Un nouveau look et de nouveaux enjeux pour le Festival d’Automne à Madrid

Entretien avec Carlos Aladro directeurs du Festival d’Automne (Festival de Otoño a Primavera)

        Succédant à Ariel Goldenberg à la tête du Festival d’Automne, Carlos Aladro a présenté le 20 septembre dernier la 35e édition du Festival, la première de sa direction, ainsi que les changements radicaux et les nouveaux enjeux pour cette manifestation théâtrale emblématique qui s’était quelque peu essoufflée depuis quelques années. De fait le Festival répercutait les tendances dominantes et les valeurs reconnues de la scène internationale, et des créations des artistes, des invités quasi permanents des grandes institutions festivalières. Contrairement à Ariel Goldenberg dont on ne nie pas le talent de gestionnaire, Carlos Aladro, acteur et metteur en scène par sa formation, cumule dans son parcours la création et la gestion artistique. À partir de sa 36e édition 2018 / 2019, le festival dilaté sur toute la saison théâtrale depuis l’automne jusqu’à fin juin retrouvera à la fois son nom et sa durée d’origine de Festival d’Automne en automne. Le nouveau projet pour le Festival et la refondation de son contenu sont préfigurés dans sa programmation 2017 / 2018. La 35e édition du Festival d’Automne de Madrid, plus condensée, s’inaugure le 19 octobre 2017 avec Terrenal (Terrestre) de Mauricio Kartun et s’achève avec Elvira de Toni Servillo (du 19 au 21 avril 2018) créations de deux grands vétérans du théâtre. La programmation, 11 spectacles de théâtre, danse, performance, d’artistes de 10 pays : Argentine, Suède, Mexique, Angleterre, Belgique, France, Suisse, Portugal, Italie, Espagne, sont répartis entre cinq salles madrilènes de référence : Teatros del Canal, Teatro de la Abadia, La Cuarta Pared, Pavon – Teatro Kamikaze, la Casa Encendida. À l’affiche des artistes prestigieux : Mauricio Kartun, Toni Servillo, Anne Teresa de Keersmaeker, Sara Molina, des créateurs atypiques avec des discours et des langages scéniques inclassables comme Vincent Macaigne, Marten Spangberg ou la compagnie britannique Gecko, les compagnies Los Colochos, do Chapitô, déjà reconnues pour l’excellence de leur travail qui revisitent les classiques à travers le prisme contemporain ou encore la Joven Compañia qui propose une vision métaphorique de La Fundacion grand classique contemporain espagnol d’Antonio Buero Vallejo.

Irène Sadowska – Votre première programmation 2017 2018 du Festival pourrait être considérée comme un manifeste de la refondation de son identité et de ses objectifs. Est-ce une édition de transition ?

Carlos Aladro – Non, ma programmation 2017 2018 n’est pas de transition, elle initie mon projet pour le Festival. À partir de 2018 il reprendra son nom et son calendrier originaux de Festival d’Automne. Quant à son identité, je considère ce Festival comme un espace de grands risques artistiques dans un contexte « sécurisé » pour le public. C’est-à-dire le travail d’un artiste peut esthétiquement ou subjectivement plaire plus ou moins mais le Festival se porte garant de la qualité, de l’honnêteté, de la fiabilité, de la beauté intrinsèque de sa création. Mes objectifs sont : d’une part suivre des maîtres, artistes prestigieux qui ont un long parcours et d’autre part proposer à des spectateurs « des hauts risques artistiques », découvrir des créateurs qui surgissent et des œuvres peu communes qui ne se moulent pas dans les tendances dominantes. Je me souviens de ma propre expérience de spectateur du Festival d’Automne qui m’a fait découvrir des créateurs que je ne connaissais pas et qui m’a donné l’opportunité de voir en direct les créations d’artistes que je connaissais grâce aux livres ou aux critiques. Je crois que c’est la mission et l’essence du Festival.

I.S. – Dans la partie de la programmation des expériences risquées s’inscrit la performance Natten du chorégraphe suédois Marten Spangberg, une création de sept heures de durée, inclassable, qui sera sans doute un des événements majeurs du Festival. Par certains aspects son spectacle évoque ceux de Jan Fabre. En quoi consiste la particularité du langage artistique de Marten Spangberg?

C.A. – Je souhaite offrir aux artistes qui viennent l’espace qui correspond idéalement aux nécessités de leurs créations. Dans ce sens l’invitation de Marten Spangberg correspond à la récupération de la collaboration avec la Casa Encendida dont l’espace est totalement adéquat aux besoins de son spectacle. La Casa encendida était pour sa part très intéressée par le travail de cet artiste déjà connu qui depuis plusieurs années travaille dans les périphéries des discours scéniques habituels. Il y a une semaine j’ai vu sa pièce récente Substance. Sa façon de mettre en scène la relation de voyeurisme est très radicale. Dans Natten Marten Spangberg met en jeu la politique à travers une action performative qui n’a rien à voir avec les tentatives de provocation du public déjà vues tant de fois.

Natten Photo Anne Van Aerschot

         Le public peut adhérer ou non à sa vision. Il y a quelque chose de plus dans le travail de Marten Spangberg que chez Jan Fabre qui travaille sur le concept de l’excellence artistique et aboutit à une conclusion esthétique. Marten Spangberg se trouve à un endroit totalement différent. Le public est un composant de plus de cette cérémonie théâtrale qu’il propose. C’est un discours postmoderne, un discours périphérique, politiquement encore plus incorrect. Je pense qu’il est très intéressant de combiner ce type de discours théâtral avec les grands discours esthétiques.

