La clémence du tyran

3 – 23 septembre 2017  au Teatro Real, Madrid

Lucio Silla de W. A. Mozart, opéra séria en trois actes

mise en scène Claus Guth, livret de Giovanni de Gamerra,direction musicale Ivor Bolton,lumières Jürgen Hoffmann. Chœur et orchestre du Teatro Real. La production présentée a été coproduite à sa création en 2005 par le Theater en der Wien et le Festival Wiener Festwochen

Lucio Silla sera retransmis à la TV Mezzo le 23 septembre

        Lucio Silla, troisième opéra de W. A. Mozart a été composé en trois mois et créé en 1772 au Teatro Regio Ducal à Milan avec les meilleurs chanteurs de l’époque pour lesquels le génial compositeur a écrit la partition sur mesure. L’opéra est inspiré par un épisode de l’histoire de Rome : le règne, abondant en guerres et violences, du tyran Lucius Cornelius Sulla (138 – 78 a. n. e.) qui a abdiqué à la fin de sa carrière mouvementée. Certains personnages comme Lucius Cinna ont également des prototypes historiques. Mozart en tire un sujet moraliste sur l’exercice du pouvoir et la magnanimité. Son opéra, considéré à tort ou à raison, comme un chef-d’œuvre et dont la création en 1772 était un triomphe, a été très peu représenté. Premièrement pour l’énorme virtuosité vocale qu’il exige de ses interprètes (certaines arias sont parmi les plus difficiles écrites pour la voix dans l’histoire de la musique), deuxièmement pour sa structure dramatique très statique. Obstacles que les excellents chanteurs de la distribution actuelle et le metteur en scène Claus Guth ont surmonté sans problème.

       Je me souviens de la mise en scène de Lucio Silla par Patrice Chéreau (créé en 1984 à la Scala de Milan et présenté en 1985 à la Monnaie de Bruxelles) pesante, très statique avec un décor monumental, une série de colonnes, de Richard Peduzzi, où les chanteurs, en costumes d’époque luttaient contre l’ennui des spectateurs. Claus Guth dont on a admiré récemment au Teatro Real les mises en scène remarquables de Parsifal de Wagner et de Rodelinda de Haendel, nous offre une vision prodigieuse, intelligente et profonde de Lucio Silla. Dans sa lecture contemporaine de l’œuvre, se référant aux guerres actuelles dans la Méditerranée, avec son exceptionnel sens de la théâtralité, Claus Guth dynamise la dramaturgie de l’œuvre avec sa longue succession d’arias da capo, relève les divers plans dramaturgiques, impulse une vitalité et une vérité humaine aux personnages.  Ivor Bolton, spécialiste de ce répertoire, à la tête de l’orchestre du Teatro Real dont il est titulaire, rend admirablement l’intensité dramatique, les contrastes des ambiances de la partition.

          Rome sous le règne tyrannique de Lucio Silla qui follement amoureux de Giunia, femme du jeune sénateur Cecilio, bannit celui-ci et le fait passer pour mort. Averti par son ami Cinna du projet de Silla d’épouser Giunia, Cecilio revient secrètement à Rome. La résistance de Giunia fait monter la furie et la violence de Silla et en même temps l’affaiblit. Cette intrigue amoureuse s’entrelace avec celle de Cinna et de Célia, la sœur du dictateur. Alors que Giunia repousse les avances de Silla et refuse de l’épouser, les complots contre le tyran, trahisons, affrontements, se multiplient. Mais Mozart conclut son opéra sur le mode moraliste, édifiant. Le dictateur se repend de sa cruauté et de ses crimes faisant l’éloge de la vertu, rend Giunia à Cecilio, pardonne à Cinna d’avoir fomenté un complot, lui donnant Célia pour femme, gracie tous les bannis et lui-même abdique tandis que le peuple célèbre sa magnanimité.

           Dans Lucio Silla, qu’il écrit à 16 ans, Mozart consolide son langage musical et tout en consacrant la structure classique, à l’instar de Gluck, allège les excès de l’opéra séria. Il accumule des récitatifs extrêmement longs, accompagnés par l’orchestre, donnant à celui-ci ainsi qu’au chœur un rôle important. L’orchestre a une fonction narrative exprimant ce que les personnages n’osent pas ou ne peuvent pas chanter. Le jeune Mozart composant sur mesure pour les meilleurs chanteurs de l’époque, pouvait se permettre certaines audaces dans les parties vocales en particulier celles de Giunia et Célia (sopranos) mais aussi celles de Cecilio et Cinna interprétées à l’époque par des castrats. Le texte dans les arias est très important, tout comme la musique, dessinant la psychologie, les sentiments des personnages et les relations entre eux. Ce que Claus Guth prend en compte dans son traitement dramaturgique et scénique de l’œuvre. Il transpose l’histoire de la tyrannie de Lucio Silla dans le contexte d’une dictature contemporaine, dans la région méditerranéenne où les guerres et les dictatures se suivent et se ressemblent. De sorte que la tyrannie de Lucio Silla pourrait en être une métaphore, à ceci près qu’on ne peut s’attendre à ce qu’un dictateur contemporain se repentisse ni n’abdique. D’où une certaine dérision et l’ironie dans la lecture de Claus Guth de cette œuvre. De même dans son traitement dramaturgique il casse la linéarité et le statisme de la trame en créant sur scène plusieurs plans dramaturgiques : la marginalité des conspirateurs, la cour du dictateur, les dessous du pouvoir où s’exercent les violences arbitraires.

