Une tragédie optimiste ?

Création au Teatro Municipal de Santiago de Chile du 12 au 22 mai 2017 et au Teatro Colón de Buenos Aires en 2018

Jenůfa de Leoš Janáček, mise en scène Jorge Lavelli. Coproduction avec le Teatro Colon de Buenos Aires

       Jenůfa, chef-d’œuvre de Leoš Janáček (1854 – 1928), emblématique de l’opéra moderne, créé en 1904 au Théâtre National de Brno et en 1916 au Théâtre National de Prague, a été représenté pour la première fois en 1998 au Teatro Municipal de Santiago de Chile. Quasi 20 ans plus tard dans le même théâtre, Jorge Lavelli s’affronte pour la première fois à Jenůfa en proposant une lecture et une vision scénique de l’œuvre puissante, éblouissante, qui va à l’essentiel et au plus profond du drame et des conflits des personnages. Dans sa mise en scène en totale symbiose avec la géniale dramaturgie musicale de Janáček, loin de l’anecdotique, du folklorique, du symbolique, Jorge Lavelli confère à l’œuvre une dimension métaphorique, universelle et intemporelle. Dans sa mise en scène extrêmement précise, très sculpturale jusqu’aux moindres mouvements et gestes, les chanteurs brillent non seulement par leur expression vocale mais aussi théâtrale, entrant au plus profond des sentiments de leurs personnages. C’est une proposition scénique et musicale exemplaire, de grande pureté et perfection. Le livret de Jenufa écrit par le compositeur Leoš Janáček est basé sur la pièce de théâtre Pas sa propre fille de Gabriela Preissova, inspirée par des faits réels de l’époque.Comme son prototype théâtral, accusé de réalisme sordide, le livret de Jenůfa avec sa vision crue, réaliste, du monde rural, choquait et Janáček a été obligé de le réécrire.De fait ce qui arrive à Jenůfa n’a rien à voir avec un mélodrame romantique bien-pensant. En l’espace de seulement six mois la jeune femme se trouve enceinte et abandonnée par Steva son fiancé volage et ivrogne, le frère adoptif de celui-ci Laca, follement amoureux et jaloux de Jenůfa la blesse et défigure son visage, l’enfant de Jenůfa nait et elle apprend que Steva va se marier avec Karolka, la fille du maire, la marâtre de Jenůfa noie le nouveau-né…Mais en traversant cette série d’épreuves Jenůfa trouve la vraie et profonde affection et son destin dans son union avec Laca. En dramaturge accompli Janáček tisse avec cette série noire d’événements une trame dans laquelle la tension dramatique croit jusqu’au finale surprenant, raisonnablement optimiste ou plutôt positif. Les personnages de Jenůfa, excessifs, extrêmes, jouent leur vie. C’est un microcosme humain brut, dur, tourmenté par des passions violentes que Lavelli affectionne particulièrement dans son travail. Avec un sens extraordinaire du langage musical de Janáček, Lavelli le matérialise savamment sur scène, dans des images en mouvement, des gestes, des expressions des tempéraments des personnages caractérisés psychologiquement avec leurs contradictions dans la musique, dans de nombreux solos et des affrontements entre les protagonistes

        Ainsi par exemple Lavelli relève l’évolution de Kostelnica tracée musicalement par Janáček avec les changements abrupts de rythmes, de tons : sa force de caractère, son autorité, son agitation, sa nervosité, sa tendresse et son amour pour Jenůfa. Autre exemple du génie dramatique de Janáček que Lavelli traduit magistralement sur scène est la grande aria de Jenůfa, seule dans la nuit, dans le IIe acte, une plainte, une prière bouleversante où dans son dialogue avec l’orchestre et le sublime chant du violon, résonnent son inquiétude, son angoisse, sa douleur et ses espoirs. Dans sa trame musicale Janáček dessine et articule le drame à travers les rythmes obstinés, une richesse de timbres et de couleurs du folklore morave en marquant avec des sons de xylophone le passage du temps. Dans sa mise en scène dépouillée Lavelli saisit la quintessence du drame en évitant tout naturalisme et l’anecdotique. Il structure sa dramaturgie scénique non pas sur la relation de Jenůfa avec Steva et Laca, mais sur l’amour sans limites de Kolstelnica pour Jenůfa transférant sur celle-ci ses sentiments maternels frustrés. Kostelnica est capable de tout pour assurer à Jenůfa le bonheur conjugal dont elle a été privée. Kostelnica fait irruption dans le Ier acte en essayant d’empêcher le mariage de Jenůfa avec Steva, un ivrogne frivole, prend toute l’initiative en tuant le bébé de Jenůfa dans le IIe acte et dans le IIIe acte se sacrifie pour sauver Jenůfa en confessant son crime. Lavelli inscrit sa lecture concise du drame dans un dispositif scénique réduit à l’essentiel, très efficace (scénographie Jean Haas): au fond un mur métallique, deux murs latéraux en bois. Tous ces éléments dans les tons marron. Les costumes, robes blanches pour Jenůfa dans le Ier acte et le chœur des femmes et vêtements sombres pour les autres personnages, sont stylisés sur ceux de l’époque de la création de l’opéra, avec une touche campagnarde.

       Dans le IIe acte le mur du fond avance et un lit arrive par une trappe, au centre, figurant la maison de Kostelnica.Dans le IIIe acte, L’unique élément scénique est une table au centre avec sur une nappe blanche quelques verres vides. Dans le final Jenůfa et Laca, seuls en scène, enlèvent et plient la nappe. Le chœur apparaît dans le Ier acte, les femmes chantent une chanson populaire de noces, les hommes et neuf musiciens de l’orchestre accompagnent Steva qui arrive ivre. Dans le IIIe acte le chœur, le peuple, fait irruption sur scène, apportant le vêtement du bébé noyé de Jenůfa en l’accusant d’infanticide, la menaçant de lapidation. Une distribution fantastique pour donner voix et corps aux personnages. Dina Kuznetsova soprane, en Jenůfa (ayant une grande expérience du Bolchoï et du Metropolitan de New York) a chanté au Teatro Municipal de Santiago dans Katia Kabanova de Janáček en 2014 et dans Rusalka de Dvořák en 2015. Actrice consommée, elle nuance autant dans son chant que dans son jeu les émotions de son personnage, affirmant dans le final la force de son caractère. L’Allemande Tanja A. Baumgartner, mezzo-soprano, crée une Kostelnica complexe en déployant une gamme ample de sentiments contradictoires depuis l’autorité intrépide, la tendresse jusqu’à l’angoisse et la fragilité. Tomáš Juhás, ténor, fait un Steva frivole, sans volonté, superficiel et Peter Berger, ténor, dessine un Laca complexe, capable à la fois de violence, de grande tendresse et d’empathie.

        Tous les autres interprètes sont également à la hauteur des exigences vocales et théâtrales de la proposition musicale et scénique. Le chef d’orchestre russe Konstantin Chudovsky, totalement à l’aise dans la gamme des couleurs et dans le registre dramatique de la partition de Janáček, la restitue avec une extrême fidélité et sensibilité. Sans aucun doute cette production restera une référence dans la trajectoire scénique de Jenůfa.

Crédit photo : Patricio Melo