4 au 18 juillet 2017 – 34e Festival International de Théâtre d’Almada, Portugal
À la croisée des formes, des genres, des expressions scéniques, des courants esthétiques, parfois transgressifs, le Festival International de Théâtre d’Almada offre un panorama très vaste de la création théâtrale portugaise et internationale. Leur implication dans les problématiques concrètes de la société actuelle et les propositions novatrices d’approche des textes sont les principes de sélection des spectacles. Parmi les spectacles invités venant de l’étranger des créations de France, Argentine, Norvège, Belgique, Roumanie, Angleterre, Israël, Italie, Suisse, Espagne. À la demande du public une nouvelle ligne se dessine dans l’édition 2017 du Festival avec la programmation de plusieurs spectacles de petit format qui permettent un rapport de proximité entre les interprètes et les spectateurs.
Le coup d’envoi du festival d’Almada a été donné par le spectacle « mélo burlesque » Bigre de la compagnie française Le fils du grand réseau, Prix Molière 2014 de la meilleure comédie. Trois excellents acteurs Agathe L’Huillier, Olivier Martin-Salvan, Pierre Guillois, à travers le langage gestuel et visuel avec juste quelques phrases en voix off, brossent quelques fragments du quotidien des personnages vivants dans de petits appartements voisins : un adepte des nouvelles technologies, maniaque de la propreté, un collectionneur de déchets, désordonné qui dort dans un hamac, une jeune femme qui vit de petits jobs. Leurs vies respectives, tracées avec un humour délirant, irrésistible, depuis les petites actions quotidiennes, triviales jusqu’à leurs aspirations profondes et projets d’avenir, ne sont que des enchaînements de ratages et de catastrophes. Ce trio tente de tromper leur solitude, leur désarroi, le vide par toutes sortes de jeux et des occupations frivoles et inutiles. C’est une magnifique fresque en miniature de la société actuelle connectée à tout et déconnectée du sens de la vie, tracée avec virtuosité dans un langage visuel original qui synthétise diverses formes de burlesque, les emprunts au cinéma muet ou à celui de Tati ou encore au théâtre de Jérôme Deschamps de sa première et belle époque.
Parmi les spectacles « petits format » on pouvait voir Hedda Gabler de la compagnie norvégienne Visjoner Teater, réinvité à la demande du public, Svaboda (Liberté) création collective de la compagnie argentine de Buenos Aires et Ela diz (Elle dit) de la compagnie portugaise Teatro do Garagem. L’originalité de Hedda Gabler mise en scène par Juni Dahr qui interprète le rôle titre, consiste uniquement en ce que le spectacle est joué partout, dans des lieux non théâtraux, en l’occurrence à Almada dans une petite maison particulière donnant sur un jardin qui faisait partie de l’aire de jeu. Un espace entouré de plain-pied par les spectateurs. Comme uniques éléments scéniques : une chaise et des valises. Pas de son ni d’éclairages. Bref un spectacle « nature » qui finalement se définit en termes négatifs : manque de lecture et d’approche du texte ibsénien, une mise en scène au ras du sol, manque de direction des acteurs qui pour couronner le tout jouent dans le plus pesant style naturaliste. Ce en quoi Ibsen n’est pas toujours bien servi par ses compatriotes. Autre déception dans la section des petites formes Svaboda (Liberté), texte et mise en scène de Bernardo Cappa. Histoire de deux émigrés russes vivant dans un quartier pauvre de la pampa argentine dont la vache est écrasée par un camion. La pièce est centrée sur l’affrontement du couple d’émigrés russes et de l’agent de l’assurance du camion qui s’achève par un coup de théâtre. La trame réunit tous les clichés sur les vies ratées et les ressorts du théâtre argentin du réalisme grotesque des années 1960, 1970. La mise en scène au premier degré, le décor très réaliste et le jeu des acteurs qui donne dans le psychodrame.
Ela diz (Elle dit), texte et mise en scène de Carlos Pessoa, un spectacle minimaliste : deux personnages, une table et deux chaises, des projections très bien utilisées, est une pièce très dense, troublante et saisissante, où s’affrontent une mère et sa fille. À travers leurs accusations réciproques, les tensions accumulées durant les années qui se délient peu à peu, se révèlent les secrets enfouis. Deux actrices rendent magnifiquement l’intensité et le registre émotionnel du texte.
