemble au début des années 1960 de faire « le plus beau théâtre du monde ». Périodiquement il rayonne dans le monde par ses tournées qui sont toujours des rencontres essentielles et des aventures fertiles qui se poursuivent. La troupe est petit à petit devenue internationale et réunit des acteurs de plus de 22 nationalités.
Dans le discours qu’elle a prononcé au moment de recevoir le Prix, Mnouchkine cite des paroles de Kazuo Inamori et s’interroge : « Mais enfin, ai-je vraiment fait cela, Monsieur Inamori ? Ai-je vraiment sincerely aspired… to bring true happiness to humanity ?” Elle tente de répondre:
« Je crois que j’ai souvent, très prétentieusement, espéré le faire. Nous, femmes ou hommes de théâtre, nous pensons tous que nous devons bien être utiles à quelque chose. Que les histoires que nous décidons de raconter ou qui, plus exactement, décident d’être racontées par nous, seront utiles. Qu’elles seront éclairantes, nourrissantes. Indispensables. Nous pensons que la transformation formelle que le théâtre exige pour devenir théâtre entraîne forcément la transformation, l’élévation des âmes que l’humanité demande pour devenir vraiment humaine. Certains accordent ce pouvoir à la prière. »
Le Théâtre du Soleil considère son art et le lieu où il l’exerce comme sacrés. Il est un théâtre qui a charge d’âmes et qui en est conscient. Cela aussi, Mnouchkine le redira dans son discours tokyoïte. Tout comme elle nommera, les uns après les autres, tous ceux qui font partie de son histoire, et donc de celle du Soleil, qui l’ont marquée, inspirée, aidée, soutenue pendant ces 56 années et leur suite à venir. Son père d’abord, grand producteur de cinéma, sur lequel elle s’attarde : « J’étais de gauche, il était plutôt à droite. Il avait fui l’Union Soviétique. En 1923. Sa famille, juive, avait tenté de vivre sous le joug bolchévique, mais en vain. Il avait réussi à fuir en France, il avait 15 ans, presqu’encore un enfant, avec sa petite sœur. » Cette longue épopée familiale d’émigrants russes la nourrira pour créer avec sa troupe des spectacles comme Le dernier Caravansérail ou Les Ephémères (2003-2006).
Elle cite dans ce discours les sources de son art inimitable, et d’abord le cinéma. Son père l’emmenait sur les plateaux de tournage : « Dans mon adolescence, il y eut d’abord le cinéma. Paris où j’ai eu la chance de vivre dès 1948 était, est encore, une ville cinéphile. Tous les films y passaient. Et en version originale. Ce qui est le vrai signe de l’amour du cinéma et des acteurs. (…) il y eut Renoir, John Ford, Georges Cukor, Capra, Minnelli, Hitchcock, Stanley Donen, Gene Kelly, Griffith, Lilian Gish dans Le Lys Brisé, et dans Le Vent de Victor Sjöström, il y eut La Nuit du Chasseur de Charles Laughton. Il y eut Vittorio de Sica, Rossellini, Visconti, et puis, déflagrateurs, L’Intendant Sansho, Les Contes de la Lune Vague après la Pluie, Les Amants Crucifiés, bref, il y eut un des grands empereurs du cinéma mondial, Mizoguchi Kenji. Puis l’autre empereur, Satyajit Ray, l’Indien, avec La Complainte du Sentier, Le Monde d’Apu, Le Salon de Musique, puis déferlèrent Les Sept Samouraïs, Kagemusha, et tout Kurosawa. (…) Il y eut un astre à part, Charlie Chaplin. J’ai puisé dans ces trésors, sans scrupules, consciemment ou inconsciemment. Un peu comme tous les dramaturges immenses ou communs, ont puisé goulûment dans le banquet homérique, puis dans Eschyle, puis dans Shakespeare, puis dans la Commedia dell’arte, puis dans Molière, puis dans Tchekhov, puis dans Meyerhold, puis dans Brecht. Il y a Victor Hugo, il y a Dickens, il y a Chikamatsu Monzaemon pour tous les maîtres de Bunraku et de Kabuki, il y a Dostoïevski bien sûr, il y eut Orwell, il y eut Vie et Destin de Vassili Grossman, pour moi, le plus grand livre du XXème siècle. (…) Ce sont des hommes sources, des hommes océans. Nous, les nains qui nous baignons dans leurs eaux généreuses et vivifiantes, nous sommes leurs débiteurs éternels. »
Les formes théâtrales asiatiques ont été capitales pour la formation de la jeune femme à qui les « dieux du théâtre » se sont manifestés sous la forme d’une sorte de coup de foudre en Angleterre où elle était partie en 1958 faire des études et où elle faisait partie d’un groupe amateur. Un long voyage en Asie en 1963 avant de créer avec ses camarades le Théâtre du Soleil lui révéla la richesse et l’importance de la forme que le théâtre français ignorait superbement, trop texto-centrique qu’il était. Le Japon —le nô, le kabuki —, l’Inde —le kathakali —, la Corée, le Tibet … Mnouchkine s’en inspirera pour créer de nouvelles formes, « son » propre kabuki par exemple , mais aussi parfois pour copier des fragments, des scènes ou des danses. Ainsi le cycle de Shakespeare (1981-1984) crée un kabuki élisabéthain dont le succès, tant à la Cartoucherie qu’en tournée, en particulier dans la Cour d’honneur à