Les initiales « PC » ou Pierre le Magnifique

Aujourd’hui à l’age de 98 ans le grand Pierre Cardin est mort.  J’ai décidé de publier l’extrait de l’ interview qu’il m’a donné en 2003 pour l’hebdomadaire parisien La Pensée russe.          

Chaque année, au cours de la dernière semaine d’octobre, Pierre Cardin organise, au théâtre « Espace Cardin » à Paris, le Festival du film russe « Paris-Art-Moscou ». C’était l’occasion rêvée pour rencontrer le grand Cardin et parler de lui à nos lecteurs.

         Les initiales « PC » sont connues dans n’importe quel point du globe. Pierre Cardin, le célèbre couturier français, est devenu une légende. Il est l’un des designers grâce à qui la mode, au 20ème siècle, est devenue un art ; il était en même temps le premier révolutionnaire de la mode. Si aujourd’hui, on se pose toujours la question « Qui a eu le premier l’idée d’habiller les femmes en mini-jupe : Cardin, Courrèges ou Mary Quant ? », il est absolument indiscutable que c’est justement Cardin qui, en 1959, a été le premier couturier français à créer, en même temps que la collection haute-couture, le prêt-à-porter. Cette idée a été perçue à l’époque comme très subversive, et on l’a même exclu du Syndicat français de la Haute Couture, ce qui, d’ailleurs, n’a pas empêché presque tous les couturiers de suivre son exemple.

         Cardin a été le premier à mettre ses initiales « PC » sur les vêtements, et le premier également à créer une collection pour hommes. A propos, l’image des Beatles en veste sans col est également due à Cardin qui, tout à fait légitimement, est devenu le premier couturier élu à l’Académie Française des Arts et Lettres. Néanmoins, l’activité créatrice de Pierre Cardin ne s’est pas limitée au monde de la mode : brillant designer, il a breveté à ce jour plus de 500 inventions, dans des domaines aussi divers que l’architecture, le transport, la publicité et toutes sortes de spectacles. « Ma devise, c’est de créer », répète le maestro, et il semblerait que son élan créatif ne connaisse pas de limite. En dehors des vêtements fabriqués dans le monde entier jusqu’à la Chine, il crée des meubles, dirige la chaîne des restaurants « Maxim’s », disséminés également dans le monde entier, édite plusieurs revues culturelles, possède des hôtels et quatre théâtres ; il est également « Ambassadeur de bonne volonté » de l’Unesco, etc…On n’arriverait pas à tout énumérer.

         Pierre le Magnifique, c’est ainsi, en paraphrasant le nom du célèbre duc de Florence, patron des arts, qu’on peut appeler Cardin, lui aussi l’italien d’origine. Si l’art en général est une passion qui accompagne sa vie entière, le théâtre représente une passion toute particulière. Il aime en plaisanter : « Dieu merci, il y a la mode qui permet de gagner de l’argent, qu’on peut dépenser par la suite avec succès pour le théâtre. Si, auparavant, je travaillais pour de l’argent, au cours de ces dernières décennies, c’est maintenant l’argent qui travaille pour moi ».

         Lorsqu’on m’a fait entrer dans le bureau de Cardin, à peine ai-je eu le temps de regarder autour de moi, et encore moins de poser la question que j’avais soigneusement préparée : « Quelle femme pourriez-vous appeler votre modèle idéal ? », que j’ai vu le célèbre couturier faire quelque chose de bizarre : Sur la première page de « La Pensée Russe » qu’il avait devant lui, il dessinait avec soin les lettres russes. « Dites-moi, qu’est-ce que cette lettre, qui est comme le P latin ? Ah…c’est un R. Et celle-ci ? Et ça, je sais, c’est une fita, F. Et là ? C’est intéressant, je vais le noter ». Après cette leçon improvisée de langue russe (Cardin a vraisemblablement décidé d’élargir son empire à l’Est), notre conversation, tout naturellement, s’est portée sur la Russie.

