La trajectoire de Jean-Guy Lecat, architecte, scénographe, collaborateur et complice artistique, entre autres de Jean-Marie Serreau, Jean-Louis Barrault et, pendant 24 ans, de Peter Brook, est en même temps celle d’un réformateur, transformateur et créateur génial de lieux et d’espaces théâtraux dans le monde entier. Peter Brook, « promoteur » de l’espace vide, avait dit : « l’imaginaire n’a pas d’espace». Le défi de Jean-Guy Lecat est d’en créer, qui, avec quelques indices ou éléments, génèrent l’imaginaire du spectateur.Irène Sadowska – En quoi votre regard de créateur d’espace influence-t-il votre conception de la scénographie ?
Jean-Guy Lecat – Les deux se nourrissent l’un de l’autre. J’ai travaillé, avant ma longue collaboration avec Peter Brook, avec des gens de théâtre qui recherchaient l’efficacité à travers la simplicité. Avec Beckett, Jean-Louis Barrault qui a étudié l’architecture et surtout Jean-Marie Serreau qui était architecte. C’est très étonnant, dans le théâtre il y a beaucoup d’artistes qui ont d’abord voulu être médecin ou architecte. Jean-Marie Serreau cherchait la relation la plus simple possible avec le public : très peu de décor, d’images, de lumière, juste les choses efficaces pour concentrer l’attention sur les acteurs porteur du texte et de l’histoire et il m’a beaucoup influencé. Ce qui est le plus important au théâtre c’est d’abord l’idée, puis le texte avec les acteurs et le public ainsi que les costumes et la lumière et enfin,àa la fin, l’espace qui contient le spectacle et le public. Pas forcément un décor. Le travail avec Jean-Marie Serreau, qui était acteur, metteur en scène, décorateur et architecte, m’a appris énormément. Il avait toujours en tête l’organisation du public, non pas sur le schéma d’un côté le public et de l’autre le spectacle, mais en cherchant à inventer d’autres configurations exactement ce que Peter Brook m’a demandé de faire lorsque je l’ai rencontré. Actuellement, je suis en train de créer de nouvelles salles au-dessus du Teatro Cervantès à Buenos Aires et je pense d’abord à la relation entre le public et l’artiste, ensuite j’organise les murs.
I. S. – Vous avez transformé, réhabilité et créé énormément de lieux de théâtre. Quels sont vos critères dans ce travail de transformation ou d’adaptation de lieux ?
J. – G L. – Oui j’ai transformé environ 200 lieux ou espaces urbains pour Peter Brook, il n’y a pas de critères généraux, à part des paramètres propres aux conditions de la représentation théâtrale, comme entre autres le silence et l’acoustique.
Quand j’ai transformé en lieu de représentation le Marché aux Fleurs (Mercat de les flors) à Barcelone, il a fallu couper la circulation dans les rues autour pour avoir le silence. En Australie, au festival d’Adélaïde, pour les mêmes raisons, on a modifié les procédures d’atterrissage des avions et à Düsseldorf on a écarté les trains du lieu de représentation. Mes principes, quand je visite un espace, sont : primo, l’organisation de la relation public/artistes, secundo, la réformation ou l’adaptation du lieu. En transformant l’ancien Matadero (l’Abattoir de Madrid) en salles de théâtre, j’ai essayé d’utiliser le lieu pour ce qu’il est, pour ce qu’il propose. Comme dans la conception de nouveaux lieux ou la récupération des existants, dans la scénographie, il faut avoir cette intelligence d’utiliser et d’adapter les espaces, plutôt que de penser qu’il faille automatiquement construire un décor. C’est cela aussi l’intérêt de jouer dans un lieu qui ne soit pas un théâtre. Le Théâtre des Bouffes du Nord à Paris en est un des exemples. On n’a pas besoin d’y construire un décor, ce théâtre lui-même est un décor. De cette façon le public est dans le décor et participe.
