La fatalité en marche

 9 – 26 février 2017Teatros del Canal, Madrid

Panorama desde el puente/Vue du pont de Arthur Miller

Mise en scène et lumière  Georges Lavaudant: scénographie et costumes Jean Pierre Vergier. Coproduction Teatre Romea de Barcelone et LG Production

     Georges Lavaudant qui depuis plusieurs années travaille régulièrement dans de grands théâtres en Espagne, présente aux Teatros del Canal à Madrid Panorama desde el puente (Vue du pont) d’Arthur Miller qu’il a créé en 2016 à Barcelone avec d’excellents acteurs catalans. Une distribution d’exception pour sa mise en scène magistrale applaudie autant par la critique que par le public qui ne désemplit pas la salle des Teatros del Canal. Bref c’est un triomphe largement mérité par la lecture limpide, percutante et la vision scénique extrêmement puissante que Lavaudant propose de cette pièce majeure d’Arthur Miller.

        Arthur Miller situe Vue du pont dans la communauté des immigrants italiens de New York dans les années 1950, quand le « rêve américain » suscite une vague d’émigration aux États-Unis. Il écrit la pièce en prenant pour modèle la tragédie grecque. L’histoire tragique de la passion obscure, incestueuse, d’Eddie Carbone pour sa nièce Catherine, de la trahison, de la transgression de la loi du silence, de la vengeance et du meurtre, est racontée, après des années, par l’avocat Alfieri qui joue dans la pièce le rôle de coryphée à la fois protagoniste et commentateur des événements auxquels il a assisté sans pouvoir les empêcher. Lavaudant aborde la pièce avec honnêteté et fidélité au texte, sans chercher à l’actualiser, bien que l’on pourrait faire des rapprochements entre l’émigration aux États-Unis dans les années 1950 et les vagues d’émigration en Europe aujourd’hui. Le spectateur a toute la liberté de les faire lui-même. Lavaudant fait partie de ces rares metteurs en scène qui font confiance aux spectateurs, ne les prennent pas pour des débiles et ne leur servent pas la pensée prémâchée. Il évite la réduction fréquente du personnage d’Eddie à un macho tyrannique, autoritaire, rustre et du conflit qui l’oppose à son neveu Rodolfo et à la communauté d’immigrants italiens fermée sur elle-même, régie par des lois archaïques, incompatibles avec la justice américaine. Pas de psychologisme dans la mise en scène de Lavaudant qui ressort et éclaire toute la complexité du conflit et du mécanisme qui pousse Eddie à sa destruction. Ainsi le personnage d’Eddie, magistralement interprété par Eduard Fernandez, est-il capable de violence, de remord et d’altruisme, impulsif et sensible.

        Pas de réalisme dans la mise en scène inscrite dans un espace totalement dépouillé où pendant les noirs qui scandent les brèves scènes comme des coups de hache, apparaissent instantanément quelques éléments : chaises, lit, arbre de Noël (scénographie et costumes Jean Pierre Vergier)Peu de projections (toutes en noir et blanc): images de maisons d’un quartier pauvre de New York, pluie à la fin, évoquent l’époque de façon poétique  (création d’images Francesc Isern).

         L’avocat Alfieri qui s’adresse au public dans le prologue et dans l’épilogue reste en permanence sur scène, à la fois présent et distancié, tantôt comme observateur, tantôt intervenant comme protagoniste dans certaines séquences. Le rythme rapide, la tension dramatique parfaitement tenue et l’interprétation remarquable des acteurs qui donnent aux personnages une consistance, une authenticité absolue en nuançant l’intensité de leurs sentiments, de leurs émotions sans jamais souligner quoi que ce soit. Un grand moment de théâtre.

Crédit photo: Teatre Romea