Ni tout à fait le même ni tout à fait un autre

La semaine dernière  dans le programme La Comédie  continue, encore!  proposé par  la Comédie-Française,  nous avons vu la captation d’Amphitryon d’Anatoli  Vassilev. Quelle surprise ! Cette  captation du réalisateur Andy Sommer (coproduction avec France 3 ) présente un regard très particulier sur le  travail  de Vassiliev et d’une certaine manière propose  une autre optique du spectacle, nous invitant à réfléchir sur les possibilités nouvelles qu’offre l’écran.

Sommer a pris la mise en scène de Vassiliev comme matériau de travail à partir duquel il construit, par un montage raffiné  Un Amphitryon singulier, qui n’est pas tout à fait le même ni tout à fait un autre. Premièrement il a divisé tout le spectacle en séquences-chapitres, chacune introduite par un petit résumé, non sans rappeler la narration de la Renaissance.  Ce qui a transformé le rythme du spectacle –il était lent, presque méditatif, il est devenu rapide presque frénétique comme un film d’action. Et ça se comprend,  il est amputé de 30-40 minutes.  Cela concerne surtout les improvisations du valet Sosie que l’interprétation de Thierry Hancisse  (qui a maîtrisé mieux que les autres l’approche de Vassiliev)  a  propulsé au centre du spectacle. La captation, qui elle est non seulement construite sur les gros plans mais aussi sur les jeux multiples des plans, fait ressortir d’avantage  le duo Alcmène /Florence Viola –  Amphitryon/Eric Ruf, et cette intonation affirmative, recherchée par Vassiliev,  qui illumine et sublime les visages d’acteurs. 

Autre chose qui pourra paraître comme une bizarrerie – la caméra fixe à plusieurs reprises les spectateurs dans la salle, et surtout le regard attentif, fasciné d’une jeune fille.  Et pourtant c’est tout a fait logique si on pense au contexte dans lequel ce spectacle a été présenté en 2002, acclamé surtout  par le jeune public, comme si le metteur en  scène s’adressait directement au futur, au spectateur du futur. 

Nous vous proposons deux points de vue: celui de Béatrice Picon-Vallin qui  se concentre sur les apports inattendus du film et celui de Natacha Isaeva qui s’intéresse davantage aux intentions de Vassiliev qui n’ont pas pu toujours être réalisées.

Béatrice Picon-Vallin. La captation d’Amphitryon (Molière/Vassiliev) à la Comédie-Française

Comme Six personnages en quête d’auteur à Avignon, comme Cerceau à la MC93, Bal masqué à la Comédie-Française a été une révélation théâtrale pour moi. Je peux dire que, jusqu’à aujourd’hui, je vis avec Bal masqué, ses personnages, ses interprètes, ses pauses, ses rythmes, ses roucoulements de pigeons parisiens, ses corps masqués de blanc, aux yeux creux… J’ai vu Amphitryon  à la première à la Comédie-Française. On peut dire que le spectacle n’était pas terminé comme souvent les spectacles d’Anatoli  Vassiliev( pensons à la mise en scène de La Musica. La Musica deuxième  au Vieux-Colombier,  mais qui, elle,  a eu le temps de  trouver un achèvement au cours des représentations pour devenir, comme Bal masqué,  un chef d’œuvre).  Amphitryon est resté inachevé. Je me souviens d’être restée immobile sur mon fauteuil, perplexe, sans comprendre le projet jusqu’au bout, presqu’abasourdie, entourée d’un brouhaha qu’on entend rarement à la fin d’un spectacle.  Vassiliev avait ensuite quitté Paris et je n’étais pas revenue voir le spectacle.

La captation  d’Andy Sommer, un peu explicative (des cartons posées sur l’image résument l’action à venir, acte par acte), un peu impressionniste, cherche à donner au spectateur devant son écran, par des plans de coupe presqu’abstraits , les impressions aériennes données sur scène par  les tissus brandis et les envolées vers le ciel. La beauté de la scénographie  est exaltée,  mais on se rend compte qu’elle était finalement peu utilisée par la mise en scène. Elle est exaltée par la lumière qui en émane et qui est bien rendue à l’écran, mais — et c’est toujours difficile dans une captation—, on ne peut pas  y comprendre,  y ressentir  l’espace dans son intégralité.  Cependant quelque chose m’a frappée voire bouleversée lorsque j’ai regardé ce film qui n’hésite pas à faire des gros plans prolongés,  et  cette chose , c’est la Joie.  Ce sont les visages non pas « joyeux » au sens quotidien du terme, mais exhalant une Joie profonde  qui contredit parfois les répliques en vers prononcées.  C’est là que s’exprime le mieux l’ambition spirituelle de Vassiliev dans son interprétation de la pièce de Molière. On ne le voyait pas aussi bien sur le plateau. Et c’est remarquable chez deux comédiens en particulier : Thierry Hancisse, inoubliable Sosie, et Florence Viala, une Alcmène féminine et puissante à la fois. Leurs sourires lumineux, que la caméra qui s’approche nous permet de voir dans toute leur splendeur  énigmatique tandis qu’ils parlent, en disent long sur l’état de jeu  spécifique de ces acteurs qui avaient  saisi les intentions de Vassiliev. Leurs sourires lumineux, charmeurs en même temps que transcendants, et disons-le radieux, au sens fort du terme,   leurs yeux étincelants, éclairent visages et bouches qui articulent  les mots du poète avec radicalité, fermeté, décision. Ce sont eux, ici,  tout de chair agitée par l’esprit, qui donnent le degré d’intensité  de la fable métaphysique où Vassiliev veut faire basculer l’Amphitryon de Molière .