Résister c’est faire plus
Entretien avec Ernesto Caballero, directeur du Centre Dramatique National de Madrid.
Pour Ernesto Caballero, directeur depuis 2012 du Centre Dramatique National de Madrid (Centro Dramatico Nacional Teatro Maria Guerrero), dont les subventions ont été réduites de moitié, résister à la crise c’est réinventer et multiplier les propositions et les activités. Son engagement artistique et éthique : ouvrir le théâtre davantage encore au public, y compris en été et privilégier la création d’œuvres d’auteurs contemporains, à l’exception d’un seul, lui-même, tient aujourd’hui du défi.
Ernesto Caballero de la Heras (né à Madrid en 1957) formé à l’École Supérieure d’Art Dramatique, crée en 1983 un collectif théâtralisations Marginales et participe à la création d’une revue de théâtre indépendante, radicale et subversive Teatra dont l’existence agitée s’achèvera en 2002. Son parcours d’auteur de théâtre, un des plus marquants de sa génération, (plus de 30 pièces) et de metteur en scène, s’inaugure avec une version originale, déjantée et pop de La vie est un songe de Calderón, Rausora, el sueño es vida, milaidi.
En 1998 il intégre le Théâtre de la Abadia de la Ville de Madrid comme co-directeur et metteur en scène associé. Depuis 2012 il dirige le Centre Dramatique National de Madrid.
Irène Sadowska Guillon – Quelle politique artistique avez-vous mis en place face à la crise et aux coupes régulières des subventions du Centre Dramatique National de Madrid ?
Ernesto Caballero – Quand je suis arrivé au CDN la subvention correspondait à la moitié de ce qu’elle était il y a cinq ans. Mon défi était de faire plus activités avec moins d’argent. Comment ? D’une part en renonçant aux productions chères avec des grands décors et d’autre part en ouvrant le CDN aux compagnies et aux auteurs contemporains et en collaborant plus étroitement encore avec les producteurs et les organisateurs des tournées pour assurer des longues exploitations aux spectacles.
Alors qu’on coupe les aides publiques, qu’on ferme même des hôpitaux et que de nombreux professionnels du spectacle n’ont plus de travail, nous sommes conscients dans le théâtre public que nous devons offrir plus au public mais que nous ne pouvons plus programmer des œuvres du répertoire avec de nombreuses distributions, ni de spectacles de grand format avec des décors importants. La réalité est que le coût des productions a augmenté et on doit respecter la dignité des salaires, ce qui fait qu’on ne peut pas engager de stars.
De plus il est plus difficile de diffuser les spectacles que de les produire. Depuis le début de la crise le personnel administratif et technique est fortement réduit. C’est très stressant, la seule solution c’est de résister et de planifier tout de façon plus serrée. Mieux cadrer les agendas, les horaires du personnel technique pour optimiser les moyens et en définitive travailler plus.
I. S. G. – Le statut d’intermittents existe pas en Espagne. Comment gérez-vous la question des engagements du personnel technique et artistique pour assurer les programmations des quatre salles ?
E. C. – Dans les théâtres nationaux il n’y a pas de compagnies fixes, tous les acteurs sont engagés pour la programmation spécifique. Le CDn de Madrid est une structure souple quant aux acteurs et plus fixe quant au techniciens qui eux ont quasiment le statut des fonctionnaires.
Pour les productions plus importantes on souhaiterait conserver les équipes techniques réduites et pouvoir engager des techniciens supplémentaires quand c’est nécessaire. Pour le moment cette solution n’est pas envisageable ni négociable avec les syndicats et l’État ne fait rien pour résoudre ce problème.
Le CDN est une structure stable, solide avec une convention très contradictoire pour la dynamique de la création théâtrale parce que tout le personnel technique dépend de la convention des salaires de l’administration publique avec des horaires de bureau. Cela rend obligatoires trois services ce qui triple le nombre de personnes pour couvrir un poste. Les heures supplémentaires sont très restreintes, quasiment interdites.
Ce qui est très important aujourd’hui pour le CDN c’est de sortir dehors, de tourner les spectacles, sans cela on ne pourra pas résister. Ces contraintes du système de travail rendent difficile la production et l’accueil des compagnies.
I. S. G. – À partir de la saison 2010 – 2011 la subvention du CDN de Madrid est réduite de 13 % par an. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
E. C. – Ces coupes ont été progressives jusqu’à cette année où nous avons touché le fond. Il est impossible de couper plus. Nous espérons maintenant que la subvention du Ministère de la Culture dont nous dépendons va remonter. La saison qui vient nous la faisons avec la même subvention que cette année, il ne devrait pas y avoir de coupes. Actuellement pour produire et présenter les spectacles nous avons 5,5 millions €. Si on compte le coût du fonctionnement des quatre salles dans deux bâtiments différents et le coût du personnel, au total le CDN coûte 17 millions €.
C’est significatif que l’État destine 70 % du budget total au maintien de la structure administrative et seulement 30 % à la création artistique. De fait les coupes les plus graves touchent moins la structure même que les artistes, acteurs, metteurs en scène, scénographes, qui paient le prix de la crise.