 

  • Cela fait très longtemps que je connais les Russes. Vous vous imaginez, j’ai visité la Russie, pour la première fois, en 1962, avec Gilbert Bécaud, quand il donnait des concerts à Moscou. Pourquoi suis-je venu ? Ce pays m’intriguait. Les dirigeants communistes proclamaient qu’ils avaient construit une société où tout le monde était heureux…Un paradis sur terre. Alors pourquoi ne pas permettre à ses citoyens de se déplacer librement, d’aller, de venir ? Si c’était un paradis, alors, bien au contraire, il fallait recevoir tout le monde à bras ouverts. J’avais envie de voir ce pays de plus près, et bien sûr, j’ai été très déçu. Je n’ai rencontré que des gens malheureux, bien que, je tiens à le faire remarquer, je ne m’intéresse pas du tout à la politique. Je me considère comme ambassadeur de la tolérance et de la paix. J’aurais voulu réunir tous les hommes sur terre et essayer de leur apprendre à s’aimer les uns les autres. C’est pourquoi cela fait déjà plus de 10 ans que je suis « Ambassadeur de bonne volonté » de l’Unesco. J’ai toujours aidé les stylistes russes. Valentin Youdachkin, grâce à mon soutien, a été reçu au Syndicat de la Haute-Couture parisienne, alors qu’il y a 30 ans déjà, j’envoyais à Viatcheslav Zaïtsev des valises de tissus pour ses collections. J’ai lu par hasard un article sur lui, et j’ai simplement eu envie de l’aider. Voilà, c’est tout.
  • A Moscou il y avait beaucoup de légendes qui circulaient sur vos relations avec Maya Plissetskaya…
  • C’est Nadia Léger qui nous a présentés l’un à l’autre, au cours de sa première représentation à Paris, il y a 32 ans…

Cardin montre avec plaisir la photo où il est avec Plissetskaya et qui se trouve sur son bureau.

  • Bien sûr, nous avons un peu flirté. Maya est une grande danseuse, mais vous savez, pendant toutes ces années, nous avons été liés par une amitié chaleureuse et sincère. A Paris, elle descend toujours à mon hôtel. Nous nous rencontrons souvent, nous dînons ensemble, et bien entendu, au cours de toutes ces années, c’est moi qui l’ai habillée. J’ai créé également des costumes pour ses spectacles au Bolchoï, « Anna Karénine », « La dame au petit chien », « Les eaux de printemps ». Je suis, depuis plusieurs années, ami avec le poète Andrey Voznessensky. Un jour, il m’a raconté que d’après son poème « Junon et Avos », on avait fait un opéra rock : « Viens voir ! ». Je me suis rendu à Moscou exprès pour le voir, et j’ai tellement aimé le spectacle que j’ai tout de suite donné l’autorisation de le mettre en scène à Paris. On a déjà annoncé la première, 80 personnes sont venues de Moscou ; notez que c’était moi qui avais tout payé, et là, comme un fait exprès, il y a eu cette terrible histoire autour de l’avion coréen, qui a suscité une tension diplomatique sans précédent !          J’ai reçu beaucoup de lettres de menaces : « Si vous montrez les Russes, nous allons brûler votre théâtre », etc…Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit avant la première et je n’arrêtais pas de penser : « Que faire ? Quels rapports ont les acteurs russes avec cet avion coréen ? Aucun, pas plus que le poème de Voznessensky « Junon et Avos ». L’histoire d’amour éternelle, bien qu’on puisse lire l’histoire de l’ambassadeur russe, le comte Riazanov, et de la fille du gouverneur de Californie, Conchie, comme un essai de dialogue entre deux pays en guerre, l’Amérique et la Russie. Bref, il n’a pas été possible d’éviter un scandale diplomatique, et, au cours de la première, le théâtre était à moitié vide. Ni Yves Montand, ni Simone Signoret, personne de ce qu’on appelle « l’intelligentsia pro russe » n’était venu. Et j’ai eu, à ce moment, une idée complètement folle : j’ai téléphoné à « Paris-Match » et j’ai proposé de faire un reportage place de la Concorde, sur le concours des arts entre les Russes et les Américains. A ce moment, les Américains montraient à Paris le spectacle musical appelé « Sophisticated lady » qui, à mon avis, était d’un niveau assez bas, mais c’était sans importance. L’important, c’est que je les ai tous invités à la fête que j’avais organisée avec les Russes, et qu’ils ont accepté tout de suite. J’ai donc rassemblé 70 Américains et 80 Russes, j’ai commandé un dîner chez « Maxim’s », et jusqu’au matin, nous avons dansé, ri et pleuré ensemble. Le lendemain, sur « Paris-Match », il y a eu une immense photo couleur, avec le reportage sur notre rencontre. C’était formidable, et les spectateurs sont venus voir mes Russes. Je vous raconte cette histoire pour que vous puissiez comprendre l’amour que je ressens pour la Russie…
  • Et comment étiez-vous reçu à l’époque de l’URSS ?
  • J’ai toujours été très bien reçu. Dans les années 80, 32 fabriques de textile travaillaient pour moi dans différentes villes ; je leur envoyais des esquisses, et elles fabriquaient des vêtements d’après ces esquisses. Près d’un million de chemises d’hommes par jour !
  • C’est bizarre. Où sont passés tous ces stocks ? A Moscou, je n’ai pas vu spécialement de chemises Pierre Cardin…
  • Ecoutez, je vous ai déjà dit que c’est un pays immense. Vous vous imaginez, il y avait 15 républiques ; pour chaque république, il y avait 75 000 chemises. Dans chaque république, il y a au minimum 10 grandes villes ; dans chaque ville, disons qu’elles étaient réparties sur 10 magasins, et ce genre d’article part tout de suite. La moitié pour la Nomenclature, l’autre moitié pour des amis. Donc, si on fait deux heures de queue au Goum (le plus grand magasin de Moscou), il y avait une chance d’acheter les trois chemises restantes.

