Du 12 au 24 avril 2018 au Teatro Real de Madrid
En coproduction avec le English National Opera et le Vlaamse Opera
Gloriana de Benjamin Britten est représenté pour la première fois au Teatro Real de Madrid où, depuis sa réouverture, il y a 20 ans, la création du compositeur britannique bénéficie d’une présence exceptionnelle. Depuis 1997 huit opéras de Britten ont été représentés au Teatro Real : Peter Grimmes (1997), Le songe d’une nuit d’été (2006), Le viol de Lucrèce (2007), Le tour d’écrou (2010), Mort à Venise (2014), Billy Budd (2016), plus deux opéras pour le jeune public. En programmant Gloriana, le chef-d’œuvre de Britten, le Teatro Real défie le mauvais sort qui, depuis sa création, poursuit cette œuvre dite « maudite ».
Gloriana était une commande faite à Benjamin Britten pour la célébration du couronnement, en 1953, de la jeune reine Élisabeth II. Tandis qu’on attendait une œuvre exaltant la monarchie et le règne exemplaire de la célèbre Reine Vierge Élisabeth Ier, l’opéra de Britten montrait une monarque à la fin de son règne, vieillie, entourée de conflits, de conspirations, déchirée entre ses responsabilités de femme de pouvoir et son amour passionné et trahi, pour l’ambitieux et arrogant conte d’Essex, marié et de 30 ans plus jeunes qu’elle. La création au Covent Garden fut un échec, non pas pour des raisons artistiques mais pour l’incongruité de son propos, un véritable couac dans la solennité des circonstances. Un shocking pour le public des têtes couronnées, présidents, aristocrates et politiques qui assistaient à l’événement.
Les détracteurs de Britten et les défenseurs de la morale ont profité de l’occasion pour l’attaquer en tant qu’homosexuel. Gloriana, tombé ainsi en disgrâce, était victime d’une fatalité. La tentative, en 1963, de sa récupération, en version concert, au Royal Festival Hall, à l’occasion du 50e anniversaire de Britten, coïncidait avec l’assassinat de John Kennedy. La production de Gloriana par Sader’s Wells, présentée dans le cadre des tragiques jeux olympiques en 1972 à Munich, n’a pas eu plus de chance. La réapparition de Gloriana sur la scène est récente. Sa production actuelle, qui réunit Ivor Bolton à la direction d’orchestre, grand spécialiste de Britten et de la musique de l’époque élisabéthaine, David McVicar à la mise en scène et un choix d’excellents interprètes, propose une vision libre de préjugés politiques et artistiques, de ce chef-d’œuvre incontournable brittenien.
Le compositeur reprend ici le thème récurrent dans son œuvre, la lutte des outsiders, la solitude et l’éloignement, le sacrifice de la vie privée à la vie publique.
Certes, cette image de la grande reine n’avait rien d’exemplaire et était, pour le moins, inconvenante pour la circonstance du couronnement d’Élisabeth II. On reprochait aussi à Britten des références dans son opéra à la musique de l’époque élisabéthaine et à celle d’Henry Purcell pour laquel il avait une particulière prédilection. Au contraire, ces évocations de la tradition musicale anglaise : danses populaires, pavane, gaillarde, dans la scène du bal, deux magnifiques songs chantés par Essex, la vieille balade dans la scène de la taverne, accompagnés d’instruments anciens, imprègnent la partition de couleurs et de sonorités du glorieux passé. Avec un rare sens de la dramaturgie musicale, tel un peintre, Britten brosse un portrait d’Élisabeth, intime et figure publique, incarnant la monarchie. Le chœur, protagoniste important de Gloriana, assume souvent la part solennelle, grandiloquente, du tableau, contrastant avec le ton dramatique et les moments d’un grand lyrisme dans les scènes intimes.
Anna Caterina Antonacci (mezzo-soprano) en Élisabeth, fait une entrée impressionnante au début du Ier acte, telle une statue vivante, symbole du pouvoir absolu. Ses duos avec Essex, Leonardo Capalbo, (ténor), où elle explose sa passion pour le jeune conte, sont d’une grande beauté et force dramatique. Son déchirement entre les sentiments contradictoires, culmine dans sa bouleversante aria à la fin du Ier acte. Elle imprègne son personnage d’une authenticité et d’une grande profondeur humaine quand, dans le final, dans la scène avec Essex, dépouillée de ses attributs de majesté, vieillie, fragile, désespérée, elle lutte contre sa passion. Et comme si, en condamnant Essex à mort, quelque chose s’était brisé en elle, son chant devient un émouvant parlato, dans ses ultimese paroles sur la solitude du pouvoir auquel elle a tout sacrifié.
Leonardo Capalbo, le conte d’Essex, sûr de lui, impétueux, assoiffé de pouvoir, est brillant, non seulement dans ses songs charmeurs, mais aussi dans ses moments d’insoumission arrogante. La scène de l’auberge où un barde aveugle chante une vieille balade, contrastant avec le faste de la cour, très poétique, a quelque chose de nostalgique. Le parti pris du metteur en scène, David McVicar, de déconnecter l’esthétique des costumes d’époque, très beaux, épurés, de l’esthétique intemporelle, allégorique, symbolique et antiréaliste, de la scénographie, en parfaite cohérence avec l’esprit de la partition, entre le XVIe et le XXe s., met en avant le travail des interprètes.
L’espace, au fond, en arrondi avec une grande porte, sur les deux côtés de la scène des balconnets où, dans certaines scènes, apparaissent les conseillers de la reine ou le chœur. Au centre du plateau trois grands arcs sur des plateformes tournantes qui se mettent dans différentes positions. Au-dessus un grand cercle suspendu avec deux globes qui parfois monte, parfois descend, évoquant l’univers et l’empire britannique en expansion. Dans ce dispositif sobre et très fonctionnel, les splendides costumes constituent en soi des éléments scénographiques. Élisabeth en majestueuse robe d’apparat et couronne sur sa perruque rousse, apparaît dans la scène où Essex la surprend dans son alcôve, vêtue juste d’une chemise de nuit, sans perruque, sans ornements, comme mise à nue, sans le masque protecteur du pouvoir.
Les seuls éléments scénographiques sont : un siège qu’on apporte pour la reine, au centre du plateau, une petite plateforme ronde qui se soulève, servant de siège, de table dans la scène de la condamnation à mort d’Essex et une table avec des bancs dans la scène de la taverne. L’excellente direction du jeu des interprètes, un peu décalé du réalisme, mais expressif, le traitement des scènes intimes et chorales, le travail très efficace et très plastique d’éclairage qui crée des ambiances et focalise des situations, sont les grandes qualités de la mise en scène, d’une extraordinaire théâtralité, de David McVicar.
Sans aucun doute cette remarquable production, sobre, belle, s’inscrira en lettres majuscules dans l’histoire des représentations de Gloriana.
Crédit photo: Teatro Real