À propos du théâtre classique : être ou ne pas être moderne ?

40e Festival International de Théâtre Classique d’Almagro du 6 au 30 juillet 2017

          Le Festival International de Théâtre Classique a fêté sa 40e édition prenant pour devise : « respirer le théâtre ». S’agit-il de respirer l’air recyclé, climatisé ou l’air frais ? Comment les textes classiques avec la vision du monde et de la société de l’époque résistent au regard d’aujourd’hui, aux interprétations et aux traitements scéniques actuels ? Que signifie exactement rénover les classiques, les dépoussiérer, les dépouiller de la patine des conventions, des codes et des interprétations figées en les transposant en langage scénique contemporain ? Le Festival d’Almagro avec sa gamme très ample de versions actuelles des classiques, est sans doute un espace privilégié pour reposer ces questions et réfléchir sur le présent et l’avenir des œuvres classiques. D’où vient le nouveau souffle ? Comment les œuvres classiques parlent-elles du monde actuel ? Non seulement les auteurs classiques mais aussi des personnages et des figures marquantes du XVIIIe s. constituent une source intarissable d’inspiration de versions nouvelles et inédites des œuvres classiques ou de pièces originales.

Roméo et Juliette proposée par la compagnie Project Ingenu

        Ainsi par exemple La Calderóna, texte de Rafael Boeta, mis en scène par David Ottone, directeur de la compagnie catalane Ylliana, est-elle basée sur la vie aventureuse de Maria Inès, connue sous le nom de la Calderóna. Une femme fascinante, vaillante et audacieuse du Siècle d’Or vue dans la perspective d’aujourd’hui. Maria Inès, fille bâtarde abandonnée, une des plus fameuses actrices du Siècle d’Or, maîtresse du roi Philippe IV, mère de son bâtard reconnu Juan Jose d’Autriche, qui, à la fin de sa vie, est devenue chef d’une bande de bandits de grands chemins. David Ottone articule sa mise en scène sur les thèmes de l’amour, du pouvoir, de l’ambition, de la survie et sur le jeu de miroirs entre le XVII et le XXIe s. Tout cela est raconté sur le mode du cabaret, du show musical, un mélange de vers classiques et de chansons contemporaines avec des rythmes hip-hop et rap et un DJ en direct. Natalia Calderón joue la Calderóna et d’autres rôles et Pablo Paz quelques personnages qui ont marqué la vie de la Calderóna. Les costumes fusionnent ceux du XVIIe s et ceux d’aujourd’hui. Le passage instantané d’un personnage à l’autre et l’utilisation de l’espace qui parfois déborde la scène, sont des aspects appréciables de ce spectacle pesant, chargé de clichés et d’humour vulgaire.

         Le théâtre de Shakespeare, décliné sous toutes les formes, régnait sur plusieurs scènes. La version de Roméo et Juliette proposée par la compagnie Project Ingenu, mise en scène de Marc Chornet, est intéressante par la conception de l’espace dépouillé avec peu d’éléments à multiples usages, deux cadres métalliques, lattes de bois, la construction des séquences, des situations et des mouvements chorégraphiés, le travail de lumières qui trace la topographie des actions et cible les moments dramatiques. Les acteurs très bons dans le jeu choral mais inégaux dans certaines séquences. Roser Tapia qui fait Juliette est parfois hystérique, exagérée, les émotions criées, le ton violent, les clichés de la vision du comportement des jeunes, les effets soulignés, répétitifs, démontent la tension dramatique. Il y a des tentatives de distanciation et de ritualisation de l’action du drame. Ce qui manque c’est un point de vue et une lecture forte de la pièce.

