Le monde sonore de Tomas Marco

Entretien avec Tomas Marco

       Compositeur, écrivain, musicologue, investigateur, essayiste, rénovateur de la musique contemporaine espagnole, Tomas Marco a une double présence cette saison sur les scènes lyriques avec les créations mondiales de son opéra Tenorio au Festival San Lorenzo de El Escorial (28 juillet 2017) et de sa première zarzuela Policias y ladrones (Policiers et voleurs) en avril 2018 au Teatro de la Zarzuela de Madrid. À l’occasion de ces événements Tomas Marco a accepté de retraverser son œuvre très vaste, une somme de formes, de genres et de langages musicaux souvent associés à d’autres expressions scéniques.

Irène Sadowska – Parmi vos grands maîtres de musique on compte Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Gyorgy Ligeti, Bruno Maderna. Quels ont été leurs apports et leurs influences dans votre œuvre ?

Tomas Marco – J’ai étudié pendant plusieurs années en dehors de l’Espagne dans une époque d’importants mouvements avant-gardistes. J’avais la chance d’apprendre la direction d’orchestre et la composition avec Pierre Boulez avec qui je suis resté lié d’amitié jusqu’à sa mort. J’étais assistant de Stockhausen et j’ai travaillé également avec Maderna et Ligeti. J’ai appris beaucoup d’eux. Chez Boulez par exemple ce qui était important c’était la rationalité et le sens de la logique dans la structure et dans l’harmonie. Stockhausen était très impulsif. Les idées les plus folles, irréalisables, étaient un défi pour lui. Je tiens cela de lui. Quand on me propose quelque chose que je pense ne pas pouvoir faire je me lance dans cette aventure.Ligeti m’a sensibilisé à certains rythmes qui existent dans la musique africaine et m’a appris comment utiliser certaines racines folkloriques de façon avant-gardiste.

I. S. – Votre champ de travail autant dans vos compositions que dans vos recherches est centré spécifiquement sur la musique contemporaine. Quels sont vos relations avec la tradition musicale ?

T. M. – On ne peut ignorer la tradition qui vous influence de toute façon. La personnalité créatrice se forme avec ce qu’on a appris, vu, vécu. Même si on étudie de nouvelles techniques, esthétiques, on est lié avec ses racines. On se rend compte de cela avec le temps. La musique des années 1950/60 par exemple paraissait être un langage universel mais Boulez est plus français que personne, Stockhausen totalement allemand et Maderna très italien. Je suppose que je suis très espagnol dans ma musique.

I. S. – Pensez-vous, depuis la perspective d’aujourd’hui, que l’hégémonie de la musique dodécaphonique et atonale dans les années 1950,60 a éloigné le public de la musique contemporaine ?

T. M. – Ce n’est pas totalement vrai. Il est certain qu’à cette époque les nouveaux langages musicaux ne correspondaient pas aux goûts habituels. Il fallait dépasser cela et ouvrir davantage accès à cette musique.

Par ailleurs on note les difficultés d’assimiler de nouvelles musiques depuis le Siècle des Lumières, depuis le début du XIXe siècle, avec la démocratisation de l’art. Des compositeurs comme Beethoven, Stravinsky, avaient des problèmes avec le public. Finalement c’est un problème d’écoute et d’éducation.

I. S. -. Quelles sont vos sources d’inspiration et vos thèmes récurrents ?

T. M. – Tout surgit de ce que je vis, vois et lis. Une partie de mon œuvre est inspirée par la peinture et la littérature. Plusieurs œuvres s’inspirent de Goya et d’autres peintres, d’autres de textes littéraires. Mais aussi dans une composition sur Pablo Neruda je ne recours à aucun de ses textes, me référant seulement à ses structures verbales.Ma VI Symphonie Imago Mondi est une vision du monde d’aujourd’hui, comme l’était à l’époque La Pastorale de Beethoven. Quant aux thèmes je les choisi moi-même, certains autres sont des commandes. Parmi les récurrences il y a : le sens du temps, comment le transformer en temps musical et la recherche des couleurs instrumentales.

I. S. – Votre œuvre recouvre quasi toutes les formes et tous les genres musicaux. À quoi correspond cette nécessité d’amplifier de plus en plus votre champ de travail ?

T. M. – J’ai écrit en effet 7 opéra, des ballets, une zarzuela, des symphonies, des quatuors pour cordes, des pièces pour piano et des concertos pour divers instruments, de la musique pour les voix, le chœur. Chaque fois quand je termine une œuvre j’ai envie d’en faire une autre, différente. Par exemple après une œuvre pour orchestre, une symphonie, cela me fait plaisir d’écrire pour un instrument seul.

