Le Théâtre après le covid: regard d’Italie (faire ou être, voila la question)

Alessio Nardin, metteur en scène, acteur et pédagogue italien ( Venise) partage avec nous ses réflexions sur l’expérience extrême qui est le covid pour l’existence du théâtre (juin 2020).

Comment avez-vous passé ce temps de la quarantaine ? Et comment avez-vous vécu le choc du confinement ?

 -Un moment extraordinaire. Aussi bien du point de vue humain que de celui qui concerne ce dont je m’occupe, le théâtre et le cinéma. J’ai essayé de tout écouter : les voix, les chuchotements, les cris, les questions, les opinions. Voilà ce qu’a été mon activité principale pendant cette période. (Pause). Et ce que j’ai entendu c’est un grand « bruit blanc ». (Pause). Curieusement il me semble que cela a été un moment où, si j’avais dû répondre à votre question,  j’aurais commencé par un long silence. (Pause). Mais comment cela est-il possible ? Il est difficile d’écrire un silence, une pause, et je ne sais pas si les temps de vos lecteurs seront les mêmes que les miens. (Pause). Alors je vous dis concrètement que dans ce temps de quarantaine j’ai pratiqué le silence : ce qui ne veut pas dire rester muet. J’ai essayé d’écouter au mieux de mes capacités tous les sons qui provenaient de l’extérieur au moment où tout le monde avait une urgence de parler ou de faire du bruit. Et parfois carrément beaucoup plus de bruit que d’habitude : peut-être parce qu’auparavant, dans le théâtre et dans le cinéma il y avait beaucoup de voix étouffées et que la pandémie les a fait remonter à la surface. Cela ne veut pas dire que tout ce que j’ai entendu était agréable ou intéressant : parfois cela sonnait faux, c’était strident, assourdissant.

Dans ce contexte et durant cette période quel est alors, selon vous, le rôle des acteurs et des gens de théâtre ?

-(Pause) On devrait se demander où est le virus : Où est-il physiquement ? Ce que j’ai constaté le plus souvent, en tenant compte des réalités européennes que je connais, a à voir avec deux choses. Primo: le théâtre européen, et le théâtre italien encore plus, est très préoccupé par le fait de se sentir indispensable à la cité. Et à mon avis il le revendique à juste titre. Secundo : je remarque, et c’est un paradoxe, que plus il le revendique et moins les gens sont effectivement d’accord avec cela. Officiellement personne ne se lèvera pour dire : rasons les théâtres ! Détruisons-les ! Personne ne sera assez honnête intellectuellement comme le fut dans un grand moment de lucidité le ministre des finances italien d’il y a quelques années (Tremonti) pour dire ce qu’il pensait :  le théâtre n’est pas nécessaire car « avec le théâtre, on ne mange pas ». Personne ne dira qu’à partir d’aujourd’hui le théâtre est un métier d’assistées ou de bénévoles. Personne ne l’a dit et personne ne le dira. Mais ce que je vois c’est que plus les acteurs revendiquent leur caractère indispensable à la communauté moins celle-ci leur reconnaît cette place. En d’autres termes les acteurs et les metteurs en scène continuent à dire obstinément : « Sans nous le monde est de plus en plus pauvre et va de plus en plus mal » – Dans certains cas c’est vrai ! Mais il semble que personne n’ait vraiment besoin du théâtre ou plutôt que théâtre et cinéma viennent en dernière position dans les priorités de la communauté. Il n’y a aucune urgence à les rendre à leur activité : ce sont les derniers à ré-ouvrir dans les décrets. Je constate simplement.

 

Comment est la situation en Italie ? Vous avez vu ou entendu des propositions intéressantes sur comment changer le théâtre durant et après le Covid-19 ?

