Entretien avec Albert Boadella
(pour la La création mondiale de El pintor qui aura lieu le 8 février 2018 aux Teatros del Canal à Madrid)
La défense farouche de la liberté, la critique virulente des pouvoirs totalitaires, des dogmatismes de quelques couleurs qu’ils soient, la désacralisation des icônes, sont les dénominateurs communs de la trajectoire de plus de 50 ans d’Albert Boadella. Avec sa célèbre compagnie Els Joglars qu’il a fondé et dirigé entre 1962 et 2012 il n’a cessé de combattre, avec pour armes la parodie, la dérision, la provocation, toutes les formes d’oppression et de démagogie politique, idéologique, religieuse, depuis Franco aux extrémismes nationalistes catalans de droite et de gauche, en passant par l’Église catholique. Après avoir dirigé entre 2009 et 2016 los Teatros del Canal à Madrid, Albert Boadella s’est consacré entièrement au genre lyrique qu’il avait déjà abordé auparavant à plusieurs reprises. Après son impressionnante mise en scène de Don Carlos de Verdi en 2016, Boadella, artiste guérillero, lance un nouveau défi avec la création d’un opéra contemporain El pintor (Le peintre) où il s’en prend au mythe de Picasso. Auteur du livret et metteur en scène de El pintor, il a pour complices dans cette nouvelle aventure artitique (production du Teatro Real et des Teatros del Canal) le compositeur de grand talent Juan Jose Colomer, Blanca Li pour la chorégraphie et Ricardo Sanchez Cuerda pour la scénographie.
Irène Sadowska – Le projet de l’opéra El pintor est votre initiative. Comment est-il né ? Pour des raisons d’économie et de difficultés de production on écrit aujourd’hui surtout des opéras de petit format. Avec El pintor, opéra de grand format en trois actes vous défiez ces restrictions…
Albert Boadella – Le projet est né il y a trois ans. C’est une production du Teatro Real en collaboration avec Teatros del Canal de Madrid. Je ne voulais pas faire un opéra conventionnel. Mon idée était d’écrire le livret et de commander l’écriture de la partition à Juan Jose Colomer, compositeur dont j’estime beaucoup le travail. J’ai pensé à Picasso dont la personnalité et l’œuvre ont bouleversé et transformé la vision de l’art et de la création artistique. Picasso est aujourd’hui une figure mythique et cela me plaît de mettre en question les mythes. J’ai conçu cet opéra avec un livret en trois actes, un grand chœur, des danseurs et six solistes.
I. S. – Quel est votre approche de la figure de Picasso ? De quoi est-il emblématique ?
A. B. – Le point de départ est le choix essentiel que doit faire un artiste authentique entre poursuivre son travail en approfondissant son art malgré les difficultés ou dériver vers la renommée, le marché et l’argent. Picasso pour moi est un exemple très évident d’un homme doté d’un énorme talent et d’une extraordinaire puissance de création qui, à partir d’un moment, est totalement possédé par le désir de gloire, de richesse et de pouvoir de domination dans le champ de l’art et sur les femmes. Picasso produit un formidable choc dans le monde de l’art parce qu’il est le premier qui industrialise la peinture. Il est capable de faire 15,20 tableaux par jour pour répondre à la demande du marché mais du point de vue artistique cela signifie une baisse d’exigence, le manque de profondeur. Quand il arrive à Paris en 1900, Manet, Renoir sont les gloires nationales, des artistes qui, à force de travailler, de chercher, ont élaboré leur vision et leur langage. Impatient, orgueilleux, le jeune Picasso qui vend ses œuvres pour le prix d’une misère, veut faire mieux, s’imposer rapidement et pour y arriver prend la tangente.
I. S. – Comment avez-vous construit la trame de l’opéra ?
A. B. – Dans le Ier acte je montre Picasso qui vit avec Fernande Olivier au Bateau lavoir, souffre de la faim et du froid et qui se drogue, comme c’était d’usage parmi les artistes, à l’éther. Dans un moment de délire, désespéré il dit qu’il vendrait son âme pour la gloire et la richesse. À cet instant apparaît Méphistophélès qui lui montre comment peindre pour atteindre la gloire. Et c’est ainsi que Picasso peint son premier tableau cubiste, découvrant le chemin du succès. Les femmes successives de Picasso dont il peint les portraits sont interprétées par des danseuses. Olga Khokhlova d’ailleurs était danseuse dans les ballets de Diaghilev. Ces différentes femmes apparaissent évoquant un défilé de modèles. Dans le IIe acte Picasso s’impose dans le monde artistique « détruisant » la peinture de tous les grands maîtres d’avant lui.