I. S. – Vous entendez la scénographie fondamentalement en termes de création de l’espace de représentation et non pas de décor…
J. – G L. – Je n’aime pas beaucoup cette idée de décor. Décorer, c’est une vision artificielle, une sorte d’illustration de ce qui est dit, comme on le voit trop souvent aujourd’hui avec des projections le plus souvent inutiles. Créer un espace c’est aussi le limiter, l’adapter, l’orienter en fonction du spectacle et de l’acoustique. Il y a une chose très importante que l’on voit dans la vie et dont on doit tenir compte au théâtre : l’œil et le cerveau ne voient pas les choses nécessairement comme elles sont. Au théâtre, s’il y a un obstacle, comme le cadre de scène, tout ce qui se passe derrière paraît loin. L’œil observant décide que c’est loin même si cela n’est pas vrai. J’ai fait beaucoup d’expériences avec mes étudiants dans des workshops, où l’on explore l’espace. En plaçant un étudiant dans un angle ou dans différentes positions dans l’espace, on voit qu’à la même distance, quelqu’un peut paraître plus près ou plus loin, plus grand ou plus petit. Par exemple si on met un acteur dans un angle, il paraît plus petit à cause de la perspective alors qu’il est tout près. Mon travail consiste aussi à jouer avec ces choses-là et faire en sorte que les acteurs paraissent grands, beau et proches du public.
I. S. – Comment choisissez-vous l’esthétique pour vos scénographies ?
J.- G L. – Premièrement j’écoute le metteur en scène qui, après avoir lu et travaillé sur le texte, a une certaine vision de la pièce, des images qui ont surgi pendant sa lecture. Par exemple, si l’on fait Shakespeare : dans quelle époque le situe –t-on ? au XVIe s., au XIXe s. ou bien aujourd’hui. C’est important parce qu’il y a des pièces de Shakespeare qui, en costumes et dans un cadre contemporain, ne fonctionnent pas et d’autres comme Le Roi Lear qui ont une dimension intemporelle. Le Roi Lear est une parabole sur des gens bouffis d’orgueil qui s’aveuglent et ne voient pas la réalité. C’est très contemporain ! Antigone de Jean Anouilh, tout comme des figures du théâtre grec antique, d’ailleurs pour la plupart des femmes, ont ce potentiel métaphorique, exemplaire, quelle que soit l’époque, de représenter des conflits opposant l’individu à la société, à la loi établie etc. Ces pièces se prêtent parfaitement à des lectures contemporaines. Donc, l’important pour moi est d’écouter le metteur en scène, de comprendre sa vision de la pièce. Après, la question est : de quoi a-t-on besoin ? En réalité quand on regarde bien, presque tous les textes de théâtre, n’ont besoin de rien. Si on a besoin du décor, c’est parce qu’il y a des choses qu’on n’arrive pas à développer uniquement avec le texte et les acteurs ou bien pour limiter l’espace. Dans El Concierto de San Ovidio par exemple, j’ai limité la scène avec un décor très sobre, de façon à laisser de l’espace pour l’imaginaire du public. Les différents lieux, rue, hospice maison se différencient seulement par leurs proportions et un détail. Si l’on est trop réaliste, si l’on apporte trop de choses, on tue l’imaginaire. Il faut choisir le minimum d’éléments : ouvertures par lesquelles les acteurs pénètrent sur scène ou sortent, se cachent, etc. Ensuite on développe cela sur le plan esthétique. Par exemple, moi j’aime beaucoup faire des décors très hauts parce qu’ils rapprochent les acteurs du public.
I. S. – Le compagnonnage artistique, de 24 ans, avec Peter Brook, l’homme de « l’espace vide », était une grande école pour vous. Dans son théâtre, comme dans un jeu d’enfants, deux ou trois objets suffisaient pour créer un lieu, mieux le monde. Quels en ont été les enseignements essentiels ?