-Je considère avec estime et fascination les propositions que les acteurs et les metteurs en scène italiens ont faites pour vivre et survivre durant cette période. J’ai entendu de nombreux collègues, célèbres pour certains et que j’estime, dire des choses qui m’ont fait beaucoup réfléchir. Pas tant sur le rôle des acteurs, des metteurs en scène et des artistes au cours de cette période, mais plutôt sur la vision en perspective du théâtre : ils m’ont confirmé que le théâtre comprend des questions non résolues qui remontent à bien avant la pandémie et que la pandémie a fait émerger justement parce qu’elle lui a ôté la possibilité de « faire ». Autrement dit : certaines de ses propositions ont à voir à la résistance du théâtre pendant la pandémie et à son déclin, d’autres ont à voir à un simple soutien et d’autres encore à une perspective d’avenir. Ces trois positions sont différentes. Cela ne veut pas dire que l’une est négative et l’autre positive ou que l’une est meilleure que l’autre. Mais ce sont des concepts qui sous-tendent des essences profondément différentes et qui mènent à des voies totalement différentes. Moi j’ai vu et je vois des gens qui misent sur la résistance côtoyer des gens qui misent sur la survie et d’autres, peu en vérité, qui essaient de voir la perspective au-delà du moment présent, ou plutôt qui essaient de voir ce moment présent comme une impulsion possible pour une renaissance. J’ai souvent entendu dire que le théâtre ne sera plus jamais le même, qu’une nouvelle façon de faire du théâtre doit être inventée. Moi je vous demande: sommes-nous sûrs de cela ? Si je regarde en arrière, il me semble que le théâtre s’est toujours transformé et a toujours évolué artistiquement avec ou sans pandémies et qu’il reste néanmoins identique dans son essence première, en effet c’est seulement en respectant son essence propre qu’il pourra se renouveler véritablement. Les personnalités théâtrales, récentes ou moins récentes, qui ont renouvelé de manière décisive le théâtre ont toujours planté leurs racines dans les principes de base du théâtre.

Concrètement donc que pensez-vous qu’il faut faire aujourd’hui pour les théâtres et les programmations post-Covid19 en Italie ?

-(Pause). La vraie question, et pas seulement pour l’Italie, serait : je fais parce que je suis ? Ou : je fais donc je suis ? Il faut choisir. Théâtre et programmation sont le fruit de choix bien précis. Il me semble que le théâtre italien, et peut-être aussi en partie le théâtre européen, depuis des années est caractérisé par le « faire », faire , faire des productions. Là-dessus se basent les financements, les temps artistiques (qui sans doute à cause de cela ne le sont plus) et aussi les œuvres qui en sortent. La législature italienne, depuis que les théâtres nationaux ont été créés, mise à part la volonté de certains directeurs (qui souvent sont des personnes que je connais et que j’estime) a poussé à l’explosion de cette tendance. Le théâtre européen et le théâtre italien se sont trouvés contraints ces dernières années à faire, faire et « le faire » a, peu à peu me semble-t-il, remplacé « l’être ». Pour « être » tu dois « faire ». Si tu ne fais pas, tu n’es pas. Quand cette pandémie est arrivée et qu’elle nous a cloitrés dans nos maisons, nous nous sommes retrouvés à ne rien pouvoir faire et là ont surgit toutes les questions latentes. Des questions comme : « je fais » parce que « je suis » ? J’ai ma propre identité artistique donc je réalise une œuvre ? Ou inversement : « Je fais » un spectacle en espérant que cela me fasse découvrir mon « être » ? Une chose est sûre et qui ne dépend pas de moi : ce virus nous a obligé à ne pas faire. Par conséquent il ne nous reste que « l’être », quel qu’il soit, quel que soit sa forme.

Étant donné votre riche expérience internationale (Europe, Russie, Amérique du sud), quels sont selon vous les différences essentielles entre la réalité professionnelle italienne et celle à l’étranger : Y a-t-il quelque chose que le théâtre italien puisse prendre ou « voler » aux expériences à l’étranger et si oui, de quoi s’agit-il ?

