Seule reste la parole

Au Teatro Pavón Kamikaze de Madrid du 25 avril au 13 mai 2018

Ilusiones (Illusions) de Ivan Viripaev, mise en scène Miguel del Arco, traduction Helena Sánchez Kriukova.

 

Depuis deux saisons, Miguel del Arco, directeur de la compagnie kamikaze et du Teatro Pavon (théâtre privé), affirme sa politique, littéralement kamikaze, avec son pari sur la création contemporaine et ses programmations risquées de textes d’auteurs peu connus ou inconnus. Avec sa création de « Illusions » du dramaturge et metteur en scène Ivan Viripaev (1974), leader de la nouvelle dramaturgie russe, Miguel del Arco fait découvrir en Espagne non seulement un auteur de premier plan, déjà reconnu internationalement, mais aussi un théâtre singulier, « existentialiste » qui, dans sa vision du monde et de l’existence humaine a quelque chose de caldéronien, de beckettien et de la conception japonaise de la vie et de la mort. Un théâtre qui philosophe à la Montaigne, sans être philosophique ou démonstratif d’idées et de thèses, comme l’est celui de Sartre. Un théâtre qui ne se préoccupe pas du sens tragique de la vie, puisque la vie n’a pas de sens.

Illusions est un théâtre de la parole, du récit, forme originaire du théâtre. C’est un théâtre qui raconte, de façon aléatoire, des fragments de vie, ou se fait médium des personnages morts qui parlent par la bouche de ceux qui narrent leurs histoires. En véritable auteur du XXIe s., ayant assimilé des philosophies et des courants de pensée du passé, Ivan Viripaev aborde dans son œuvre, avec humour et ironie, la question de l’existence comme un amoncellement de divers fragments qui n’ont aucun lien entre eux, dont l’unique finalité est la mort. Son théâtre est aux antipodes du théâtre d’idées qui expose, argumente et conclu. Il n’est pas une illustration de dogmes philosophiques.

Illusions  raconte les histoires entrelacées de deux couples mariés, révélant les paradoxes de la passion et de la mort, de la loyauté et de la trahison, de la réalité et de la fiction. La pièce commence avec la mort de Dani et finit avec celle des trois autres protagonistes : Sandra, Margarita, et Alberto. Tous les quatre meurent à un peu plus de 80 ans. Chacun d’eux cherche son lieu dans le monde, certains le trouvent dans des endroits aussi insolites que l’intérieur d’une armoire ou la surface d’une pierre dans le désert australien. Les personnages posent des questions sur le sens de la vie, les choix qu’ils ont faits, sur l’amour véritable, l’amitié, le bonheur et la mort. Comme la vie en soi n’a pas de sens, seul le véritable amour peut la justifier. Un amour partagé ? Ou pas obligatoirement ? Les opinions divergent.

Qu’est-ce que la vérité et la réalité ? Et si elles n’existaient pas ? « L’amour c’est quelque chose de simple mais à la portée de peu de personnes », dit Dani. Tout est furtif. Y a-t-il quelque chose de pérenne dans ce cosmos changeant ? se demandent-ils en regardant le ciel étoilé. La vie est-ce une illusion, une ombre ? Dans la pièce de Viripaev ces thèmes et questions philosophiques sont débordés par le grotesque, typiquement russe, absurde et par l’humour dévastateur. 

La philosophie proposée par Viripaev et pratiquée par ses personnages pourrait être résumée ainsi : pendant que tout se termine, jouissons de la vie. Étant donné que rien n’a de sens et autant la vie que la mort sont incompréhensibles, tout est jeu, jeu de théâtre sur la scène du monde, où on raconte les vies éphémères des personnages. L’unique chose qui restera de la vie de chacun c’est le récit, mélange du réel, du fictif et du rêve. Viripaev réfracte les vies des protagonistes dans les récits des narrateurs anonymes (des jeunes acteurs dans le spectacle) : femme 1, femme 2, homme 1, homme 2, qui parlent à la troisième personne en s’adressant au public. Dans leurs récits, à certains moments, font irruption les protagonistes qui, parlant à la première personne par la bouche des narrateurs, contredisent leurs versions, racontent eux mêmes certains épisodes de leur vie. À l’instar de la vie fragmentée, les récits des narrateurs et des protagonistes, forment une mosaïque de visions et de versions différentes, parfois contradictoires. Viripaev complexifie la relation acteur, narrateur et personnage. L’acteur, qui quelquefois s’affirme comme tel, joue le narrateur qui incarne, à certains moments, l’un ou l’autre des personnages, en échangeant parfois avec eux, de sorte que le monologue se dialoguise. Il n’y a aucune logique dans la structure des fragments racontés. Pourquoi ont-ils choisi ces fragments et non pas d’autres ?

Miguel del Arco, très inspiré par la pièce, sa structure complexe, son humour, sa langue entre le sublime et le prosaïque, l’évident et le mystérieux, crée un « grand théâtre du monde » dans lequel les êtres humains viennent raconter leurs vies éphémères, font quelques pirouettes et s’en vont. Un monde baroque en permanent mouvement, avec ses trompe-l’œil, ses artifices, ses jeux entre le visible et l’invisible, la vérité et le mensonge. Sur scène, des objets hétéroclites amoncelés, tels les reliques de vie ou des restes de pièces de théâtre. Devant, quelques chaises, à gauche, sur une petite plateforme, trois fauteuils de théâtre et une boîte qui tournent comme un manège (métaphore du théâtre ?). Derrière, un escalier et une fausse porte de sortie (scénographie Eduardo Moreno). Au début du spectacle les acteurs sont en smoking, puis mettent des vêtements de sport et à la fin de nouveau les smokings. Avant que le spectacle ne commence, les acteurs se promènent sur la scène, parlent entre eux, s’adressent à quelques spectateurs, montrent les photos des personnages vieux à la fin de leur vie. Le jeu avec le public se répète à d’autres occasions avec des ruptures humoristiques dans la trame et à la fin, ils saluent en disant « à bientôt ». Avec une absolue maîtrise de la structure dramaturgique de la pièce, Miguel del Arco compose sur scène une partition polyphonique de voix, de mouvements, de moments musicaux et de danse (samba, chanson de Tina Turner). Les narrateurs introduisent parfois leurs récits par : « maintenant je vais vous raconter » ou « c’est l’histoire de la disparition de Margarita » etc. Parfois les monologues se transforment en brefs dialogues polémiques, ou en moments choraux, dans un brouhaha.

Tout au long du spectacle les récits, qui surgissent de façon aléatoire, créent une vision baroque des vies des protagonistes avec des clairs obscurs, des énigmes et des variantes. La dramaturgie des éclairages, très fine et précise, crée des ambiances, cible les personnages, les situations, marque les moments dramatiques ou comiques. Les quatre acteurs,  Marta Etura, Daniel Grao, Alejandro Jato y Verónica Ronda sont virtuoses en registres de tons, d’expressions des sentiments et des émotions qui parfois contrastent avec la froideur distanciée du regard du narrateur.

Tous, totalement investis dans la pièce, avec une spontanéité et le naturel des enfants qui jouent, insufflent la vie aux personnages, êtres à la fois singuliers et reflets de l’universel. On doit à Miguel del Arco autant la découverte d’un grand auteur russe et de son œuvre que la vision scénique magistrale, intelligente, profonde et claire qu’il en donne.

 

Crédit photos: Vanessa Rábade