Crime et châtiment

Du 26 janvier au 9 février 2018 au Teatro Real, Madrid

Dead man walking[i],opéra en deux actes

Musique de Jake Heggie/Livret de Terrence McNally d’après le livre de la sœur Helen Prejean

mise en scène Leonard Foglia/direction musicale Mark Wigglesworth

Chœur et orchestre titulaires du Teatro Real/Petits chanteurs de la ORCAM

          Créé en 2000 à San Francisco Dead man walking, premier opéra de Jake Heggie, a été représenté jusqu’à présent dans plus de 50 théâtres du monde. Son extraordinaire succès est dû à la fois à la qualité et à la grande beauté de la musique de Jake Heggie et au sujet : le cheminement d’un criminel condamné à la peine de mort jusqu’à son exécution, traité de façon crue et réaliste. À l’origine de l’opéra un fait réel, l’assassinat monstrueux d’un jeune couple et le livre autobiographique de la sœur Helen Prejean relatant ses rencontres avec l’assassin dans la prison jusqu’à son exécution. Contrairement au film réalisé en 1995 par Tim Robbins, articulé sur la problématique de la peine de mort, le livret de Dead man walking est centré sur le thème du repentir et de la rédemption qui génère de multiples questions. Le pardon est-il possible ? Peut-on pardonner au nom des victimes mortes, assassinées ? L’empathie avec la souffrance de la famille des victimes et l’empathie avec la souffrance de la famille de l’assassin sont-elles conciliables ?

           La question de la légitimité de la peine de mort, est-elle compatible avec les droits de l’homme ? Peut-on aborder cette problématique avec comme prémisse le rejet de la peine de mort ? Le livret adopte le point de vue de la sœur Helen Prejean, éminemment chrétien, qui bien qu’elle soit assaillie par les doutes, les contradictions, s’en remet à la bonté et au pardon divin qui sous-tendent toute la rhétorique du repentir, de la rédemption et de la compassion. Mais si on aborde la question du crime et du châtiment dans une perspective laïque, exempte de tous ces concepts propres à l’idéologie chrétienne et à la rhétorique sentimentaliste, compassionnelle, nos critères, nos questions et nos réponses deviennent purement concrets et rationnelles. Il est extrêmement rare qu’une pièce de théâtre ou un opéra fasse surgir des questions essentielles, suscitant un débat profond sur les valeurs, les lois et la justice qui fondent notre société, mais aussi sur la confusion entre les acceptions spirituelles, sentimentales et rationnelles de la réalité, de nos existences et de nos actes. Rares sont les œuvres de cette dimension esthétique et de cette portée éthique et philosophique sur la vie, l’amour et la mort.

         En 1977 Elmo Patrick Sonnier avec son frère attaquent un jeune couple, violent la jeune femme et assassinent atrocement les deux jeunes. Patrick Sonnier est condamné à mort, son frère à perpétuité. Patrick Sonnier, devenu dans le livret Joseph De Rocher, écrit à une jeune religieuse de Louisiane qui s’occupe des jeunes déshérités, en lui demandant de devenir son guide spirituel. Helen Prejean, la religieuse, accepte, retrouve le condamné dans sa prison et engage avec lui une relation singulière. Un voyage intérieur, chacun d’eux avec ses fantasmes, ses peurs, ses sentiments et ses doutes, se confronte avec l’évidence terrible des faits, du désir de vengeance des parents des victimes, la souffrance, l’incompréhension et le refus de la mère du criminel d’admettre la culpabilité de son fils, enfin à l’approche implacable de la mort. Un voyage de transformation et de rédemption. Joseph De Rocher qui avait pris contact avec Hélène Prejean pour l’utiliser et obtenir grâce à elle un allégement de sa peine, va petit à petit se laisser convaincre par le discours de la religieuse d’assumer sa responsabilité et de se repentir de son crime. Elle, divisée entre l’effroi face à la monstruosité de l’assassinat et une fascination qu’exerce sur elle cet acte inhumain, va s’appuyer sur la force de sa foi en un être humain, créature de Dieu et dans le pouvoir rédempteur de l’amour, pour amener Joseph à reconnaître l’horreur de son crime et à demander pardon. Helen Prejean a consigné son parcours spirituel avec Joseph De Rocher, qu’elle a accompagné jusqu’à son exécution, dans un livre autobiographique sur lequel est basé le livret de l’opéra composé en deux actes, le premier comprenant 10 scènes, le second 8, conçues sur le mode de séquences cinématographiques. L’opéra commence par un prologue, la scène de l’assassinat et s’achève avec la scène de l’exécution, toutes les deux représentées de façon assez réaliste. Les rencontres de Helen Prejean avec Joseph De Rocher s’alternent avec les rencontres de la religieuse avec les familles des victimes animées par le désir de vengeance, la mère de Joseph et sa consœur religieuse Rose qui la soutient dans son entreprise. Tout ceci ayant pour fond la brutalité, voire l’inhumanité de la vie pénitentiaire.

