du 28 janvier au 1er mars 2015 – Teatro Español, Madrid
Les contes de la peste de Mario Vargas Llosa, mise en scène Joan Olle
Prix Nobel de Littérature en 2010, écrivain, homme politique, le Péruvien Mario Vargas Llosa (né en 1936 à Arequipa), auteur d’une dizaine de pièces de théâtre se confirme aujourd’hui comme acteur accompli dans la création mondiale de sa dernière pièce Les contes de la peste inspirée par Le Décameron de Giovanni Boccacio. C’est pour la quatrième fois après La vérité des mensonges, Ulysse et Pénélope, Les mille et une nuit que Vargas Llosa s’implique comme acteur toujours aux côtés de sa muse théâtrale Aitana Sanchez Gijon et d’autres grands acteurs pour défendre ses réécritures des grands classiques de la littérature mondiale. Ulysse et Pénélope, Les mille et une nuit et Les contes de la peste réunis par la thématique de la panique face à la mort, constituent une trilogie. L’errance d’Ulysse, les contes inachevés qui font reporter d’une nuit à l’autre l’exécution de la belle Shéhérazade, la fuite dans la fiction des contes de la réalité de la peste qui détruit Florence, n’est-ce pas toujours une façon de tromper, sinon de défier la mort ? En ressourçant son écriture dans les grands classiques universels Vargas Llosa parle de nous, de notre réalité, de nos peurs, des pestes qui nous assaillent et nous détruisent aujourd’hui.
À presque 80 ans Mario Vargas Llosa affirme plus que jamais sa passion de la vie et sa conviction que la fiction, l’art et la création, le rêve, nous tiennent vivants. « Beaucoup de choses que je fais qui sont parfois téméraires comme de m’improviser acteur – dit-il – surgissent de cette nécessité de continuer à vivre jusqu’à la fin en explorant tout. » Après Le fou des balcons, Kathie et l’hippopotame et La chunga, Les contes de la peste est la quatrième production du cycle que le Teatro Español à Madrid consacre à l’œuvre théâtrale de Mario Vargas Llosa. Boccace se réfère dans son Décameron à un fait réel : la peste qui en 1348 a dévastée Florence. Mario Vargas Llosa s’inspire dans Les contes de la peste de huit récits de Boccace. Les cinq protagonistes de la pièce Aminta comtesse de la Sainte-Croix, Panfilo, Filomena, le duc Ugolino, Giovanni Boccacio se réfugient pour échapper à la peste dans la villa Palmieri près de Florence en s’évadant dans la fiction des contes, antidote à l’horreur de la peste et à la peur de la mort.
Le danger, le mal qui rôde autour, le sentiment de crise, de fin du monde, exacerbent les sens, les désirs amoureux, la jouissance, la luxure, la sensualité poussés à l’extrême. C’est une sorte d’Éden hédonique, métaphore de l’évasion de la réalité non pas dans des paradis artificiels de la drogue mais dans l’excès des passions, de la jouissance. Le monde intemporel dans lequel nous projette Vargas Llosa a quelque chose à voir avec la scène du théâtre. Le rêve, le désir qui s’y représentent sont enracinés profondément dans le vécu des personnages. Contrairement au modèle boccacien ils n’ont pas le même degré de réalité, leurs identités sont floues. Mario Vargas Llosa multiplie les mises en abyme des identités, des discours et des récits des personnages. Lui-même ce projet dans le personnage du Duc Ugolino, une sorte d’auteur, narrateur, à la fois dans et hors de l’action scénique, une sorte de « démiurge ». Le seul personnage avec lequel il dialogue est Aminta, comtesse de la Sainte-Croix, son amour idéal, qui ne semble pas être de la même nature que les autres fugitifs du réel. Une créature du royaume des « fantômes » que le duc Ugolino peut recrer si elle meurt. Deux personnages Panfilo et Filomena qui sont empruntés au Décameron de Boccace s’avouent acteurs, sans identité propre, et vont interpréter plusieurs personnages des différents récits. Le personnage de Boccace est inspiré par la figure historique du poète, auteur du Décameron, mais sensiblement vieilli ici par rapport à Boccace qui avait 35 ans au moment de la peste. Un Boccace intemporel, qui aurait traversé les siècles. Sur scène la réalité et la fiction s’interpénètrent, on est progressivement aspiré dans un engrenage labyrinthique de fictions.
Joan Olle, metteur en scène et Sebastia Brosa, scénographe, ont installé l’espace scénique au centre du théâtre, à la place des fauteuils d’orchestre, de sorte que les spectateurs entourent l’aire du jeu, évoquant un cirque romain. Un lieu à la fois isolé, enfermé et totalement à vue. On ne peut s’y cacher ni échapper au regard. Des dalles et un peu d’herbe évoquent un jardin avec au centre une fontaine et un cheval mort. De grands rideaux rouges pendent des loges, une échelle monte jusqu’à une loge à l’avant-scène. Les costumes évoquant ceux d’époque pour Boccace, Panfilo et Filomena, long manteau pour le duc Ugolino, Aminta en longue robe blanche. Au tout début les personnages arrivent le haut du visage protégé, comme dans les cas d’épidémie, par des masques. Tout se passe à vue. Les acteurs passent instantanément d’un personnage à un autre.
Joan Olle joue, tel un magicien, de plusieurs registres dramatiques, fait s’enchaîner et parfois s’imbriquer le récit du duc Ugolino dans les actions scéniques. Les acteurs tiennent parfaitement le rythme et la tension dramatique dans un jeu toujours sur le fil entre l’incarnation et la théâtralité avouée. Si, à travers cette vision théâtralisée de la peste boccacienne, Vargas Llosa nous parle de notre société : rapport dans les couples, sexe, violence dans les relations amoureuses, abus, excès de toutes sortes, il ne délivre pas de messages ni ne donne de leçons. Notre monde au bord de l’abîme ne s’invente-t-il pas des réalités virtuelles pour fuir ses terreurs et ses catastrophes ?
Crédit photos : Javier Naval