De l’insouciance de la bohème à la cruelle réalité

Du 11 décembre 2017 au 8 janvier 2018 au Teatro Real, Madrid

La Bohème de Giacomo Puccini
Nouvelle mise en scène Richard Jones, direction musicale Paolo Carignan, orchestre et chœur du Teatro Real, les Petits chanteurs de la ORCAM. Nouvelle production du Teatro Real de Madrid en coproduction avec La Royal Opera House de Londres et la Liric Opera de Chicago

        La bohème, composé en 1895 et créé en 1896 à Turin, un des opéras les plus représentés de Giacomo Puccini, qualifié de vériste, met en scène un groupe d’amis, de jeunes artistes qui mènent une vie de bohème, bravant la misère, la faim, le froid et les rigueurs de l’hiver parisien dont la pauvre et misérable mansarde ne les protège guère. Ils luttent pour survivre faisant fi du loyer non payé, vivant et mangeant à crédit, rêvant à un coup de chance, au succès, à la renommée. Dans l’existence de ces apprentis artistes insouciants, jamais à court d’enthousiasme, ni d’ingénieux arrangements, fait irruption la cruelle réalité avec la tragique histoire de l’amour du poète Rodolfo et de la jeune couturière Mimi, la maladie incurable et l’inéluctable mort de celle-ci. Habituellement les lectures scéniques de La bohème s’articulent sur l’histoire romantique et tragique de Rodolfo rêveur et de Mimi incarnant la pureté et l’innocence.  Dans cette nouvelle production de La bohème créée à Londres à la Royal Opera House en juillet 2017, Richard Jones, metteur en scène britannique, propose une lecture plus ouverte et plus atemporelle de l’œuvre en relevant dans sa mise en scène le thème du parcours initiatique, le passage de l’insouciance de la vie de bohème, de la jeunesse, à la conscience du tragique de l’existence quand le groupe de jeunes amis se confronte à la maladie, à la mort. Sans qu’il soit nécessaire d’actualiser l’histoire cette lecture la projette au-delà de son contexte, aujourd’hui historique, et contemporain à l’écriture de l’opéra : Paris de la fin du XIXe s. De même le recours à l’esthétique du réalisme poétique et la conception scénographique, l’accumulation sur scène au fur et à mesure des décors et des éléments des scènes successives, créent un décalage par rapport à une vision vériste, purement réaliste de l’œuvre, en lui conférant la dimension d’un album de souvenirs, de scènes qui petit à petit s’accumulent, telle la mémoire d’événements passés et d’expériences vécues. Une vision brillante, novatrice, qui de plus est en parfaite adéquation avec la narration musicale.

        Au couple romantique et tragique de Mimi et Rodolfo Puccini oppose le couple amoureux comique,Musetta et Marcello. Le livret condense les moments comiques et dramatiques de la vie des protagonistes et les relations entre eux : amitiés, camaraderie, affections, déceptions, fâcheries, passion amoureuse, jalousie, querelle entre Marcello et Musetta. Le parti pris de Richard Jones dans sa dramaturgie scénique, le théâtre dans le théâtre : tout se passe à vue, devant le spectateur – voyeur des changements de décors, d’effets spéciaux, du fonctionnement et de la manipulation des éléments scéniques etc., casse le vérisme original de l’opéra en imprégnant le réalisme du drame d’une poétique théâtrale. Des lieux différents qui contrastent entre eux par leur traitement esthétique, s’emmagasinent sur le plateau tels les témoins des divers moments et topographie du parcours des personnages. La neige qui tombe durant presque tout le spectacle, crée une atmosphère de Paris hivernal, dont l’apparent réalisme est démenti par la mise à vue de l’artifice théâtral. Le décor du Ier acte se distancie clairement des codes du vérisme scénique. C’est une mansarde imaginaire, figurée par des poutres, l’aspect misérable des quelques pauvres objets : chaise tachée de peinture, caise en bois, étui à violon, pinceaux de peintre, poêle. Ce décor minimaliste indiquant le cadre misérable et les occupations de ses habitants, contraste avec le décor monumental, artificiel du IIe acte, représentant les galeries commerciales du Quartier Latin avec diverses boutiques et le restaurant parisien très chic et cher Chez Momus où les jeunes artistes vont passer la soirée de Noël en faisant payer la note par un riche admirateur de Musetta. Alors que sur scène apparaît le décor du IIIe acte en contraste avec celui du IIe, une taverne en bois, dans un espace désolé de la Barrière d’Enfer, les décors des actes précédents ne se retirent pas mais s’accumulent au fond et sur les latéraux du plateau.  La mansarde, toujours présente, va réapparaître à la fin. Certes certains spectateurs peuvent être un peu déconcertés par cette option scénographique peu commune, qui loin d’être un « truc » de metteur en scène, met en perspective la trame de l’opéra.  Richard Jones dirige les chanteurs avec précision et intelligence, composant des images d’une grande beauté, amplifiées par la puissance émotionnelle de la musique de Puccini.


         Paolo Carignani, à la tête de l’orchestre du Teatro Real, domine parfaitement la partition puccinienne, ressortant sans excès sa charge émotionnelle, sa palette extrêmement riche de couleurs, son jeu de contrastes.  La distribution, on le regrette, manque d’homogénéité. La personnalité de la soprano roumaine Anita Hartig en Mimi, excellente actrice avec une voix parfaitement timbrée, d’une grande expressivité, domine la distribution. Le ténor Stephen Costello en Rodolfo n’est pas toujours à la hauteur, manquant parfois d’expressivité, incertain dans les aigues mais irréprochable dans son jeu, ce qui cependant ne peut compenser des failles vocales. Joyce El-Khoury (soprano) très inégale et parfois excessive en Musetta se reprend dans le IVe acte donnant à son personnage une profondeur et une vérité émotionnelle. Les deux barytons Étienne Dupuis Marcello et Joan Martin Royo Schaumard sont irréprochables autant dans leur exécution vocale que dans leur jeu. Il y a des scènes dans La bohème qu’on attend particulièrement dont celle de la fin du IIIe acte, le quatuor où les long phrasés lyriques du couple Mimi, Rodolfo contrastent avec la querelle comique de Marcello et de Musetta, scandée en petites notes proches du parlando. C’est un des moments virtuoses du spectacle qui culmine dans une magnifique scène finale à la fois sublime et puissante, dépourvue de pathos mais qui peut cependant arracher les larmes à bien des spectateurs.

Crédit photo: Javier del Real | Teatro Real