J. – G L. – Peter Brook a vidé l’espace recourant au minimum d’éléments qui font fonctionner l’imaginaire du spectateur par leur potentiel poétique et évocateur. Dans Ubu roi par exemple, il n’y avait que trois briques et un feu avec trois acteurs blottis derrière pour donner l’idée d’un village. Et lorsque qu’Ubu monté sur un grand touret arrive on voit immédiatement la sauvagerie d’un tank et qui écrase tout et on pense aux chars chinois à Pékin ou russes à Prague. L’image est forte et paraît simple, mais derrière il y a un grand travail de collaboration entre la lumière, les costumes, le décor et les acteurs. C’est un travail de compagnie où tout se crée conjointement dans le processus de travail. Aujourd’hui ce type de travail est quasiment impossible. Le metteur en scène engage des acteurs, travaille de son cotée et le décor se fait indépendamment du travail des acteurs. Avec Peter Brook on faisait tout ensemble. Le premier jour des répétitions rien n’existait, tout s’inventait petit à petit dans le processus de création. Mais cela n’est possible que quand on a du temps et une compagnie et qu’on veut faire des choses fortes et simples. J’ai été engagé par Peter Brook pour six mois, je suis resté 24 ans, parce qu’on a découvert qu’on avait beaucoup de choses à partager. Pour ma part, j’avais l’expérience de 10 ans de travail avec un architecte Claude Perset, mais aussi avec Jean-Marie Serreau, Jean-Louis Barrault, La MaMa de New York et d’autres, à créer des espaces de théâtre. Brook avait cette vision du travail théâtral qui se fait dans une complicité créatrice, de façon artisanale, dans une recherche de simplicité et d’efficacité. En s’installant dans le théâtre des Bouffes du Nord, que tout le monde voulait restaurer, Brook a décidé de l’utiliser tel qu’il était avec ses traces de vie, ses traces du passé. Si bien qu’on ne pouvait pas ensuite jouer nos spectacles dans des lieux conventionnels. Par exemple, il était impossible de jouer notre Ubu roi sur une scène à l’italienne. Et comme nos spectacles tournaient énormément dans le monde, il fallait toujours chercher des espaces adéquates. Je me souviens de nos grandes tournées, aux États-Unis avec Les Iks de Colin Turnburn en 1976, avec Carmen 800 fois, Ubu roi et d’autres partout dans le monde.
Ces spectacles, très particuliers, comme Le Mahabharata, ne pouvaient pas se donner sur des scènes traditionnelles, de sorte qu’on a trouvé des espaces dont beaucoup sont devenus depuis des lieux permanents de spectacle, comme par exemple le Réservoir de gaz à Copenhague, les dépôts de trams a Glasgow ou Frankfurt ou la carrière Boulbon en Avignon où nous avons créé le Mahabharata. Ce qui est important avec P. Brooks, c’est la dimension universelle de son travail. Si bien que les lieux que nous avons transformés, pouvaient être aussi utilisés ensuite par d’autres. Par exemple le theatre Harvey/Majestic à Brooklyn, que nous avons transformé, est toujours utilisé pour les des spectacles de théâtre, d’opéra et de danse.
I. S. – Pouvez-vous commenter votre compagnonnage artistique, de plusieurs années, avec Joaquim Benite, disparu en 2006, metteur en scène, fondateur en 1984, du Festival d’Almada et premier directeur du Théâtre Municipal d’Almada, inauguré en 1988, à la construction duquel vous avez également contribué ?
J.- G L. – Avec Joaquim Benite c’était plus qu’une complicité artistique, c’était une amitié profonde. Je l’ai connu quand nous avons joué dans son festival un spectacle de Peter Brook. Dans son bureau il m’a montré les plans du théâtre d’Almada qu’on construisait pour lui et dans lesquels un certain nombre de choses n’allaient pas. Finalement, avec les architectes, nous avons modifié le projet du théâtre qui est devenu très fonctionnel et qui marche bien. Le Théâtre et le Festival, fondés par Benite, sont aujourd’hui menacés par les coupes budgétaires du Ministère de la Culture portugais.
Ensuite, nous avons fait avec Joaquim Benite un ou deux spectacles tous les ans. Nous avons toujours essayé de travailler avec des formes très simples. Ce qui me plaisait dans cette collaboration c’était l’esprit de compagnie. Benite travaillait pratiquement toujours avec les mêmes artistes, si bien qu’il s’était créée entre nous une complicité, un esprit de famille. De plus son théâtre avait sur place un atelier de construction du décor, de sorte qu’on pouvait développer le projet, y compris la conception de la scénographie, au fur et à mesure de la recherche avec les acteurs.
I. S. – Outre le théâtre, vous avez créé beaucoup de scénographies pour des opéras et des ballets. L’approche de l’espace est-elle différente ?
