Art boulevardisé

Art de Yasmina Reza

 1er juin – 30 juillet Teatro Pavon, Madrid

Roberto Enriquez – Marcos, Cristobal Suarez- Sergio, Jorge Uson- Ivanw

       Art, la grande pièce de Yasmina Reza dont on n’oubliera jamais la magistrale création en 1994 à Paris par Patrice Kerbrat avec trois acteurs virtuoses de la partition dramatique : Pierre Vaneck, Fabrice Luchini et Pierre Arditi, a été créée en Espagne en 1998 par Josep Maria Flotats. C’était un succès qui reste toujours une référence. 19 ans après Miguel del Arco, dramaturge un des plus remarquables metteurs en scène de la nouvelle génération et depuis un an directeur du Teatro Pavon à Madrid, s’affronte à célèbre Art de Reza. Sa création était très attendue. On espérait une rencontre au sommet entre cette pièce emblématique de Reza et la lecture scénique, à priori intéressante, proposée par del Arco.

     Mais c’est une déception sur toute la ligne. La finesse, l’ironie subtile, le tissu musical, les ambiguïtés des personnages, tout cela est soldé, ramené à une divertissante comédie de boulevard. Dans sa lecture de Art Miguel del Arco déplace le centre d’intérêt de la polémique sur l’œuvre d’art et les critères de sa valeur imposés par la mode et le marché, largement commentée depuis des années, sur la relation entre les trois amis. La polémique sur le tableau blanc acheté par Sergio est un prétexte pour questionner leur amitié de longue date et sa résistance au changement de vie et aux orientations de chacun d’eux.

       Son approche de la pièce peut se résumer ainsi : une œuvre d’art controversée peut-elle mettre en question une relation d’amitié ? Mais à partir de là Miguel del Arco pose une série de questions essentielles sur notre société où règnent l’hypocrisie et l’imposture, qui n’a pas ou ne prend pas le temps de réflexion hors des normes et des idées toutes faites. Une société dans laquelle des pseudo-experts et auto-déclarés intellectuels décrètent ce qui est art, pontifient et décident des valeurs, et où n’importe qui peut donner son avis définitif, autoritaire, sur ce qu’il connaît peu ou pas.

      La pièce de Yasmina Reza a plusieurs strates de lecture, c’est sa grandeur et sa richesse. Avec une ironie très fine, une brillante et profonde intelligence, en partant de l’achat d’un tableau, une toile blanche avec à peine perceptibles des lignes blanches, elle esquisse avec un humour fin et caustique un tableau à la fois intimiste et emblématique où les personnalités, les perceptions du monde, de la vie, de l’amitié, des valeurs éthiques et esthétiques de trois amis se confrontent et s’entrechoquent. Que signifie l’art, l’amitié, la notion de la valeur, aujourd’hui dans notre monde des amitiés virtuelles, des émotions normalisées, des valeurs interchangeables, relatives ?

        La pièce de Reza est une partition musicale avec des moments de trios, de duos et de solos, des commentaires, des apartés de chacun des personnages. Une partition dont il faut respecter les rythmes, les tempi, les tonalités, les pauses, les reprises de thèmes et de motifs. De même le schéma scénique est donné avec le tableau, objet de controverse installé dans un salon. Miguel del Arco y est fidèle. Sur scène trois chaises à droite, au fond un grand cadre gris qui s’ouvre à la fin sur l’extérieur où tombe la neige, évocation de la blancheur, d’un paysage d’enfance (Costumes et décors Alessio Messoni). Au début du spectacle Sergio apporte le tableau, une toile blanche et met des gants blancs pour l’installer sur un chevalet. Puis tout au long de leur débat sur l’art et le tableau les trois amis le manipulent et le déplacent. Avec un sens parfait de la dramaturgie de l’espace Miguel del Arco organise les mouvements, les rapprochements et les éloignements des acteurs, crée une topographie des tensions dans les rapports entre les personnages. Leurs apartés face au public sont marqués systématiquement par le son d’une clochette et le coup de projecteur sur l’acteur.

      Il imprime un rythme rapide, parfois accéléré dans les moments d’affrontements avec une gestuelle répétitive d’une violence excessive, démonstrative. L’humour subtil, l’ironie subversive de Yasmina Reza, prend souvent une allure grotesque, appuyée. Les ambiguïtés des personnages, l’évolution des rapports entre eux sont marqués à gros traits. Au fur et à mesure que le spectacle avance le ton boulevardesque prend le dessus. Certains échanges entre les personnages criés rendent le texte inintelligible. Dommage car la traduction de Fernando Gomez Grande et de Rodolf Sirera fait résonner remarquablement sa musicalité.

       Il faut attendre les deux dernières minutes du spectacle pour retrouver l’essence et l’esprit, à la fois la légèreté et la profondeur de la pièce de Yasmina Reza.

Crédit photo: Vanessa Rabade