I. S. – L’opéra, dans la majorité avec vos propres livrets, constitue depuis des années 1970 un fil qui traverse votre œuvre. Pouvez-vous commenter vos différentes approches de la forme opératique ?

T. M. – Mon premier opéra Séléné créé en 1974 tourne autour des premiers voyages des astronautes sur la Lune. Toute la structure musicale est fixée mais le texte est ouvert et peut varier selon les mises en scène. C’est une œuvre de grand format avec orchestre, solistes, chœur. Elle a été représentée à plusieurs reprises et l’année dernière enregistrée sur un CD. Je viens de terminer La tentation de Saint-Antoine inspiré par le roman de Flaubert sur lequel j’ai travaillé plusieurs années. Chacun de mes opéras a une forme et un langage instrumental différents. Par exemple Ojos verdes de luna (Les yeux verts de la lune), commande de la Semaine de Musique d’Automne de Soria, est écrit pour une mezzo-soprano, une danseuse et un orchestre de cordes et de percussions. Cette œuvre est basée sur deux légendes romantiques de G. A. Becquer. El viaje circular (Le voyage circulaire), inspiré par l’Odyssée d’Homère, est composé pour trois solistes, un petit chœur masculin et un ensemble instrumental avec saxophone, synthétiseur, guitare et basse électrique. Ensuite j’ai écrit Segismundo, une œuvre de petit format à partir de La vida es sueño avec des textes ajoutés de Platon, Descartes, Alberto Lista, avec un seul chanteur et deux acteurs. El caballero a la triste figura (Le chevalier de la triste figure), à partir des textes de Don Quichotte, est un opéra pour quatre solistes, un chœur, un ensemble instrumental avec un synthétiseur. Tenorio, créé au Festival San Lorenzo de El Escorial était une commande du Festival de Burgos en 2008 mais à cause de la crise il n’a pas pu être monté à l’époque. C’est un opéra pour trois solistes, un petit chœur et un orchestre de chambre. Le livret est basé sur les textes de Zorilla, Tirso de Molina, Molière, Lorenzo da Ponte, Lord Byron et Sœur Juana Inès de la Cruz.

I. S. – Votre écriture opératique est pluridisciplinaire. Selon vous l’opéra d’aujourd’hui devrait s’ouvrir davantage à d’autres arts ?

T. M. – Bien sûr. C’est important de faire des mises en scène plus attractive qui recourent à des moyens nouveaux, technologiques, vidéos et électroacoustiques.

I. S. – Votre première zarzuela sera créé la saison 2017 2018 au Teatro de la zarzuela de Madrid. Comment renouvelez-vous dans Policias y ladrones ce genre de théâtre lyrique, spécifiquement espagnole ?

T. M. – Après la guerre civile d’Espagne la zarzuela est devenue un genre quasi muséal avec des œuvres assez éloignées des problématiques de notre temps. Pour rénover ce genre il faut respecter ses propres caractéristiques mais en même temps le reconnecter avec l’actualité et la musique contemporaine. Dans Policias y ladrones la partition se rapproche de la musique que j’écris habituellement mais elle est un peu moins expérimentale. Il y a des parties parlées et des parties chantées. Le livret d’Álvaro del Amo a pour thème la corruption politique. C’est un thème à la fois très espagnol et universel.

I. S. – La politique culturelle espagnole prend-elle suffisamment en compte d’une part la création et la diffusion de la musique contemporaine et d’autre part la formation des jeunes artistes et du public ?

T. M. – C’est très variable. Il y a un certain soutien et des commandes de l’INAEM (Institut National des Arts de la Scène et de la Musique) du Ministère de la Culture ainsi que des commandes d’orchestres. Le niveau de la formation professionnelle a beaucoup monté. Quand j’étais moi-même étudiant il fallait compléter sa formation à l’étranger. Par contre il y a deux aspects qui à mon avis nécessitent une amélioration : le manque de soutien institutionnel à la diffusion à l’étranger et la formation du public. Les médias de communication s’impliquent beaucoup dans la divulgation de la musique. Quelques institutions : théâtres, fondations, ont créé des formes d’enseignement très attractives pour les jeunes spectateurs mais au niveau de l’État il manque une vraie politique et des initiatives fortes dans ce sens.