J. – G L. – C’est très différent. D’abord parce que dans l’opéra les chanteurs ne peuvent pas occuper toute la scène. À environ 7 mètres du devant de la scène on ne les entend plus bien, d’autant qu’en plus, ils chantent devant 60 ou 80 musiciens avec des chœurs qui bougent derrière eux. À l’opéra on a cette contrainte de la voix et de la musique. De plus les développements de l’histoire sont beaucoup plus simples et plus courts qu’au théâtre. Il est plus facile de se passer de décor au théâtre qu’à l’opéra. Beaucoup de scénographes et de metteurs en scène utilisent maintenant la vidéo à l’opéra comme dans les ballets où cela se fait depuis longtemps comme avec Merce Cunningham. Et cela marche très bien, la vidéo est en mouvement sur les danseurs qui sont eux-mêmes en mouvement. Par contre au théâtre la vidéo risque de faire disparaître l’acteur. Quand un acteur joue, dit son texte, s’il y a une vidéo derrière lui, le spectateur va regarder automatiquement l’image et se désintéresser du texte. À l’opéra la présence du chanteur est portée par la musique, et tout le monde est sensible à la musique, alors qu’au théâtre le texte n’a pas cette faculté. La danse, c’est encore autre chose. D’abord, parce qu’il faut laisser l’espace vide pour les danseurs et puis, on n’a pas vraiment besoin d’illustrer de la même manière l’histoire qui d’ailleurs n’est pas toujours bien racontée. Très jeune, j’ai participé, en tant que régisseur du Festival d’Avignon, au travail de Maurice Béjart, ses créations sur la musique de Pierre Henry, dont, en 1969, La reine verte avec Maria Casarès. Il n’y avait pas de décor, uniquement l’espace très beau du Palais des Papes, occupé par Casarès dans une robe gigantesque et des danseurs. Chez Béjart il n’y avait presque jamais de décor. La danse n’en a pas besoin. Par contre, on peut utiliser énormément la vidéo et la lumière. Je pense que le futur, dans le théâtre comme dans la danse, c’est la lumière qui a fait des progrès extraordinaires. La lumière peut devenir une source de décor, d’espace.
I. S. – En travaillant avec Mario Gas vous avez retrouvé cette complicité créatrice et l’esprit de famille que vous aimiez dans le travail avec Brook. Pour la mise en scène du Concierto de San Ovidio vous avez conçu un espace abstrait, polyvalent. Comment cette option scénographique s’est-elle imposée ?
J.-G. L. – On a besoin dans cette pièce de quatre espaces contradictoires : une rue, un salon dans une maison bourgeoise, une salle de l’hospice et une baraque de foire où l’orchestre des aveugles répète et présente leurs spectacles. La scène du Teatro Maria Guerrero est petite, elle n’a pas de profondeur ni de dégagements, de sorte qu’on ne peut y avoir quatre décors autonomes. De plus, je n’aime pas cela. Les changements de décors différents prennent du temps et allongent le spectacle. C’est très ennuyeux quand on est obligé de baisser rideau et que les spectateurs entendent des bruits sur la scène. Je préfère avoir un espace qui se développe et qui se transforme a la vue du public. Pour El concierto de San Ovidio j’ai cherché une forme simple, c’est-à-dire, des murs dont les proportions peuvent donner l’idée d’un appartement ou d’un hospice, avec juste quelques détails, des lumières différentes et un rideau. J’aime beaucoup travailler avec les rideaux, qui permettent, en quelques secondes, de faire différents espaces, pendant que les acteurs continuent de jouer.
I. S. – Votre scénographie abstraite contraste, dans El concierto de San Ovidio, avec des costumes réalistes…
J.-G. L. – Les costumes réalistes indiquent l’époque et le lieu, XVIIIe s, où se passe l’action. Le texte aussi. Donc, ce n’est pas nécessaire de le montrer dans le décor. D’autant que l’histoire racontée est traitée comme une parabole. Si on la situe dans son cadre historique, on la réduit à une anecdote. Ma scénographie n’est pas abstraite dans le sens de la peinture abstraite mais au sens qu’on peut y jouer toutes les situations et toutes les époques. Elle contient non seulement le double langage de l’auteur qui recourt à cette histoire du XVIIIe s. pour parler de son époque, mais aussi notre époque actuelle. Ainsi, le décor crée-t-il un passage entre le XVIII, l’auteur et nous. Avec Mario Gas tout a été décidé très vite. C’est très facile de travailler avec quelqu’un d’intelligent et dont on connaît déjà la démarche, la façon de voir les choses. Une fois la maquette prête, j’ai laissé dans le décor des espaces transformables, qui permettaient, dans le processus de travail avec les acteurs, d’ajouter des éléments nécessaires : portes, trous pour la lumiere….ou de supprimer ce dont on n’avait finalement pas besoin. C’est une sorte d’écriture dans l’espace qui se fait ensemble avec toutes les composantes du spectacle : espace, acteurs, texte, lumière, sons, vidéo et musique.