L’Ecole théâtrale face à la crise
Entretien avec Carmen Losa, directrice du Laboratoire de Théâtre William Layton à Madrid.

Actrice au théâtre, à la télévision et au cinéma, metteur en scène, auteur de théâtre, Carmen Losa (née à Séville en 1959), débute au théâtre dans les années 1980, se forme au Laboratoire de Théâtre créé par William Layton dont elle sera l’assistante entre 1989 et 1991.Elle dirige depuis 2001 cette école réputée en y enseignant l’interprétation. En véritable pasionaria de théâtre elle ne mâche pas ses mots quand elle dénonce l’abandon d’une politique culturelle, l’hypocrisie, voire la démagogie et la langue de bois des politiques et des gestionnaires de la culture.
William Layton, professeur, introducteur en Espagne de la méthode de Stanislavski, acteur, metteur en scène, dramaturge et traducteur, est née en 1912 à Osborne (Kansas) aux USA.Il fait des études de théâtre à New York à l’Academy of Dramatic Arts et au Neighborhood Playhouse où il se forme à l’enseignement de Stanislavski sous la tutelle de Stanford Meisner.Dans les années 1950 il fait des recherches sur Federico Garcia Lorca en Espagne. En 1959 il s’installe à Madrid et crée avec Miguel Narros et Betsy Berkley le Teatro Estudio de Madrid (T. E. M.). Il y introduit la méthode de Stanislavski, jusque-là inconnue en Espagne, en l’adaptant aux réalités et aux spécificités du théâtre et des acteurs espagnols manquant de discipline, inhabitués aux efforts continus.

Le TEM qui est au départ un groupe de recherche et une compagnie théâtrale, se transforme en 1968 en TEI (Teatro Experimental Independiente) et en TEC (Teatro Estable Castellano) avant de devenir, à partir des années 1980, le Laboratoire de Théâtre William Layton, dédié exclusivement à la recherche et à la formation. Loin de se réduire à l’orthodoxie stanislavskienne, l’enseignement proposé par Layton est ouvert à d’autres méthodes et à d’autres d’approches du travail d’acteur. Son principe est une mise en question permanente. « Chacun de vous – disait Layton à ses élèves – doit trouver sa propre méthode à travers ce qu’il apprendra ici avec moi ou dans d’autres écoles et surtout sur scène».
Plusieurs générations d’acteurs et de metteurs en scène renommés de théâtre et de cinéma ont été formées au Laboratoire de Théâtre William Layton qui a révolutionné totalement l’art de l’acteur et de la scène en Espagne.
Mort par suicide il y a 20 ans (en 1994) William Layton a réalisé un grand nombre de mises en scène marquantes et a enseigné également à la RESAD (École Royale Supérieure d’Art Dramatique) et à l’École de Cinéma. Il a laissé une importante œuvre écrite sur le théâtre.

Irène Sadowska Guillon – En se mobilisant face à la crise, en acceptant de travailler avec peu de moyens, les artistes n’ont-ils pas joué en même temps le jeu du pouvoir politique ?
Carmen Losa – La conséquence de cette crise est que nous travaillons pratiquement gratis. Nous avons décidé de ne pas arrêter ce qui veut dire que nous travaillons uniquement à la recette. Si le public ne vient pas nous perdons de l’argent. De cette façon nous reculons pour ce qui est du droit du travail. D’un côté c’est important que nous fassions de la création, que nous montions des spectacles mais j’ai l’impression que cela tient du sacerdoce. Si l’on a parfois l’impression de la solidarité on ressent aussi un sauve-qui-peut général.

I. S. G. – Et pourtant même si les pouvoirs publics coupent ou suppriment les financements de la culture, de nouvelles petites salles s’ouvrent et les artistes travaillent bénévolement…
C. L. – Depuis trois ans de petites salles de théâtre s’ouvrent un peu partout, on joue même dans des appartements récupérés et convertis en lieux de théâtre par des artistes ou de petits collectifs.
Ce type de théâtre fait avec peu ou sans moyens, avec quelques meubles ou objets trouvés dans la rue, nous l’avions déjà fait il y a des années quand le Ministère de la Culture n’existait pas encore. Pour moi c’est de la démagogie pure et de la manipulation quand certains, pour justifier le désengagement de l’État, son mépris pour la culture et le retour en arrière, disent que faire un théâtre pauvre sans moyens, à domicile, c’est la nouvelle réalité, la normalité aujourd’hui et qu’on doit prendre l’exemple sur les Argentins. Je trouve scandaleux qu’on veuille nous réduire à faire ce type de théâtre, mettre la misère culturelle à la mode, repérer quelques compagnies emblématiques de cette misère pour ensuite les exhiber dans les grands théâtres et festivals internationaux, comme c’était le cas par exemple de Timbre 4 de Claudio Tolcachir. C’est injuste qu’on favorise certains de cette façon et qu’on vende leur travail fait avec peu de moyens plutôt que celui d’autres groupes qui en ont encore moins, mais n’ont pas eu la chance d’être repérés comme modèle de pauvreté. Je n’ai rien contre Claudio Tolcachir ni contre son travail tout à fait estimable. Ce que je veux dénoncer c’est l’ignorance et le mensonge des politiques, des gestionnaires culturels et de certains médias qui font croire aux gens qu’on peut créer de l’art sans argent et veulent obliger les artistes à l’accepter.Ici à Madrid beaucoup d’artistes travaillent sans rien gagner ou presque. Cela me révolte car je refuse cet avenir pour les élèves du Laboratoire Layton dont j’ai la charge.