Historia do cerco de Lisboa (L’histoire du siège de Lisbonne) d’après le roman du prix Nobel de littérature, José Saramago, écrit en 1989, adapté par Jose Gabriel Antuñano et mis en scène par le célèbre metteur en scène espagnol Ignacio Garcia, était un des événements du festival. Une pièce qui s’articule sur des réflexions sur les mécanismes de la création littéraire, la relation de la fiction et de la réalité en faisant s’interférer deux niveaux de narration – action : historique et actuel, celui de l’interprétation de l’histoire dans une fiction littéraire et du regard porté sur celle-ci par le correcteur et l’éditeur de l’œuvre. Une thématique complexe sur laquelle se greffent de multiples questions et points de vue : sur la manipulation de l’histoire, est-elle une science ou une fiction ? la vérité historique existe-t-elle ? n’est-elle qu’une interprétation subjective de l’historien qui sélectionne des faits, des dates, à partir de documents dont il dispose ? la fiction littéraire n’est-elle pas en définitive une des versions possibles de l’histoire ? Le nœud de la pièce dans l’adaptation de José Gabriel Antuñano est le simple mot « non » que le correcteur du roman de Saramago introduit en changeant ainsi le sens de l’histoire, en l’occurrence niant l’aide des Templiers au roi Afonso Henriques assiégeant Lisbonne (1147) pour reprendre la ville aux maures. Dans son adaptation du roman, construite sur le mode du théâtre dans le théâtre, José Gabriel Antuñano introduit l’auteur du roman José Saramago qui dialogue avec le correcteur Raimundo Silva et quelques autres personnages historiques et du présent, responsable de la maison d’édition, ainsi que l’intrigue amoureuse. Neuf acteurs jouent plusieurs personnages en changeant juste quelques éléments de costumes suspendus sur les portants des deux côtés du plateau. Sur scène un grand gradin, au fond des livres et une bibliothèque. Sur le cyclorama au fond sont projetés des dates, des brefs textes, des images qui contextualisent les actions, les complètent ou dialoguent avec le jeu. Dans sa mise en scène Ignacio Garcia impulse une formidable dynamique au jeu tissant les diverses dimensions temporelles, conjuguant le récit et les dialogues, faisant s’interférer les points de vue sur l’histoire et sa vision littéraire. Un grand spectacle intelligent et poétique qui nous oblige à réviser nos certitudes, nos regards sur la réalité et les faits donnés pour vrais.
Tiago Rodrigues, directeur du Théâtre National de Lisbonne, metteur en scène adulé au Portugal, à la mode en ce moment en France où il a créé son spectacle Bovary, Prix de la Critique 2016, a présenté au festival deux spectacles : Bovary, créé à Paris au Théâtre de la Bastille et La pierna izquierda de Tchaïkovski (La jambe gauche de Tchaïkovski) une magnifique fusion de théâtre et de danse. Deux versants du travail de Tiago Rodrigues, diamétralement opposés. Dans Bovary Rodrigues s’inspire dans sa dramaturgie du roman de Flaubert et du procès fait à l’écrivain accusé d’atteinte à la morale à la suite de la publication du roman. Il recourt au procédé du théâtre dans le théâtre en mettant les scènes de Madame Bovary en abîme du procès qui se déroule devant nous. Le public d’ailleurs est inclus dans le spectacle en tant qu’assistances au procès. À certains moments Flaubert et les avocats s’adressent aux spectateurs. La scénographie simpliste, illustrative : de grandes et de petites loupes et lentilles suspendues dans des cadres en bois, image redondante de ce qui se dit sur le plateau : « passer à la loupe le roman ». Au fond un tabouret, escabeau, tables, bureau, le sol couvert de feuilles de papier abondamment semées par les acteurs pendant que le public entre dans la salle. Le même procédé : lancement de feuilles, se répétera encore pendant le spectacle. Image insistante de l’épluchage feuille par feuille du roman mis en pièces. Tout au long du spectacle on souligne les effets, au cas où un spectateur attardé n’aurait pas compris. Trois plans s’interfèrent : Flaubert lisant sa lettre à son ami dans laquelle il lui raconte le procès, le déroulement du procès avec Flaubert et les avocats de l’accusation et de la défense, dans lequel s’intercalent systématiquement des scènes du roman représentées, introduites par des citations