Le IIIe acte se passe dans la maison de Méphistophélès, un espace blanc, aseptique, où a lieu devant le tableau des Ménines une discussion avec Vélasquez puis apparaît en dansant le chef d’une tribu noire avec les symboles religieux africains qui se plaint que tout cet art mystique, commercialisé, a été récupéré par la bourgeoisie. Méphistophélès fait voir à Picasso les conséquences positives et néfastes de son art, à la fois dans son entourage, sa vie privée, et dans le monde des arts, avec la confusion des valeurs, le marché et la dictature des marchands. Un monde où tout et n’importe quoi devient œuvre d’art, y compris les grafitis. Mais en réalité qu’est Guernica de Picasso sinon le premiers graffiti ? Dans le final on se retrouve, comme au début, dans l’atelier de Picasso où il se réveille de son délire et commence à peindre la nature morte exactement comme Méphistophélès lui a montré en lui faisant découvrir la voie du succès, comment passer à la postérité qui est une forme d’immortalité.
I. S. – À partir de faits réels, biographiques, vous créez une fiction théâtrale en conférant à la figure de Picasso une dimension mythique et en vous référant au mythe faustien. Comment traitez-vous le thème du pacte entre Picasso et Méphistophélès ?
A. B. – Le pacte consiste en ce que Méphistophélès offre à Picasso l’éternité de son œuvre, la gloire, la richesse, en échange de répandre un grand chaos artistique et moral dans le monde. Ce qui m’intéressait, voire me fascinait, dans la figure de Picasso, c’est le paradoxe : comment le peintre le plus doué du XXe siècle était en même temps celui qui avait donné un coup mortel à la peinture. On peut dire que là où est passé Picasso la peinture ne repousse pas. Avec Picasso commence la production artistique compulsive et le marché financier de l’art. On peut mettre n’importe quoi dans ce qu’on nomme « arts plastiques »
I. S. – Six solistes interprètent les personnages principaux de l’opéra mais vous en faites apparaître beaucoup d’autres, emblématiques de cette époque…
A. B. – J’ai fait apparaître autour des personnages principaux Picasso, Fernande Olivier, Méphistophélès, entre autres, Gertrude Stein, une grande protagoniste de la vie artistique de l’époque, les diverses femmes de Picasso, le chef de la tribu noire, personnage fantastique avec ses acolytes, qui revendique l’art authentique, Vélasquez, certains peintres qui ont marqué le début du XXe s., comme par exemple Modigliani. Ces divers personnages sont interprétés par des solistes ou des danseurs.
I. S. – Vous situez le personnage de Picasso dans son environnement personnel et artistique. Y a-t-il dans l’opéra des références aux événements politiques de cette époque, la guerre civile d’Espagne, les guerres mondiales ?
A. B. – Bien sûr. Guernica est une réaction de Picasso à l’horreur de la guerre civile d’Espagne. Il y a aussi dans l’opéra une scène où Méphistophélès entre dans l’atelier de Picasso avec trois officiers nazis. Le peintre se met à peindre sur le sol. Il esquisse quelques éléments de Guernica. La peinture déplaît aux officiers allemands qui la considèrent comme dégénérée. Méphistophélès parle du nazisme mais aussi évoque Staline en disant « j’ai un associé dans les steppes en URSS » et à ce moment Picasso peint un portrait de Staline. C’est également un clin d’œil à un fait réel. A la mort de Staline en 1953, à la demande d’Aragon, Picasso dessine un portrait de Staline mais ce portrait qui ne correspond pas à l’image officielle est désavoué par les communistes. Picasso a adhéré au parti communiste en 1945 mais entre 1940 et 1945 il vivait et travaillait à Paris occupé sans jamais manifester ses opinions ni ses engagements. Ce contexte politique est évoqué dans l’opéra mais je ne voulais pas tomber dans des références anecdotiques, réalistes.
I. S. – La partition de Juan Jose Colomer, autant vocale que orchestrale, est en parfaite osmose avec la dramaturgie scénique exprimant à la fois la personnalité et la métamorphose de l’œuvre de Picasso. Quels sont les principales caractéristiques du langage musical dans El pintor ?