I. S. G. – Comment l’échelle de valeurs et les ascensions artistiques se construisent-elles sur l’échiquier de la création théâtrale ?
C. L. – Parmi tant d’exemples j’évoquerai celui de Miguel del Arco, un des metteurs en scène et dramaturges les plus appréciés aujourd’hui. Quand, il y a quelques années, il a monté La représentation à faire d’après Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, dans un théâtre privé, le monde théâtral, les médias mais aussi le public, de vrais amateurs de théâtre, ont découvert soudain son travail exceptionnel. Cette soudaine reconnaissance lui a ouvert toutes les portes. Mais en même temps d’autres dont le travail est de même niveau n’ont pas eu cette chance parce que tout le monde, comme les papillons attirés par la lumière, suit celui ou celle dont on a fait une icône du moment. Je me réjouis sincèrement du succès de Miguel del Arco, j’apprécie beaucoup ses mises en scène d’une rare intelligence dont récemment celle très contemporaine, provocatrice, du Misanthrope d’après Molière, mais je pense qu’on devrait être en même temps plus ouvert à d’autres créateurs et à d’autres propositions tout aussi intéressantes. Je dénonce cette façon d’imposer un leader, une valeur indiscutable, alors que plusieurs artistes créateurs participent en même temps à faire évoluer la culture théâtrale à travers des démarches différentes. Et c’est cela qui fait la richesse de notre théâtre.

I. S. G. – Comment est organisé l’enseignement du Laboratoire de Théâtre William Layton ?
C. L. – L’enseignement au Laboratoire est destiné aux jeunes ayant déjà une formation de théâtre d’un bon niveau. Il est réparti sur trois années. L’évaluation des élèves est continue durant ces trois années. Chaque groupe a au total 15 heures de cours au minimum par semaine. Le programme de formation comporte des cours de techniques d’improvisation, d’interprétation, du jeu corporel, la voix et quelques autres disciplines complémentaires comme par exemple la mémoire sensorielle, les techniques de clown, le jeu devant la caméra, qui répondent aux besoins spécifiques de nos élèves à tel ou tel autre moment. Aux professeurs qui font partie du Laboratoire s’ajoutent selon les besoins des professeurs invités pour des cours complémentaires ponctuels de 2,3 semaines ou d’un trimestre.

I. S. G. – Le Laboratoire de Théâtre William Layton a un statut d’école privée. D’où viennent ses financements ?
C. L. – Nos financements de base viennent des frais de formation payés mensuellement par nos élèves. Pour ne pas les augmenter nous organisons d’autres cours qui complètent les recettes. Nous avons quelques petites aides publiques qui ont diminué sensiblement ces dernières années. Les aides du Ministère de la Culture et de la Communauté de Madrid qui représentait 10 % de notre budget ont été réduites à 3 %.

I. S. G. – Dans la crise qui perdure les jeunes artistes ont de plus en plus de mal à démarrer leur carrière professionnelle. Quels moyens avez-vous mis en place pour les aider ?
C. L. – Aujourd’hui l’ambiance générale est très dure mais dans cette profession cela n’a jamais été facile ici, en Espagne, pour aucune génération. Le monde du théâtre a toujours été très petit. Ceux qui essayent d’y entrer le déstabilisent et menacent ceux qui y sont déjà installés. Je crois même que faire un bon travail ne garantit ni le succès ni d’arriver à s’affirmer et à se faire reconnaître. J’ai la sensation que ma génération, celle de la transition des années 1980 et des années 1990, croyait que le changement était possible, alors qu’aujourd’hui on n’y croit plus. Dans la situation actuelle très difficile nous avons tendance à survaloriser et à mythifier ce qui s’est passé dans les années dans l’immédiat 1968. Il faut remettre et regarder tout ça dans le contexte socio-politique, culturel et économique de l’époque. Après l’euphorie de la démocratie et de l’aisance culturelle les jeunes artistes d’aujourd’hui apprennent à chercher de l’argent, des sponsors, élaborer et aboutir leurs projets sans ou avec peu de subventions. Nous-mêmes au Laboratoire nous avons moins de moyens qu’avant mais nous essayons de promouvoir les jeunes créateurs formés chez nous en leur donnant la possibilité de présenter aux professionnels et aux programmateurs leurs maquettes ou les montages de spectacle.