– Cela pourrait être un cambriolage avec effraction ou un vol à main armée ! Vous me suivez ?Non, je ne suis pas xénophile ! J’aime l’Italie et son théâtre. Par une série de coïncidences et de rencontres heureuses, mon expérience s’est simplement plus développée dans le reste de l’Europe et en Eurasie. Mais je vous dirais ceci : il existe encore des endroits dans le monde où le théâtre est véritablement quelque chose de partagé, dans son essence. Dans ces endroits la participation collective se fait par la nature même du théâtre : c’est la « manifestation » de l’action en scène. Je ne sais pas combien de temps encore ces lieux existeront mais ils existent et on peut les visiter et y vivre. Et c’est cela, je crois, dans l’après Covid-19 que les artistes devraient rechercher, vivre et construire. Mais il faut le faire très vite, dans l’urgence, parce que je ne sais pas encore combien de temps ces espaces dureront car ils sont liés à la nature présente de l’homme, à son organicité. Si vous scrutez l’horizon comme un marin expérimenté, vous remarquerez sans doute que la pandémie est un miroir où les choses qui concernent le comportement humain se propagent rapidement dans le monde et « l’infecte ». Quelque chose naît à un endroit, et grâce à (ou à cause de) l’homme et à ses comportements, cette chose arrive très vite ailleurs. Et cela vaut aussi pour le théâtre. Jouons de paradoxes : si maintenant nous vous bandions les yeux et si nous vous conduisions dans un théâtre européen, ouest européen plus précisément, et que vous ne voyiez pas les affiches et que ne saviez pas qui est le metteur en scène. Si, par jeu, je vous faisais voir trois spectacles de trois metteurs en scène différents, vous risqueriez de ne pas pouvoir me dire si ce metteur en scène est français, italien, espagnol ou allemand. Je ne parle pas de nation, pour ne pas risquer de finir dans une catégorie qui ne m’appartient pas. Je parle plutôt d’une culture, d’un mode de vie, de racines qui nous appartiennent profondément.

Quand cette chose-là commence à disparaître on en vient à un appauvrissement de l’individu. Et il est difficile de voler un pauvre. C’est un danger imminent. Faisons une analogie un peu brutale mais synthétique : à l’époque où nous, italiens, avions à Milan une immense figure de référence, Strehler, à Moscou dans les mêmes années, ils avaient une dizaine d’artistes du calibre de Loubimov, Vasiliev, Shapiro, Fomenko, Efros, Efremov, j’en oublie certainement et je m’en excuse. J’ai eu la chance et l’honneur d’en rencontrer certains personnellement et de travailler avec eux. Imaginez un peu ! Il existait donc une ville dans laquelle vous pouviez tous les trois jours choisir si vous alliez voir tel artiste plutôt que tel autre : on peut vaguement présager de la richesse qu’il y avait là!

Une richesse incommensurable : pouvez-vous imaginer quelles racines avait l’arbre du théâtre russe ? Et pourtant certains jeunes metteurs en scène russe d’aujourd’hui, et je le dis en connaissance de cause ayant travaillé là-bas plusieurs années, regardent du côté de l’Europe avec envie, l’Europe qu’ils cherchent à égaler. C’est incroyable : c’est comme prendre un arbre qui a de puissantes racines et les couper toutes sous terre, puis espérer ensuite que les fruits seront beaux et que l’arbre restera debout. Au premier souffle de vent l’arbre tombera ! Et c’est pourtant un héritage d’une richesse incroyable, que nous italiens devrions leur dérober avec une grande avidité artistique. Bien sûr, pour voler quelque chose vous devez avant tout reconnaître ce qui est précieux. Et maintenant je retourne le jeu : regardez les racines que nous avions théâtralement nous les italiens. Je ne mentionne pas la Commedia dell’arte sinon nous risquons d’ouvrir la boîte de Pandore, il suffit de regarder nos racines plus récentes : Giorgio Strehler, Carmelo Bene, Eduardo De Filippo, Leo De Berardinis. Qu’en avons-nous fait ? C’est la question que je me pose et que je vous pose. Si personne ne possède plus ses propres racines véritablement, qui pourra dérober quelque chose, et à qui ? C’est la vraie question.

