Comment on respire bien dans notre Arcanar nouveau et libre!

 

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                    Le 11 février 2015 – sortie du film de Aleksei  Guerman « Il est difficile d’être un Dieu » en France

          « Il est difficile d’être un Dieu » est son sixième et dernier film… Il s’agit de  l’adaptation du roman des frères Strougatski, « Il est difficile d’être un dieu (L’Histoire du carnage d’Arkanar) » (Paris, Denoël, 1973). Le personnage principal est Don Roumata, un « progressiste » de l’autre planète qui est venu à Arkanar pour y implémenter les idéaux de l’ordre social plus juste, pour essayer de former les gens dans l’esprit moral et tolérant… Qui rencontre un échec, est profondément déçu dans ses aspirations mais, après avoir incité une bataille sanglante, décide de ne pas revenir chez soi mais de rester dans cet endroit oublié et affreux.

Presque tous les films de Guerman (y compris cette histoire d’Arkanar) ont été filmés en noir et blanc car, disait-il, «les souvenirs n’ont pas de couleur». Presque tous ses films étaient interdits à l’instant de sortie… Et ce dernier se retardait de dix ans… Pour moi, surtout, – quelle coïncidence surprenante! Il semble que le film attendait que le temps vienne – et voilà! – avec ces épreuves récentes – ça tombe vraiment juste. Apparemment, tout est prédit, tout était nommé en avance par l’artiste-visionner. On peut bien réfléchir sur la fameuse « densité du cadre » de Guerman, de son « pouvoir de l’image visuelle »…  Quelqu’un a dit que chaque image de Guerman pourrait être encadrée – tellement elle est extraordinaire avec sa beauté astucieusement construite! Oh, peut-être, cette autre œuvre qui nous présente l’époque quasi-médiévale, le film de Alexandre Sokourov « Faust » pourrait vraiment nous rappeler un tableau de quelque petit peintre Hollandais, bien qu’ici, encore une fois, il nous manque également des délices pittoresques de couleur. Eh bien, Guerman nous dit directement, sans équivoque (et il disait ça pendant une époque relativement végétarienne de « pérestroïka »): Notre terre est appelée Arkanar. Elle est enterrée dans le marais, dans de mucus, dans le sang et la mort, si elle ne s’écroule pas encore, ça se fait uniquement grâce aux efforts d’un tas des martyres, peut-être, grâce à un chant douloureux lointain…  À vrai dire, à l’intérieur d’un cadre noir et blanc il est parfois difficile à comprendre – où on est couvert du sang, et où il s’agit simplement de merde. Cependant, je pense que peut-être il n’est pas vraiment nécessaire de distinguer en détail entre le dégoût, l’horreur et la haine viscérale. Même maintenant je peux sentir encore cet air vicié, étouffant et claustrophobe, quand il ne reste plus d’oxygène, quand les narines et la bouche sont desséchées, bloquées par l’argile, quand je peux déjà sentir un sabot qui m’écrase des vertèbres. Ou bien, peut-être c’est la botte d’un Don aristocratique qui me trotte dessus… Ou des sandales sales d’un esclave…

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Et pourtant – dans ce cadre de baroque allemand, pour ainsi dire, – plein à craquer de détails précis et fantaisistes, Guerman nous laisse exprès beaucoup des vides à remplir. Il utilise son imagination, mais en même temps il nous laisse ces cavités et cavernes pour la fantaisie du spectateur de jouer avec… Ces films – « Vérification », « Mon ami Ivan Lapchine », « Khroustalev, ma voiture! », « Il est difficile d’être un Dieu » se trouvent – pour moi – sur le même rayon avec  « Le Stalker » de Tarkovsky,  « L’Antichrist » de Lars von Trier, « Le Mort » de Jarmush… Eh bien, Guerman, lui, est certainement parmi des habitants des cieux, de l’autre planète…