A. B. – Colomer a écrit une véritable dramaturgie musicale, une musique narrative qui décrit, souligne certains moments de tension dramatique, crée des ambiances. C’est un des rares compositeurs d’aujourd’hui qui sache écrire pour les voix. En adéquation avec le livret, la vision qu’il donne de Picasso et de sa peinture en constante métamorphose, Colomer explore dans sa partition une variété de styles. Il commence par un langage plutôt traditionnel, comme l’était celui de Picasso à ses débuts, évoquant l’impressionnisme dans la musique française et espagnole avec des accords musicaux secs qui font allusion à la passion taurine de Picasso et reviennent comme un leitmotiv. À mesure que Picasso rompt avec les canons établis et que sa peinture passe par diverses périodes, la musique intègre des éléments plus modernes, jusqu’à la déconstruction rythmique et atonale, évoquant le cubisme. La musique suit ainsi l’évolution de la peinture de Picasso. La partition vocale privilégie le lyrisme et l’expressivité.
I. S. – Comment est conçue la scénographie ?
A. B. – La scénographie est très minimaliste, elle ne représente pas physiquement des lieux, on les évoque de façon théâtrale. Par exemple au début du Ier acte on voit Picasso peignant un tableau de son époque bleue puis il s’en va. Il revient et peint une esquisse de Paris. À ce moment arrivent les danseurs qui créent une atmosphère de la vie artistique parisienne bouillonnante. Les divers espaces, petits ou plus grands, comme l’atelier de Picasso, etc., sont marqués sur le sol noir par des leds. Dans le IIe acte au début on a la même scénographie, l’atelier de Picasso et plus tard la Côte d’Azur, le soleil, le sable de la plage qui évoque aussi les arènes de corrida. La tauromachie est un élément très important dans la vie et dans l’œuvre de Picasso. Dans le IIIe acte l’espace, les murs, le sol, sont blancs. Je n’aime pas le théâtre réaliste qui est un miroir des situations très concrètes telles qu’elles. Pour moi l’art, le théâtre, est une vision poétique des choses qui recourt au minimum d’éléments pour créer une réalité. Je n’aime pas remplir la scène d’objets, de tables, de chaises, etc.
Dans El pintor par exemple il y a une scène où Fernande pose comme modèle sur une table qui, tout de suite après est démontée par quatre peintres dont Modigliani, qui en font des morceaux de bois pour chauffer l’atelier. Au lieu d’emporter la table on peut dramatiser sa disparition.
I. S. –Il y a dans le spectacle une dizaine de danseurs qui interprètent certains personnages et ont une présence fondamentale dans la dramaturgie scénique. Comment avez-vous travaillé avec Blanca Li qui est une maître d’œuvre du langage chorégraphique ?
A. B. – Le travail, la complicité artistique avec elle, m’ont aidé beaucoup. On a travaillé ensemble, en dessinant les situations dans l’espace, les mouvements des danseurs. À partir de là, elle a travaillé avec les danseurs en créant la chorégraphie que nous avons intégré au fur et à mesure dans la dramaturgie scénique.
I. S. – En laissant la direction des Teatros del Canal vous vous êtes dédié totalement à votre genre préféré, le théâtre lyrique. Pensez-vous revenir au théâtre dramatique ?
A. B. – J’ai passé tant d’années à faire du théâtre dramatique, mais la musique était toujours un élément important dans toutes mes créations avec la compagnie Els Joglars. Simplement une compagnie privée comme Els Joglars n’aurait pas les moyens de recourir à un orchestre et à un chœur. J’étais toujours frustré par cela. Créer des opéras m’offre une plénitude, c’est un genre de théâtre total qui réunit à la fois la musique, le chant, le texte, l’image.
Note biographique
Né en 1943 à Barcelone, Albert Boadella s’y forme à l’Institut de Théâtre, puis au Théâtre National de Strasbourg et en expression corporelle à Paris. Acteur, metteur en scène et dramaturge, il fonde avec quelques amis le mythique groupe Els Joglars avec lequel il a créé plus d’une trentaine de spectacles de forte charge critique et satirique. La Torna (1977) une cruelle satire du procès de Heinz Ches exécuté par le régime de Franco en 1974, lui vaut la prison et le Conseil de Guerre pour injure à l’armée. Condamné à mort Boadella s’enfuit et se réfugie en France.
De retour en Espagne il continue à créer des polémiques et les scandales avec ses spectacles comme Teledeum ou Ubu président, critique sarcastique de Jordi Pujols. Le combat de Boadella ne se réduit pas au théâtre, il « sévit » aussi à la télévision, au cinéma et a écrit des livres tout aussi dérangeants comme Mémoires d’un bouffon (2001), Adieu à la Catalogne, chroniques d’amour et de guerre (2007).
Il a été un des intellectuels promoteurs de la plate-forme civique Ciudadans (Citoyens) mouvement qui a donné naissance en 2006 au parti Ciudadanos (Les Citoyens).
Persona non grata en Catalogne où il est interdit de travail il poursuit son intense activité artistique à Madrid et dans le reste du territoire espagnol.