Alors quand vous me demandez ce que nous italiens pourrions dérober aux autres cultures ?Je pense que toutes mes expériences  au Electrotheatre Stanislavski de Moscou, au Théâtre National de Strasbourg, à l’Escuela Superior de Arte Drammatica en Espagne, au Brésil, en France, en Pologne et bien d’autres expériences européennes, me disent que nous pourrions dérober cette idée de la nécessité du théâtre pour la communauté.
Dans certains pays, les institutions et les artistes considèrent le théâtre comme indispensable. En Italie cette pensée faisait déjà défaut avant, et depuis la pandémie elle fait encore plus défaut. Parfois c’est l’institution qui fait défaut, parfois ce sont les artistes.

En d’autres termes voyez : je suis un paysan, fils de paysan. Comme dirait quelqu’un, ce sont probablement deux bons bras arrachés aux champs qui se consacrent temporairement au théâtre. Mais qui vient de la culture rurale, sait parfaitement ce que veut dire avoir des racines, que celles-ci soient culturelles ou qu’elles soient liées au lieu où l’on naît. Si vous voulez, juste pour ne pas m’éloigner des exemples précédents, prenez Fellini et tous les réalisateurs de la période d’or du cinéma italien : pour chacun d’entre eux leur origine est évidente et forte, dans chacune de leur œuvre.

-Que suggérez-vous donc de faire pour l’après Covid-19 ?

-Je n’ai pas la prétention d’avoir la solution, mais je vois la prospective. Si les gens qui veulent se consacrer au théâtre ne se tournent pas vers son essence et s’ils ne se nourrissent pas à la source de celle-ci, alors nous aurons peu de chance de retrouver un théâtre vivant auquel nous puissions croire. En d’autres termes si nous parlons d’action, voici comment je l’entends :

L’arithmétique du théâtre c’est « un plus un font trois ». Ce n’est pas une arithmétique où 1 plus 1 font 2 : cette arithmétique-là est celle de la logique humaine. Dans cet espace étrange à n-dimensions que nous nommons théâtre, une autre « norme » est en vigueur et quelque chose de différent se passe : ce qui arrive ce n’est pas que les acteurs plus les spectateurs font deux. Non ! il se passe quelque chose entre eux et ceci n’est pas de mon invention, c’est dans la nature intrinsèque de cet espace à n dimensions. (Pause). La nature de l’homme agissant est quelque chose qui appartient à la nature humaine. C’est une qualité atavique, ce n’est pas une invention et si nous enlevons cette nature agissante à l’acteur nous n’aurons plus rien de l’essence du théâtre. Nous pouvons ensuite discuter sur tout le reste pendant des heures, je veux dire : j’ai ma propre esthétique et j’aime tel metteur en scène, nous travaillons ensemble avec tel ou tel acteur, je me fiche de tel autre. Mais tout ceci n’intervient qu’à partir du moment où sur scène cette nature agissante de l’homme existe. En Europe, mais plus encore en Italie, tout cela se perd pour des questions de personnes et non pour une position artistique tenue entre gens de théâtre. Tout est beaucoup plus simple en réalité. Artistiquement nous devons, et je parle pour moi, accepter que tous les tableaux de Van Gogh ne sont pas des œuvres abouties. Tous les films de Fellini, on peut le dire sans crainte, ne sont pas des chefs d’œuvres. Mais cela n’enlève rien au Génie de Van Gogh ou de Fellini, au contraire. c’est justement dans la nature brutale et spontanée de la créativité que certaines œuvres auront une perspective et d’autres non. Le processus créatif ne peut pas être comme le Pape, infaillible ! Il me semble que le théâtre souffre depuis un certain temps déjà d’un énorme complexe d’infaillibilité, chaque spectacle doit être une réussite. Je ne pense pas que cela nous aide. Tout devrait partir de notre positionnement artistique. Nous devrions être capable de dire «ce spectacle, mon spectacle, honnêtement il faut l’arrêter, la nature agissante de l’homme a disparu ! Mais c’est une position artistique périlleuse, qui rencontrera de nombreuses oppositions aussi bien individuelles (la juste ambition des acteurs) qu’organisationnelles (production, tournées, affiches).

Traduction de l’italien : Vincent Németh