Quand on parle de Guerman, on parle d’habitude de la « poétique de fait », de ses détails « ultra-précis », « de la finesse des détails de l’époque ancrés dans l’histoire ». Et pourtant, moi, je ne connais rien, par exemple, de ces logements dits « communautaires » des années 50-s, ni de ce style du « vampire stalinien ». Mais je découvre vite que, effectivement, moi, je étais là-bas, j’ai habité cet appartement, et le cloue doit être enfoncé dans le mur exactement comme ça, et, en plus, les pluies nous fouettent exactement de cette façon-là, en Arkanar. Guerman peut inventer n’importe quoi dans son cadre – je le croirais sur parole, dès le premier moment… C’est bien ça qui crée la différence entre lui et Sokourov, par exemple, ou bien, entre lui et Ilya Khrzhanovsky, dont on trouve aussi les cadres de redondance visuelle, de cet hyperréalisme sursaturé (ce que nous rappelle un peu de Bosch). Mais Guerman nous laisse toujours beaucoup plus de liberté dans son cadre serré – on peut remarquer soudainement les détails inattendus, on a le droit de changer les avis – il nous permet donc de nous déplacer et poser des questions, interpellant le sens même de ce que se passe. Presque comme s’il y a des nouvelles significations qui continuent de se répandre autour du sens initial dans les vagues glissantes et consécutives de ma perception. Et moi, le spectateur, je préfère toujours ça: être guidé, bien sûr, mais aussi de choisir mes propres itinéraires à l’intérieur des choses.

Et maintenant revenons à notre Arkanar. Don Roumata (ici sa fonction est plus ou moins approchante à celle de Grace («miséricorde», «grâce» de Dieu) dans « Le Dogville » de Lars von Trier) – est avant tout un médiateur, le Fils d’homme qui doit sauver les autres autour de lui. Mais si Trier peut se permettre ce luxe ultime de jouer avec les grands mythes, avec des images eschatologiques (et Grace administre son propre tribunal à la fin, brûlant le monde entier dans le feu d’Apocalypse, comme Christ lui-même est censé de le faire). Eh bien, Guerman – il est un des nous autres, les habitants d’Arkanar. Donc, le point le plus élevé de ce qui tombe à Roumata – c’est juste le moment où il décide de rester avec les habitants de ce monde pour toujours. Pas pour les juger, mais, au moins, pour partager leur sort. Et le film – comme tous les films de Guerman – nous parle de nous-mêmes parce qu’il est adressé à nous autres, les arkaniens.  C’est à cause de ça que Guerman est si difficile à comprendre dans le monde occidental. Je me souviens quand j’ai vu « Khroustalev, ma voiture! » pour la première fois en 2002, dans un club de cinéma londonien. Je l’ai vu – et j’ai presque perdue la raison, même « Mon ami Ivan Lapchine » pour moi était encore un peu prévisible, encore dans les limites humaines. Et puis tous les jours on a montré « Khroustalev », moi, j’étais là, pendant quatre ou cinq jours, je téléphonais à tous mes amis universitaires de Londres, d’Oxford, pour les faire venir… Je restais assis là avec mes amis (nous étions presque le seul public). Ils hochaient poliment la tête, ils admiraient poliment – mais le sens, le sens profond de ce jeu du pouvoir, de cette humiliation d’un homme qui en est impliqué, le sens de cette destruction totale – ce sens les a échappé… Mais il ne faut pas blâmer des spectateurs ou les critiques occidentaux de l’incompréhension ou du jugement superficiel: la raison de ce malentendu n’est pas enracinée dans la difficile d’accéder à ce langage cinématographique trop particulier. Ici tout est adressé surtout à Arkanar, tout vise Arkanar comme cible. Le degré d’humiliation, ce balançoire bien drôle de sado-masochisme qui continue toujours pour près d’un siècle: cet homme soviétique, ce « nouvel homme dans le brave new world » est finalement là il est arrivé! Nous autres, les braves nouveaux arkaniers, nous sommes différents – peut-être, plus inventifs et imprévisibles, nous savons facilement passer de la méchanceté à la grande compassion (mais toujours on se sentant plus confortable sur le niveau de bassesse intérieure), nous savons plus que les autres le prix éventuel de la trahison, nous maîtrisions la sincérité audacieuse, ainsi que la mesquinerie et le vil. Il y a une image, une allusion qui m’est venu en esprit quand j’étais en train de regarder « Ivan Lapchine »: dans les parcs anciens dans la Baltique pendant l’époque soviétique c’était très à la mode de créer les arbres noueux (pour faire ça, des jardiniers mettaient des cailloux et des petites pierres dans les creux des troncs, en transformant les arbres vivants en êtres merveilleux et menaçants, en dragons fantastiques). Ces hommes soviétiques, infiniment puérils, infiniment poétiques, même pas dépourvus d’un certain ascétisme chevaleresque, avec leur rêve toujours idéaliste, et cruel, et affamé… Dans « Mon ami Ivan Lapchine » le personnage joué par Andrei Mironov se traine entre eux, il n’est pas au niveau avec ces dieux de vengeance, avec ces voyous de qualité plus élevée – il n’est pas du tout comme les héros de Khlebnikov ou Platonov, comme les commissaires demi-fou en leurs vestes en cuir. Ce journaliste trivial et un peu vulgaire n’est pas fait de même matière, du même tissu – il est simplement trop humain, – comme Roumata est humain, avec son visage doux et fade, légèrement usé, qui nous renvoie à la normalité, même à la médiocrité (jusqu’à cet instant terrible où le temps vient de prendre une épée à la main – et aller les tuer tous…) Pendant que les autres participants, les habitants légitimes d’Arkanar, avec leurs corps tordus qui coulent toujours des extraits des maladies honteuses, qui puent, qui sont sales de cette saleté primordiale et éternelle, qui sont sales du sang, des excréments… – ici, ils sont comme ces arbres noueux, arbres spécialement élevés, mutilés, gonflés et défigurés pour toujours. Et vous croyez encore que c’est vraiment possible de défendre l’humanité et la normalité de la nature avec l’aide de quelques principes moraux, quelques chemises blanches, des eaux aromatiques et roses sublimes de Don Roumata? Hey, vous, les autres, les gens normaux de cet autre univers, vous croyez vraiment qu’on peut nous éduquer, qu’on peut nous former parmi tout ce sang, tout ce merde, grâce à quelques gadgets inventifs et quelques principes usés et vieillots de l’Âge de Lumières?