I. S. G. – Habituellement dans cette situation, beaucoup de théâtres publics, en l’occurrence en France, on programme des relectures des classiques, des pièces d’auteurs contemporains très connus et des stars qui attirent le public. Votre défi est de faire découvrir des œuvres d’auteurs d’aujourd’hui pas forcément connus mais aussi de récupérer des pièces d’auteurs importants interdits de scène ou exilés durant la dictature franquiste et oubliés après. En même temps vous ne reculez pas devant les projets avec une distribution importante…
E. C. – Comme je suis moi-même auteur et aussi metteur en scène, comme la majorité des auteurs actifs, nous écrivons pour être joués autant que possible. C’est vrai qu’au-delà de 7 personnages aucun producteur ne veut s’engager à produire une pièce. La rentabilité pour moi ce n’est pas remplir les salles mais donner aux jeunes auteurs et metteurs en scène l’opportunité d’être suivi sur la durée. Nous programmons bien sûr de nouvelles approches des classiques ou des classiques contemporains. Je monte moi-même la saison 2014 / 2015 Rhinocéros de Ionesco. Mais nous parions surtout sur des auteurs actuels déjà connus et sur la dramaturgie émergente, un phénomène très fort en ce moment dans le théâtre espagnol.
Le public sait que le CDN garantit un travail de qualité, exigeant et vient avec confiance pour voir une pièce d’un auteur inconnu. Actuellement, prenant en compte les dernières programmations qui pour la majorité sont assez difficiles, la fréquentation est de 80 %. Je suis même étonné qu’alors que nous passons tous ici des moments difficiles les salles sont pleines.
I. S. G. – Vous tenez à récupérer des œuvres d’auteurs interdits ou exilés sous le franquisme et oubliés depuis. En quoi cela est-il important pour vous ?
E. C. – L’histoire des Espagnols et de notre culture est faite de ruptures permanentes. J’essaie de rétablir les transitions, la continuité et spécialement pour ce qui est du XXe s. Je pense que le CDN doit programmer Lorca, Valle Inclan, Benavente, Miuhra, Galdos etc. mais aussi les auteurs qui dans les années 1930 sont partis travailler hors d’Espagne.
Ainsi par exemple la saison 2013 / 2014 j’ai programmé un cycle de plusieurs œuvres de Jose Ricardo Morales qui vit toujours au Chili. La saison 2014 / 2015 nous présenterons Le sang d’Antigone de Jose Bergamin qui s’était exilé en France. Un de nos objectifs est de récupérer les fondateurs de la modernité comme Francisco Nieva, Lauro Olmo, programmés dans la saison 2014 / 2015. C’est important de restituer ce patrimoine récent qui est un background de la nouvelle dramaturgie.
I. S. G. – En même temps les fenêtres du CDN sont grandes ouvertes sur le monde…
E. C. – Un théâtre public comme le nôtre doit tenir compte de ce qui se passe aujourd’hui ailleurs. C’est pourquoi dans le cadre du cycle « Un regard sur le monde » nous avons inscrit la saison passée 7 pièces d’auteurs étrangers parmi lesquels Wajdi Mouawad, Carole Fréchette, Daniele Finzi Pasca.
La saison 2014 / 2015 dans le cadre de ce cycle nous aurons quelques compagnies importantes comme celle de Declan Donellan qui vient avec Mesure pour mesure joué par des acteurs russes, une compagnie grecque dirigée par Stathis Livathinos avec une version de l’Iliade d’Homère qui parle de la situation de la Grèce actuelle, le spectacle Gasoline Bill de René Pollesh, grand agitateur du théâtre allemand, le Théâtre de Quat’sous de Montréal avec Testament de Vickie Gendreau.
Dans le cadre de la collaboration avec le Théâtre Stary à Cracovie nous recevrons Le manuscrit trouvé à Saragosse dans la mise en scène de Jan Klata.
I.S. G. – Malgré la crise le CDN est ouvert au public 306 jours par an. Dans la saison 2014 / 2015, sur 22 spectacles, 9 sont ses propres productions, 10 coproduits, 11 sont des créations d’auteurs contemporains espagnols. Depuis deux ans vous ajoutez à la programmation des activités, des cycles, des festivals nouveaux…
E. C. – J’ai mis en place dès le début de mon mandat le cycle « Écrits sur scène » qui permet aux jeunes auteurs d’aboutir leur projet d’une pièce dans le travail sur scène avec les acteurs et le metteur en scène.
En 2014 / 2015 ce seront la pièce La piedra oscura d’Alberto Conejero et Adentro de Carolina Roman.
En plus cette saison j’inaugure un nouveau cycle consacré aux écritures post-dramatiques. Nous avons un laboratoire de recherche et des master class avec de grands artistes comme par exemple Declan Donnellan, des symposiums sur la scénographie et des échanges réguliers de formation pour jeunes metteurs en scène avec des théâtres et des écoles étrangers.
Cette année par exemple 6 jeunes metteurs en scène espagnols sont allés travailler avec des acteurs russes sur des textes de Valle Inclan au Centre Meyerhold à Moscou et 6 jeunes metteurs en scène russes sont venus travailler sur Tchekhov dans notre CDN. Cet échange hispano- russe se poursuivra autour des nouvelles dramaturgies.
Un festival « Un regard différent » des spectacles de compagnies professionnelles travaillant avec des handicapés a lieu à la fin de chaque saison.
En collaboration avec le Centre International de Marionnettes de Tolosa et avec plusieurs salles nous venons de mettre en place un Festival international de diverses formes de marionnettes.
Le CDN publie également des textes et des études sur le théâtre et a développé un programme « Fictions sonores », enregistrement d’œuvres dramatiques d’auteurs contemporains pour la page Web. En été, certains jours, le public peut venir les écouter au théâtre.