             Outre la perspective chrétienne de l’approche du sujet qui va de soi, étant donné la profession religieuse de la protagoniste, le livret ne tombe pas dans l’écueil d’un manichéisme simpliste mais au contraire confronte les points de vue et des attitudes contradictoires. Nonobstant, dans le final, la miséricorde divine prend le dessus sur la justice rendue par les hommes. 

           Jake Heggie n’a jamais occulté ses multiples influences (Britten, Bernstein, Janacek, Ravel, Debussy, Prokofiev, Gershwin, Puccini, etc.) dont il s’est nourri pour créer son propre langage d’une énorme variété rythmique, mélodique et qui est surtout éminemment théâtral. Dans Dead man walking  Jake Heggie recourt à un langage tonal avec entre autres des rythmes afro-américains, des références au jazz, au gospel, des longs récitatifs dramatiques liés aux passages mélodiques. Le rôle du chœur est important dans la trame. Une seule remarque, les moments de fortes tensions dramatiques sont parfois trop soulignés dans la partition orchestrale.

       Sur le plateau, légèrement surélevé, des tours métalliques des deux côtés avec des escaliers à l’intérieur constituent la partie fixe du dispositif dans lequel apparaissent, dans certaines scènes, des éléments mobiles qui descendent des cintres : des tubes en fer qui dans le prologue évoquent un parc où se produit l’assassinat, des grilles et des passerelles qui délimitent plusieurs espaces dans la prison. Le parloir est évoqué par deux panneaux et une rampe lumineuse qui sépare les interlocuteurs. Les uniques projections : routes, paysages, villes, interviennent dans la scène du voyage de la sœur Helen jusqu’à la prison. Dans la dernière scène, très réaliste, on apporte une sorte de table médicale qu’on fixe au sol, sur laquelle on attache Joseph De Rocher pour l’exécuter. Cette scène aurait eu un effet beaucoup plus fort et gagnerait en intensité si elle était plus courte. Le silence, puis la musique qui souligne lourdement l’émotion, le pathétique de l’ultime échange entre Helen et Joseph, tout ceci est trop démonstratif, fabriqué pour provoquer l’émotion amplifiée encore par l’hymne religieux que chante sœur Helen He will gather us around (Dieu nous réunira tous). Le même hymne est chanté au début par le chœur des jeunes défavorisés dont la religieuse a la charge.

        Mises à part ces quelques réserves, la mise en scène de Leonard Foglia, d’une grande cohérence et intelligence, narre ce parcours vers la mort à travers des scènes d’une grande force dramatique qui s’enchaînent avec une parfaite fluidité. On ne saurait jamais louer suffisamment le mérite des solistes et avant tout des protagonistes principaux : Joyce DiDonato mezzo-soprano lyrique, souple, légère, d’un registre expressif peu commun qui rend toute la complexité des sentiments contradictoires d’Helen Prejean et Michael Mayes, baryton, conférant à Joseph De Rocher une grande intensité émotionnelle et une authenticité psychologique avec un parfait naturel dans son jeu. On ressent depuis la salle un engagement total de tous les interprètes, non seulement artistique mais aussi éthique, conscients qu’ils sont en train de vivre et de nous faire vivre une expérience qui remet en question nos convictions profondes, nos jugements et nos certitudes.

[i] Dead man walking désigne en argot des gardiens de prison un condamné transféré depuis sa cellule jusqu’au lieu de l’exécution.

Crédit photo: Javier del Real | Teatro Real