I.S. – Vincent Macaigne qui vient avec son spectacle En manque fait partie également de ces créateurs « en marge » qui cherchent d’autres formes et langages scéniques.

C.A. – Il y a longtemps j’ai vu un de ses spectacles. C’était un choc total. Son théâtre est extrêmement radical, très en colère, très beau, nostalgique, très humain et aussi très politique. Dans En manque il y a l’idée de démocratisation de l’art contemporain qui n’est pas un objet de luxe seulement pour une élite, mais un discours qui appelle et cherche un citoyen ordinaire pour le mettre en contact avec le monde de la fiction. Il cherche dans ses spectacles une autre relation avec l’art et le public. Macaigne a fait son chemin en dehors des tendances dominantes, travaillant dans un territoire très spécifique, en questionnant à la fois le théâtre et le monde : en quoi consiste cette cérémonie théâtrale ? dans quel but y participons-nous ? à quoi sert l’art contemporain ? I.S. – Vous avez programmé certains artistes, valeurs reconnues, comme par exemple Anne Teresa de Keersmaeker. S’agit-il des parcours qu’il faut transmettre aux jeunes créateurs ?

C.A. – L’opportunité de pouvoir inviter ces artistes est un privilège et dans ce cas inviter Anne Teresa de Keersmaeker avec son spectacle Rain, une pièce paradigmatique de son répertoire que le public espagnol ne connaît pas suffisamment. Ces œuvres paradigmatiques font partie d’une dimension plus historique, transversale dans le temps que je veux intégrer dans le discours du Festival. En outre il y a actuellement dans la Communauté de Madrid une grande effervescence de la création chorégraphique, de nouveaux lieux de programmation de la danse contemporaine, de sorte que le Festival d’Automne peut apporter à cette création émergente des expériences différentes qui constituent l’histoire de la danse contemporaine. Il me semble important de revisiter une œuvre paradigmatique qui représente les fondements de l’histoire, de l’éthique et de l’esthétique d’un créateur.C’est aussi le cas de la pièce programmée de Mauricio Kartun.

I.S. – Votre vision du Festival est ancrée dans le présent et dans le futur du théâtre. Les classiques sont bienvenus mais traités d’une perspective d’aujourd’hui comme le font la compagnie mexicaine Los Colochos ou la compagnie portugaise do Chapitô. Vous avez voulu donner plus de visibilité à leur excellent travail qui n’est pas suffisamment connu ni reconnu en Espagne.

C.A. – Quand nous revisitons les classiques, logiquement le dialogue s’établit depuis notre présent. Mendoza c’est un regard de Los Colochos sur Macbeth. De même Elvira de Toni Servillo est un regard sur le regard sur Don Juan de Molière. C’est une pièce contemporaine dans laquelle Toni Servillo s’affronte à ce texte en dialoguant à la première personne avec Louis Jouvet qui lui dans Elvira 41 dialoguait avec Molière. De sorte qu’il se produit un voyage transversal dans l’histoire du théâtre. Mendoza de Los Colochos comme Œdipe et Électre de do Chapitô, plus que revisitations des classiques, sont des actes de revendication et de réinvention de leurs textes. Dans ce type d’approche les classiques cessent d’être un patrimoine de gens cultivés pour devenir le patrimoine de tous. Ces deux compagnies font un travail absolument exceptionnel, intelligent avec plusieurs niveaux de lecture. J’ai voulu le faire découvrir à un public plus vaste en leur donnant une plus grande visibilité.

I.S. – L’objectif du Festival est d’amplifier et de créer un nouveau public. Votre démarche me semble en effet moins élitiste, plus ouverte, avec cependant des propositions très exigeantes, novatrices, souvent très radicales… C.A. – J’ai dirigé pendant quelques années le Teatro del Corral d’Alcala de Henares qui avait un public local, toujours le même. La question était : comment le sortir de sa zone de confort ? Comment l’ouvrir à d’autres langages et formes scéniques, d’autres expériences ? Comment faire pour que sa passion pour le théâtre croisse au contact avec ces nouvelles formes et expériences ? En tant que directeur du Festival d’Automne j’ai exactement les mêmes préoccupations. Je crois en l’intelligence du public parce qu’il me semble qu’aller au théâtre au XXIe s. correspond à une nécessité intérieure de personnes qui ont une vie courante et qui décident de consacrer leur temps, leur argent, leur capacité de concentration pour rester dans des salles obscures de théâtre. C’est un phénomène miraculeux il faut le cultiver en proposant au public chaque fois des regards et des expériences différents. C’est-à-dire la surprise. Les sensations ou émotions du plaisir de découvrir, de l’étonnement, du sursaut, de frayeur, proviennent toujours de nouvelles sources surprenantes qui renouvellent l’intérêt des spectateurs passionnés pour le théâtre, ce qui, par réverbération, finit par créer un nouveau public. Il se produit quelque chose comme une rénovation des « votes ». Je crois qu’un festival comme le Festival d’Automne avec un public consolidé, doit rénover son discours et ses votes avec de nouvelles propositions et son ambition de démocratiser l’art contemporain.

Note

Carlos Aladro. Licencié en interprétation et en mise en scène de la RESAD (Académie Royale Supérieure des Arts Scéniques et Dramaturgie), depuis 2001 fait partie de l’équipe de direction artistique du Teatro de la Abadia de Madrid et depuis 2009 assume la fonction de coordinateur artistique du Corral de Comedias à Alcala de Henares. Carlos Aladro a mis en scène entre autres des œuvres de Sarah Kane, Tirso de Molina, Shakespeare, Corneille, Kushner.