Un double suicide au Teatro Real à Madrid

27 juin – 21 juillet 2017Teatro Real de Madrid

Madame Butterfly de Giacomo Puccini. Livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica basé sur l’œuvre de théâtre Madame Chrysanthème de David Belasco. Mise en scène Mario Gas,direction musicale Marco Armiliato, scénographie Ezio Frigerio. Chœur et orchestre du Teatro Real

       Cette production de Madame Butterfly sera diffusée gratuitement sur grands écrans dans des salles, institucions, places à l’air libre en Espagne et en Amérique Latine le 30 juin 2017.Une exposition « L’attraction du Japon  » en relation avec les représentacions de Madame Butterfly est présentée au Musée Thyssen Bornemisza du 27 juin jusqu’à fin août 2017.

       Madame Butterfly un des plus célèbres opéras de Giacomo Puccini, créé en 1904 à la Scala de Milan, fut représenté pour la première fois à Madrid en 1907. Puccini écrit Madame Butterfly en pleine époque de fascination de l’Occident pour l’exotisme du lointain Orient. Le Japon est à la mode. Pour composer cet opéra Puccini a étudié la musique, la culture et la langue du Japon mais il n’en reste pas moins que son œuvre donne une vision du Japon de pacotille, un Japon de cartes postales. Cet Orient kitsch « vériste » encombrait longtemps les scènes.    Comment représenter aujourd’hui cet opéra en le débarrassant de son décor de carton-pâte, de son pathos et des clichés sur le Japon ?

        Mario Gas, acteur et metteur en scène, grande figure du théâtre et du cinéma espagnol qui s’est aussi illustré sur les scènes lyriques, a relevé le défi en proposant en 2002 au Teatro Real à Madrid une vision décalée de Madame Butterfly, mise en abîme d’un tournage cinématographique. Il la reprend aujourd’hui. Le procédé n’est pas nouveau mais peut être efficace. Cette fois il ne l’est pas. Et finalement on assiste au double suicide, celui de l’héroïne la jeune Cio-Cio-San, attendu dans le final et celui de l’opéra écrasé par la pesanteur de la carapace inutile de la conception scénique qui n’avantage pas l’interprétation des chanteurs et de l’orchestre. Que n’a-t-on pas divagué sur ce drame en l’interprétant à toutes les sauces : le machisme de Pinkerton, séducteur abominable de la jeune femme innocente, l’impérialisme et l’arrogance américaine, etc. Chaque époque scrutait Madame Butterfly avec sa grille de valeur. Comment aujourd’hui depuis notre perspective post post… tout, raconter cette histoire hors du vérisme, de l’image poussiéreuse du Japon et hors du pathétisme ? L’idée de Mario Gas était de recourir au métalangage, c’est-à-dire mettre l’opéra en abîme du cinéma, en l’occurrence du tournage de Madame Butterfly dans un studio d’Hollywood dans les années 1930, au début du cinéma sonore. L’idée a priori bonne, permettant de créer une distance, en dépouillant l’opéra de son caractère vériste et en le transformant en une fiction d’un cinéma recourant aux images et aux clichés du Japon que les producteurs d’Hollywood et le public américain pouvaient avoir à l’époque. Ainsi Mario Gas crée-t-il dans sa mise en scène trois perspectives simultanées : l’opéra en tant que tel qui se représente sur scène; son tournage correspondant à sa vision à Hollywood; les projections sur l’écran des personnages en gros plan filmés en direct pendant la représentation de l’opéra.

       Au lieu de dénoncer les clichés sur le Japon le spectacle les multiplie. Certes on ne peut manipuler ni enlever quoi que ce soit du scénario puccinien très précis, mais sa mise en abîme proposée par Mario Gas ne fonctionne pas. La scénographie d’Ezio Frigerio dont on connaît le travail magnifique avec entre autres Strehler, Planchon, Lavelli, Régy, est très pesante, peu imaginative. Un quart d’heure avant que le spectacle ne commence le public qui arrive voit sur la scène, transformée en plateau de tournage, les techniciens en train d’installer, des caméras sur roues et d’autres en hauteur, les perches de prise de son, etc. Passent les habilleuses avec les costumes suspendus sur des portants, les scénaristes avec leurs scripts, les réalisateurs discutent entre eux pendant que les techniciens fixent les équipements. Tout ce monde en costumes 1930, à l’américaine, avec casquettes, chapeaux. Au centre une construction rectangulaire sur un plateau tournant, le décor de l’opéra filmé qui représente d’un côté l’intérieur d’une maison japonaise avec des portes coulissantes et de l’autre l’extérieur de la maison avec une barrière devant.

       Pendant tout ce remue-ménage les chanteurs arrivent sur scène. Durant  le déroulement de l’opéra les caméras se déplacent autour de ce dispositif. Les images en noir et blanc des personnages de l’opéra, projetées en haut de la scène, sont filmées en direct par d’autres caméras. Pendant le spectacle les machinistes, les accessoiristes, sont assis des deux côtés du plateau. Les maquilleuses retouchent a vu certains personnages. Tous les artifices du tournage sont apparents. Les Japonais de l’opéra sont en kimonos revus par les Américains. Pinkerton dans le Ier acte en uniforme blanc de la marine, dans le IIIe acte en uniforme bleu. Le consul en costume gris, chapeau. Cio-Cio-San dans le Ier et IIIe actes en kimono, dans le II acte en robe occidentale courte années 1960.Les manœuvres des techniciens du tournage recommencent à l’entracte entre le Ier et le IIe acte et pendant une brève pause entre le IIe et le IIIe acte. C’est lourd et démonstratif.  De même quant à la conception du jeu des chanteurs. Pour échapper au pathétique on tombe dans le trivial mais le pathétique revient de suite. L’évolution de Cio-Cio-San d’une jeune femme innocente, fascinée par le monde occidental à une femme murie, éprouvée, qui décide de se suicider, marquée à gros traits, n’est pas très crédible tout comme son « américanisation » au moyen d’un déguisement en robe occidentale des années 1960.

       Le jeu de Goro, Francisco Vas, l’entremetteur, est une caricature de la gestuelle et du comportement des Japonais. Est-ce pour insister sur la vision caricaturale que les Américains ont des Japonais ? Ce qui en effet pointe souvent dans la mise en scène est un très apparent antiaméricanisme, Pinkerton étant un paradigme d’un conquérant américain qui a droit à tout et à qui tout appartient. Sans doute pour éviter le pathétique et l’emphase Andréas Caré vocalement à la hauteur en Pinkerton, manque d’émotion. En revanche Hui He en Cio-Cio-San, chanteuse chinoise qui a une grande carrière internationale, soprano ample, dramatique, souligne le tragique autant dans l’expression vocale que dans le jeu stéréotypé, parfois outré, particulièrement dans la scène du suicide.

       Gemma Coma Alabert parfaite, émouvante et retenue en Suzuki apporte une authentique humanité au drame encombré de clichés et d’artifice. L’orchestre sous la baguette de Marco Armiliato affronte vaillamment la complexe et difficile partition puccinienne en rendant avec sensibilité sa coloration orientale, les contrastes entre les thèmes occidentaux et la délicatesse des sonorités japonisantes, les moments menaçants, tragiques et les envolées lyriques d’une pureté et d’une poésie extraordinaires. Finalement le rêve japonais de Puccini déposé dans sa musique peut faire oublier tous les artifices de l’image.

Crédit photo: Javier del Real | Teatro Real