J’ai été stupéfaite par sa connaissance de la réalité de la vie soviétique, et Cardin, très content, continuait à me raconter comment à l’époque soviétique, toutes les délégations de Moscou dînaient sans faute dans son restaurant chez « Maxim’s »  et comment il était reçu au Kremlin par madame Gorbatchev, qu’il habillait, bien entendu, également. Sans doute afin de me surprendre tout à fait, il m’a raconté qu’il connaissait Poutine depuis une vingtaine d’années. Ils avaient participé ensemble à des négociations à Moscou, et il en existe même une preuve visuelle. Après quoi, Cardin fouille dans un tiroir, en sort une photo. J’étais un peu incrédule, car l’homme sur la photo ne ressemblait pas tellement au Président russe d’aujourd’hui. Cardin se vexe comme un enfant :

  • J’espère que vous ne croyez pas que je l’ai inventé ?

 

  • Vous disiez qu’autrefois il y avait beaucoup de malheureux en Russie. Et maintenant ?
  • Pas de comparaison ! Peut-être que je me fais une représentation très superficielle, mais aujourd’hui, vous sortez la nuit à Moscou et vous vous retrouvez dans une ambiance de fête. Les gens chantent et dansent ; il y a des restaurants pour tous les goûts. Aujourd’hui, ce sont des hommes libres. Il me semble que la liberté, c’est déjà le bonheur. Il n’est pas possible d’exiger d’un pays, dont les changements datent seulement de 10 ans, après presque un siècle de cruauté dans la politique, que tout change instantanément. Dans tous les cas, le bonheur est en nous-mêmes, dans le travail, dans l’équilibre, dans la vie privée. En 1991, j’ai organisé un défilé géant sur la Place Rouge. Près de 200 000 spectateurs y ont assisté. C’était une liesse populaire, une vraie fête de la liberté. Qui aurait pu penser que sur la Place Rouge, après toutes ces revues militaires, il y aurait un jour la mode parisienne et Pierre Cardin ?

 

        Quant au Festival du Cinéma russe à Paris, Cardin en parle d’une façon très réservée. C’est plutôt encore une bizarrerie de Cardin le Magnifique.

 

  • Depuis longtemps, déjà depuis « Junon et Avos », j’ai gardé la mémoire des brillants acteurs russes, et j’ai eu envie de les montrer de nouveau à Paris. Et qui d’autre aujourd’hui à Paris, à part moi, est capable d’organiser et de payer une manifestation aussi coûteuse ? Plus généralement, j’espère que nous avons discuté assez longtemps pour que vous puissiez comprendre à quel point j’ai des relations chaleureuses avec la Russie.

 

A ce moment, Monsieur Cardin met effectivement un point. Je comprends, à regret, que le temps que mon interlocuteur m’avait imparti pour l’entretien, est arrivé à sa fin.

(EKATERINA BOGOPOLSKAIA, « La Pensée russe », Paris, 30 octobre 2003)