Au cœur du cauchemar

 24 mars – 5 avril 2017Teatro Real, Madrid

« Rodelinda » de Georg Friedrich Händel. Mise en scène Claus Guth. Direction musicale Ivor Bolton.Décors et costumes Christian Schmidt. Éclairages Joachim Klein. Création de vidéo Ando A Müller. Orchestre titulaire du Teatro Real.

          Rodelinda composé et créé à Londres en 1725, période très créative de Georg Friedrich Händel (1685–1759), est basé sur la tragédie « Pertaride, roi des Lombards » de Pierre Corneille. Grand succès à sa création l’opéra a été représenté jusqu’en 1736 et ensuite oublié pendant presque deux siècles jusqu’à sa résurrection en 1920 à l’Opéra de Göttingen. Rodelinda, chef-d’œuvre de Händel, autant par la perfection de sa structure dramatique, l’originalité de sa thématique avec au centre les figures d’une femme exceptionnelle et de l’enfant otage, que par la partition exigeant des interprètes virtuoses, est représenté pour la première fois en Espagne, presque trois siècles après sa création.

         Cette nouvelle production de Rodelinda, coproduite par le Teatro Real de Madrid avec l’Opéra de Frankfurt, le Gran Teatre del Liceu de Barcelone et l’Opéra de Lyon, est un événement à la fois pour sa distribution internationale de haut vol, pour son interprétation par l’orchestre titulaire du Teatro Real sous la baguette quasi magique d’Ivor Bolton et pour la lecture scénique actuelle, extrêmement cohérente et pertinente qu’en donne l’excellent metteur en scène allemand Claus Guth qui, la saison dernière, nous a subjugué par sa vision inédite de Parsifal.  Dans sa mise en scène Claus Guth va à l’essentiel et confère à l’œuvre une dimension métaphorique et onirique articulant la complexité de la trame sur la vision du petit Flavio des événements terrifiants dont il est protagoniste et monnaie d’échange. « Du bruit et de la fureur », plus shakespearienne que cornélienne, l’histoire racontée dans Rodelinda est une cascade de meurtres, de trahisons, d’amours et de vengeances, de luttes pour le pouvoir et d’usurpation du trône du royaume de Lombardie, dont le centre névralgique et otages sont Rodelinda, reine légitime et son fils le petit Flavio.

         Les conflits humains, familiaux et politiques y sont inextricablement liés. Flavio protagoniste et spectateur impuissant, assiste terrifié à la cascade d’événements, usurpation du trône, assassinat supposé de son père Bertarido, deuil de sa mère assiégée par les avances de l’usurpateur Grimoaldo, réapparition de son père, etc. qui se précipitent et s’accumulent devant ses yeux comme dans un cauchemar ou dans un film d’horreur.

         Dans tout ce nœud de conflits, parmi les six protagonistes de l’histoire, qui s’affrontent, se trahissent, se vengent, aiment par intérêt, Rodelinda est un personnage central vers qui convergent les luttes et les passions. Figure exemplaire d’amour et de fidélité conjugale, femme de caractère, enjeu de pouvoir, intelligente, habile, qui domine, défie et manipule ses adversaires en développant sa propre stratégie et en leur imposant des conditions inacceptables, y compris le meurtre de son propre fils Flavio.   En relevant l’intemporalité et l’actualité permanente du sujet Claus Guth l’inscrit dans la perspective du regard de l’enfant Flavio, personnage sans voix dans la partition, mais qui est fondamental dans le développement de l’histoire. Pour rendre l’histoire plus accessible Guth introduit un prologue, une brève scène muette, où sont rappelés les faits qui ont déclenché le conflit. Il situe l’action dans une ancienne demeure seigneuriale anglaise de l’époque de Händel que l’on peut voir encore aujourd’hui et qui en même temps évoque un ancien palais. La pérennité et l’intemporalité des conflits traités dans l’œuvre se manifestent aussi dans les costumes des années 1970. Un microcosme familial et politique. L’histoire est racontée à travers les cauchemars de Flavio terrorisé, sans défense, dans cette maison d’horreurs pleine de dangers. Incapable d’exprimer avec des paroles ce dont il est témoin, il l’exprime dans un langage d’enfant à travers les dessins projetés sur les murs de la maison qui suggèrent et reflètent sa perception des événements. Des dessins à gros traits de têtes effrayantes, comme des monstres d’Halloween, sont répliqués par les personnages masqués qui poursuivent Flavio dans cette maison. Tout se passe comme si on était à l’intérieur de sa tête. La trame complexe de l’œuvre apparaît ainsi avec clarté et profondeur psychologique des personnages. Dans le final, un relatif happy end, alors que tout rentre dans l’ordre, seul Flavio continue à voir ses fantômes. Une magnifique métaphore des traumatismes subis par les générations suivantes marquées par les conflits, guerres, crimes de leurs pères. Dans sa scénographie, un dispositif tournant, montrant l’ancienne demeure sous trois angles différents, Christian Schmidt trace une topographie du pouvoir. Un grand escalier au centre, tel un chemin d’ascension au pouvoir, mène aux appartements et à la chambre à coucher de Rodelinda, dont la conquête légitime le pouvoir. En contrepoint à cet univers impitoyable, la nature, présente à travers les projections, est un lieu de ressourcement et de paix. Claus Guth fidèle à la conception händelienne des personnages fait apparaître leur complexité psychologique avec leurs contradictions.

          Rodelinda, forte, tempérament plus masculin, décidée, alors que son mari Bertarido est plus faible, contradictoire, plein de tensions. L’usurpateur Grimoaldo n’est guère un modèle parfait de tyran, orgueilleux, prêt à tout en apparence, il est accessible aux sentiments humains et recule devant l’extrême. De même Eduige animée par le sentiment de vengeance est en même temps réaliste. Garibaldo seul, sans scrupules, est porté par sa soif de pouvoir et de sa conquête à tout prix. Tous les protagonistes, y compris la présence muette de Flavio, ont un égal poids dramatique. La partition vocale de Rodelinda est un énorme défi pour les chanteurs qui non seulement sont à sa hauteur mais encore éblouissent par l’aisance avec laquelle ils rendent le registre des sentiments et des émotions de leurs personnages. Lucy Crowe (Rodelinda) dès ses premières arias captive par sa profondeur dramatique et ses trilles vertigineuses. Poignante dans son aria dans la Iere scène, pleurant son mari Bertarido, elle s’impose d’emblée dans son aria d’une grande virtuosité en affrontant Grimoaldo (Jérémie Owen). Et dans l’aria suivante, voix brisée par l’émotion qui se transforme en colère féroce contre Grimoaldo.Son duo avec Bertarido (Bejun Metha) dans le IIe acte est d’une puissance lyrique tout en nuance, d’une grâce sublime. La tension monte et culmine dans le IIIe acte avec une déchirante prière «Dove sei» de Rodelinda en dialogue avec une flûte. Bejun Metha en Bertarido, très à l’aise dans le registre émotionnel, est très impressionnant dans ses deux arias, mélancolique puis tourmentée dans le IIe acte, mais il bouleverse dans son aria la plus dramatique du prisonnier angoissé dans le IIIe acte. Je dois souligner également l’énorme contribution au succès de cette production de l’orchestre du Teatro Real qui, intégrant quelques instruments de l’époque, assume avec bravoure le défi de la partition händelienne. C’est indéniablement un événement très exceptionnel.

Crédit photo: Javier del Real | Teatro Real