du texte par l’avocate de l’accusation qui chaque fois indique la page. On traverse ainsi plus de 400 pages de Madame Bovary. J’ajoute que le spectacle commence également par un long résumé du roman. Est-ce nécessaire ? Tous les personnages, protagonistes du procès et du roman, sauf Madame Bovary (Alma Palacios) et Flaubert (Jacques Bonafé), sont joués par trois acteurs. Jacques Bonafé fait montre de son élocution particulière qui ne facilite pas la compréhension du texte surtout à l’étranger, certains acteurs, dont l’avocate, articulent mal. Le jeu est souvent outré, démonstratif. Je ne comprends pas pourquoi on fait de Charles Bovary un benêt. Les costumes d’aspect contemporain cadrent mal avec l’option dramaturgique de même que les musiques contemporaines. La mise face-à-face de la loi, de la censure morale et de la littérature est traitée de façon linéaire, au premier degré, sans aucune dimension métaphorique alors que la problématique de la censure, de la justice agissant au nom du politiquement et moralement correct sévissent aujourd’hui dans nos sociétés démocratiques, autant dans le domaine des arts que de la vie quotidienne. En revanche dans La pierna izquierda de Tchaïkovski Tiago Rodrigues déploie son talent de dramaturge, de metteur en scène et de chorégraphe en créant une pièce dansée d’une rare beauté et poésie. Le spectacle est conçu à partir du dialogue de Tiago Rodrigues avec la danseuse étoile Barbora Hruskova sur ce que signifie pour elle le terme de sa carrière de première danseuse en 2014 a 42 ans. Sur le plateau au fond des glaces, une barre de danse, un piano, un résumé dans une image, à la fois concrète et poétique, de la vie de la danseuse dont on va retraverser la face cachée, invisible pour le public. C’est Barbora Hruskova elle-même qui revisite, accompagnée par le pianiste Mario Laginha, la mémoire invisible de sa carrière : ses angoisses, ses doutes, les marques laissées dans son corps par des chutes, des contusion, survenues dans des œuvres qu’elle a interprété. La dramaturgie scénique est un subtil tissage de la parole, de la musique et de la danse qui constitue une sorte de monologue ironique dansé, traversant les chorégraphies qui ont marqué sa carrière, évoquant les blessures qu’elles ont occasionné. Ainsi par exemple la blessure à la jambe gauche dans son interprétation du Lac des cygnes de Tchaïkovski, plus une collection de douleurs qui correspondent à d’autres pièces qu’elle a dansée, dont les titres apparaissent sur un panneau noir au fond du plateau. La musique dialogue avec le monologue dansé de Barbora Hruskova, ses mouvements pleins de grâce et de poésie. On assiste ici à un spectacle inédit, l’expression de l’essence de l’art où la beauté et la douleur ne font qu’un.
Dans le courant post dramatique se situe Moerder (La mère) de la compagnie Peeping Tom, deuxième volet d’une trilogie dont la première partie s’intitule Père et la troisième Enfant, créée par l’Argentine Gabriela Carrizo et le français Franck Chartier, vivant tous les deux à Bruxelles. Le spectacle, qui croise le théâtre, la danse et le cinéma, à grand renfort de musique, est un patchwork surréalisant composé autour de la figure maternelle, depuis la naissance jusqu’au deuil en passant par les thèmes de la maternité, de l’absence, du manque, du potentiel subconscient : désir, peur, souffrance, violence, que recouvre la figure de la mère. La scénographie, un espace d’un musée ou d’une collection privée parsemé de portraits et de photos de famille. Des effets faciles, répétitifs, qui divertissent souvent le public, des images disparates qui ne créent pas de sens, la musique, tantôt pathétique, tantôt déchaînée, sont quelques-uns des ingrédients de ce spectacle puzzle que l’on n’arrive pas à recomposer.
Dans la deuxième partie du Festival que je n’ai pas vu hélas, étaient programmés entre autres Golem de l’excellentissime compagnie britannique « Compagnie 1927 » dont j’apprécie énormément le travail, La mort du prince d’après des textes de Fernando Pessoa, Heiner Muller et Shakespeare mis en scène par Ricardo Boléo, Vangelo de Pipo Delbono, Une île flottante de Christoph Marthaler, création collective à partir d’une pièce de Labiche, et Gente comun (Les gens normaux) de Gianina Carbunariu.
Crédit photo: Festival de Almada