Et maintenant, je vais le dire finalement. Pour ceux de mes amis personnels qui sont restés ici pour le séjour continu dans notre Arkanar, ne l’ayant jamais quitté pour quelque autre planète… Pas tout le monde ose prendre l’épée à la main. Pas tout le monde a assez du courage et de l’audace pour se battre. Mais – est-il encore possible? – au moins un saxophone avec des airs tristes de jazz? Voilà une petite fille qui a entendu Don Roumata jouer sa flûte sur les champs enneigés d’Arkanar. Bien sûr, elle dit que cette musique lui donne du mal au ventre! Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit toujours de ces bonnes et braves arkaniens, – si ignorant qu’ils sont parfaitement capables de confondre simplement les organes anatomiques, même dans leurs propre corps. Peut-être ce que lui a fait tant de mal, ce n’était éventuellement rien d’autre que son propre cœur – encore battant et vivant, encore capable de pleurer. Tout n’est pas peut-être complètement perdu… Et le cœur se bat d’une façon précaire, l’âme est secouée, et tout peut encore s’ouvrir – s’ouvrir pour l’amour divin et la lecture savante, s’ouvrir pour l’art et la charité. En effet, la seule justification de l’existence même dans le monde de ce monstre – notre terre natale d’Arkanar – consiste précisément dans le fait que, parfois, cette terre continue à donner la naissance, continue à faire naître des génies absolus.

Il y a une idée assez sophistiquée et non-triviale, selon laquelle dans la mentalité russe, il y a, il existe le désir inassouvi d’intervenir en quelque chose qui vient de haut, d’intervenir en ordre divin du monde. Enfin, c’est clair que la transgression (comme une marque distinctive du créateur en général, comme un signe de sa capacité à créer) se manifeste de cette manière brutale et salie uniquement par hasard et de l’extérieur, parce que c’est beaucoup plus important pour elle de rester dans des subtilités, dans la fragilité de la ligne exacte et pure (même si ça s’exprime plutôt  par ces chemises blanches de Roumata).

 

Natalia ISAEVA qui travaille depuis plusieurs années entre la France et la Russie est sanskritiste, indologue, historienne de la philosophie. Elle écrit surtout sur l’advaita-vedanta et le çivaïsme de Cachemire (livres publiés en Russie, aux États Unis, en Angleterre et en Inde). En même temps, elle a traduit et publié en russe les traités principaux de Søren Kierkegaard, les  pièces   de Marguerite Duras et autres écrits sur le théâtre contemporain français. Chevalier des arts et des  lettres.