Macbeth de la compagnie portugaise Companhia do Chapito

          En revanche Macbeth de la compagnie portugaise Companhia do Chapito, mis en scène par John Mowat et Jose Carlos Garcia, est une performance théâtrale dans le meilleur sens du mot avec une étonnante lecture de cette pièce de Shakespeare jouée seulement par trois acteurs en kilt interprétant tous les personnages essentiels. Sur la scène vide quelques éléments à multiple usage : machine produisant la fumée évoquant les brumes d’Écosse, haut-parleur, couteaux de cuisine servant d’épées, trois microphones sur pied qui font les chevaux, les lances, les épées, le bois, le trône. Dans la trame se succèdent instantanément les événements fondamentaux de la pièce introduits parfois par un bref récit. On admire la virtuosité des acteurs, leur capacité à se métamorphoser en diverses personnages, leur vaste gamme de l’art comique avec parfois des références aux éléments du cinéma muet, leur sens de la magie du théâtre, bref leur potentiel d’invention avec lequel ils font de cette pièce, une des plus sanglantes de Shakespeare, une tragi-comédie macabre et délirante.

        La version contemporaine de Dommage qu’elle soit une putain de John Ford, présentée sous le titre Aparece un corazon en un descampado (Un cœur apparaît dans un terrain vague) mise en scène par Itxaso Larrinaga et interprétée par cinq acteurs me laisse perplexe. Malgré quelques effets, images dotés d’une certaine poésie et un intéressant et inventif travail corporel et choral, la pièce de l’auteur élisabéthain transposée dans un langage post dramatique et dans la société actuelle, se banalise et perd sa force de perversion et sa cruauté.        La relation avec la pièce de John Ford me paraît très obscure dans ce spectacle qui prétend prendre en point de mire l’inconformisme, le mal de vivre, l’impuissance et l’incapacité de s’impliquer dans de vrais sentiments de la jeune génération dans nos sociétés.

Fourberies de Scapin de la célèbre compagnie israélienne The Jerusalem Khan Theatre

       La splendide adaptation des Fourberies de Scapin mise en scène par Udi Ben-Moshe, directeur de la célèbre compagnie israélienne The Jerusalem Khan Theatre, est une explosion d’humour, de fantaisie, de surprises, de quiproquos et de coups de théâtre, dans un pur style moliéresque. Les neuf acteurs de la compagnie Khan, certains faisant plusieurs personnages, sont impressionnants, virtuoses dans les différents styles de comique, farcesque, grotesque, de pantomime avec des références au cinéma muet et dans le chant. Le langage scénique de la compagnie s’est développé à partir de l’héritage du théâtre politique allemand de l’entre-deux-guerres, initié par Ernst Toller, Erwin Piscator et amené à la perfection par Bertold Brecht. Il n’y a rien sur le plateau seulement au fond deux panneaux avec une ouverture au centre. Les costumes intemporels avec quelques références au style oriental.

            Le spectacle commence par une chanson prologue dans laquelle on présente la pièce et les acteurs qui l’interprètent. Tous cela avec beaucoup d’humour, face au public. Ce procédé qui crée une distance se répète dans le final. La musique, piano en direct, les parties du texte chantées, donnent au spectacle un air de cabaret. Un spectacle remarquable qui propose une vision fraîche, divertissante et intelligente de ce classique français.

La Compagnie Nationale de Théâtre Classique a présenté Le chien du jardinier de Lope de Vega

          La Compagnie Nationale de Théâtre Classique a présenté deux spectacles La Dama duende de Calderón et El perro del hortelano (Le chien du jardinier) de Lope de Vega, les deux mis en scène par la directrice de la Compagnie Elena Pimenta ainsi que Fuente Ovejuna de Lope de Vega par la Jeune Compagnie de Théâtre Classique. Le chien du jardinier adapté par Álvaro Tato s’inscrit totalement dans l’orthodoxie du théâtre classique, sans aucune approche inventive et originale. La distribution qui manque d’harmonie est discutable. Certains effets pseudo comiques inutiles sont souvent soulignés.

       Dans les vagues turbulentes, perturbatrices des classiques régénérés, Le chien du jardinier apparaît comme une statue d’une autre époque mais convient sûrement à un certain public qui nage avec sécurité dans les eaux calmes de la tradition.

Crédit photo : Alberto Puertas