           Pour casser le statisme des longs récitatifs et arias da capo il les théâtralise, comme un opéra miniature dans l’opéra, où se révèlent l’état d’esprit, le monde intérieur des personnages, leurs désirs, leurs peurs, leurs angoisses, leurs pressentiments. Claus Guth imprègne l’opéra de mouvements, d’images, sans pour autant recourir aux projections. Ce procédé se traduit magistralement dans l’option scénographique de Christian Schmidt (qui signe aussi les costumes). Un dispositif tournant qui contient tous les espaces du système dictatorial. À droite du plateau un mur gris de tôle ondulée, à gauche un mur avec une porte. Dans certaines scènes apparaissent au centre du plateau quatre sièges d’avion, un matelas, une table et des chaises. Un tunnel en demi-cercle intégré dans le dispositif, évoque en même temps des catacombes, une prison, un cimetière et les bas-fonds du pouvoir. Une partie du dispositif représente le palais délabré, sordide dont les murs sont recouverts de carrelage un peu cassé, blanc gris, sale, avec un escalier au fond et une porte. Tout cela évoque un palais gouvernemental d’un dictateur contemporain en temps de guerre. Cette référence est amplifiée par une présence constante des acteurs en soldats qui surveillent, font des rondes, emmènent les prisonniers, vaporisent un produit sur les murs. Une autre partie du dispositif avec des grandes fenêtres rondes sur deux niveaux, derrière elles un passage où se passent certaines scènes, évoque à la fois l’intérieur du palais et le monde intérieur des personnages. Les couleurs blancs, gris, noirs, prédominent sur le plateau. Les costumes intemporels, les hommes en pantalon noir, chemise blanche et bottes noires, veste noire pour Cinna et Cecilio, les militaires portent une sorte de casaque, veste blanche, fermée jusqu’au col. Lucio Silla en pantalon noir avec à un moment une cape blanche et une cape rouge dans la scène du Sénat. Les femmes en robes contemporaines courtes ou longues. Pas de couleurs vives, juste dans certaines scènes, des taches de sang sur le sol, des taches rouges sur la nappe et sur la veste de Cecilio récupérée par Giunia.

      Le jeu des chanteurs, décalé du réalisme, expressif, par exemple Silla qui ne se contrôle plus s’emporte dans sa colère. La gestuelle et les mouvements comme chorégraphiés dans certaines scènes. Patricia Petibon hypnotise en Giunia non seulement par ses arias acrobatiques mais aussi dans son expression jamais surlignée des sentiments et des émotions. Les deux mezzo-sopranos Silvia Tro Santafé en Cécilio et Inga Kalna en Cinna sont parfaites dans les personnages masculins qu’elles ne caricaturent jamais et dont elles relèvent les contradictions, les hésitations entre la passion et la raison. Maria Jose Moreno en Célia autant vocalement que théâtralement est impressionnante. Enfin Kurt Streit dans le rôle-titre crée un tyran plus complexe, se débattant dans les violences de sa passion.  On pourrait évoquer plusieurs scènes magnifiques comme celle du duo de Giunia et Cecilio dans le cimetière du Ier acte, ou dans le IIIe acte l’aria douloureuse de Giunia accompagnée par le chœur solennel, etc. J’évoquerai seulement la dernière scène de l’opéra, extraordinaire théâtralement, quand Giunia croyant Cecilio mort arrive dans la salle du palais où, à sa stupéfaction, elle voit assis à la table Cecilio les yeux bandés, Cinna, Célia et Lucio Silla qui va se montrer magnanime. Le peuple, le chœur, situé dans les loges en haut du théâtre, chante la vertu de Silla qui a rendu la liberté à Rome.

          Claus Guth et les magnifiques chanteurs nous offrent ici un théâtre pur, un opéra de haut de haut de gamme.

Un DVD de Lucio Silla est co produit avec Bel Air média.

Crédit photo: Teatro Real