Avignon a été mémorable. Tambours sur la digue (1999) crée, en transformant les acteurs en grandes poupées manipulées par leurs partenaires vêtus de noir, une nouvelle forme de bunraku, capable d’inspirer les vieux maîtres japonais — ce sont eux-mêmes qui le disent. Mais les acteurs de Tambours sur la digue ont appris à jouer du tambour coréen comme des professionnels de là-bas. Dans Et soudain des nuits d’éveil (1997-98 ), un des acteurs exécute la « Danse du cerf », guidé par un professeur tibétain. Une chambre en Inde (2016-2018), la dernière création en date, parle des nombreux problèmes du monde sous une forme onirique en intégrant dans la narration théâtrale où le problème de la disparition, de la perte est évoqué à plusieurs reprises, une forme de théâtre populaire de l’Inde — un pauvre théâtre de basse caste et de plein air, le terrokuttu, qui a fasciné Mnouchkine lors d’un de ses voyages. Un maître de terrokuttu est venu enseigner à la Cartoucherie aux acteurs comment jouer des scènes du Mahabharata : à parler, à chanter en tamoul, à jouer et à danser comme les acteurs indiens traditionnels —exercices d’une difficulté rare. L’aventure s’est terminée par un événement culturel étonnant : le spectacle Notre petit Mahabharata (2018). Dans une série de représentations données à la fin de la dernière série de représentations d’Une chambre en Inde, les acteurs du Soleil jouaient avec des acteurs tamouls quatre épisodes choisis du Mahabharata, sans qu’on puisse vraiment les distinguer les uns des autres. Et la forme terrukkutu a bénéficié en retour de l’expérience de transmission faite aux comédiens de la troupe du Soleil : le maître P.K. Sambandan a intégré en Inde des nouveautés comme la présence des femmes sur la scène.
Réticente au départ, malgré tout son bagage cinématographique —1789 fait heureusement exception — Mnouchkine a voulu elle-même , à partir du Tartuffe (1995) transposer son répertoire à l’écran. Pas des captations, mais des recréations filmiques, dans la Cartoucherie transformée en studio de cinéma, avec la collaboration des acteurs et d’une équipe fidèle. Ces films constituent un témoignage puissant sur une oeuvre de théâtre qui marque les XXème et le XXIème siècles.
La possible disparition du théâtre était évoquée avec force dans plusieurs épisodes d’Une chambre en Inde. Visionnaire comme toujours, Ariane Mnouchkine ! Oui, le théâtre, comme tous les arts vivants, les arts de de la présence, disparaît aujourd’hui temporairement en ces temps troubles de pandémie. Mais le Soleil prépare un nouveau spectacle envers et contre tout ! Et Ariane Mnouchkine appelle le 9 mai , dans un entretien réalisé pour Télérama, à « un nouveau pacte pour l’art et la culture. Pas seulement pour l’art et la culture. Nous faisons partie d’un tout. » L’atelier de costumes du Soleil s’affaire à la fabrication de masques beaux et originaux autant que protecteurs pour la troupe et pour bien d’autres associations. Les masques (souvenons-nous de ceux de la commedia dell’arte — L’Age d’or, Molière, le film qui a sa sortie a été moqué par les gens de cinéma et qui aujourd’hui est devenu un classique essentiel, unanimement apprécié —, évoquons les masques balinais du cycle des Shakespeare, de L’Histoire terrible et inachevée…), le Soleil les pratique donc sous toutes leurs formes, artistiques et sanitaires, dans un même élan d’engagement et de recherche…
Le Kyoto Prize aura deux « répliques », deux cérémonies que la pandémie déplace de 2020 à 2021 : l’une à l’université de San Diego aux Etats -Unis en mars l’autre a l’université d’Oxford, ville où a commencé son aventure théâtrale, en mai. Il n’y aura pas d’attribution du prix en 2020. Ainsi Mnouchkine demeure une lauréate unique.
PS. Pendant la période de confinement/ déconfinement, le Théâtre du Soleil a décidé de mettre à de tous ceux qui le souhaitent l’accès à ses films, documentaires, vidéos. Les titres : Molière, Le Dernier Caravansérail (Odyssées), 1789, Les Naufragés du Fol Espoir, L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge (version khmère), Un Soleil à Kaboul… ou plutôt deux !, Un cercle de connaisseurs, Océanie, Ariane Mnouchkine, l‘aventure du Théâtre du Soleil, Au Soleil même la nuit, Tambours sur la digue, Siah Bazi, Shadi, Les Éphémères, Ariane Mnouchkine au pays du théâtre, Non mais je rêve !…
https://vimeo.com/theatredusoleil
Sur le site du Théâtre du Soleil dans la galerie multimédia, on peut trouver de nombreuses ressources vidéo (extraits, coulisses de tournage, entretiens) issues du fonds d’archives du Soleil, mais aussi de celui de la BnF et de l’INA : https://www.theatre-du-soleil.fr/fr/la-galerie-multimedia/en-videos/spectacles ainsi que divers enregistrements sonores, avec notamment les musiques de Jean-Jacques Lemêtre : https://www.theatre-du-soleil.fr/fr/la-galerie-multimedia/en-musique-et-sons/spectacles