Emilio Sagi, arpenteur des scènes lyriques du monde

 Lady be good de George Gershwin/ Luna de miel en el Cairo de Francisco Alonso

Teatro de la Zarzuela à Madrid.

Jusqu’au 15 février 2015

Informations: 

 En 35 ans de carrière de metteur en scène de théâtre lyrique et musical Emilio Sagi a travaillé dans les plus grands opéras en Amérique du Nord et du Sud, au Japon, à Hong Kong, en Israël, en Europe : en Italie (entre autres à la Scala de Milan, La Fennice de Venise), Suisse, Monte-Carlo, Allemagne, Autriche, Russie, Portugal, France (Opéra Garnier, Châtelet, Théâtre de l’Odéon à Paris, Le Capitole à Toulouse, les Opéras de Strasbourg, de Nice, de Bordeaux) sans compter les plus importantes scènes lyriques d’Espagne dont certaines qu’il a dirigé : Teatro de la Zarzuela à Madrid (1990 – 1999), Teatro Real Opéra de Madrid (2001 – 2005) et Teatro Arriaga de Bilbao qu’il dirige depuis 2008. Une carrière planétaire et un parcours très éclectique, plus de 50 mises en scène recoupant des genres très différents allant de l’opéra baroque, romantique au contemporain, en passant par les divers types de zarzuela, d’opérettes, de comédies musicales et la revue.  Alors que sa mise en scène des Noces de Figaro de Mozart ouvrait la saison 2014 / 2015 de l’Opéra de Madrid, Le juge opéra du compositeur autrichien Christian Kolonovits, créé en avril 2014 au Teatro Arriaga de Bilbao, joué en août 2014 au Tiroler Festspiele Erl, en Autriche, a fait un événement mondial à Saint-Pétersbourg en janvier 2015 au théâtre Mariinsky avec, dans le rôle-titre, Jose Carreras qui après plusieurs années d’absence revenait sur scène.

   En même temps Emilio Sagi préparait sa double mise en scène de Lady be good de Gershwin en diptyque avec Luna de miel en el Cairo zarzuela de Francisco Alonso, créé le 30 janvier 2015 au Teatro de la Zarzuela à Madrid.

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     Né en 1948 à Oviedo (Asturies) dans une famille de grands chanteurs, Emilio Sagi Barba son grand-père, et Luis Sagi Vela, son oncle, tous deux célèbres barytons, Emilio Sagi fait des études littéraires en Espagne et musicologiques à Londres. Il enseigne la littérature anglaise et nord-américaine ainsi que l’histoire de la musique et obtient en 1979 un Doctorat en philologie anglaise. Durant ses études il fait partie du Chœur et du Laboratoire de Danse Universitaire. Sa vocation artistique s’impose. Le tournant décisif se produit en 1980 quand il monte La Traviata de Verdi au Teatro Campoamor d’Oviedo. En 1982 il débute au Teatro de la Zarzuela à Madrid avec Don Pasquale de Donizetti et enchaîne depuis les mises en scène de grandes zarzuelas et opéras parmi lesquels : La del manojo de rosas et Katiuska de Sorozabal, La corte del faraon de Vicente Lleo, Carmen de Bizet, La bohème de Puccini, Les puritains de Bellini, Le barbier de Séville et L’Italienne à Alger de Rossini et plusieurs créations contemporaines. Distingué par de nombreux Prix en Espagne et à l’étranger, Emilio Sagi est depuis 2011 membre du Conseil des Arts et des Sciences d’Asturies. Son nom a été donné à une rue d’Oviedo, sa ville natale et capitale des Asturies.

 

Irène Sadowska Guillon – Votre milieu familial était celui de la musique, des grandes voix lyriques. Vous avez opté cependant pour des études littéraires sans pour autant perdre de vue la musique. Qu’est-ce qui vous a fait passer le Rubicon et aborder la mise en scène du théâtre lyrique ?

Emilio Sagi – La fin des années 1970 était une époque de grande effervescence artistique dans les Universités, en l’occurrence celle d’Oviedo. C’est là que je me suis formé dans le Chœur et dans le Laboratoire de danse. Depuis mon enfance j’ai baigné dans l’univers musical et théâtral en particulier celui de l’opéra et de la zarzuela espagnole dont mon grand-père, mon père et mon oncle étaient de grands interprètes. C’était une sorte de background pour ma future carrière musicale.

Les études littéraires m’ont apporté des connaissances passionnantes différentes mais je crois que tout naturellement je me suis tourné vers le théâtre que j’avais respiré depuis toujours. Je n’avais pas particulièrement d’ambition de renouveler le genre de la zarzuela même si on le dit aujourd’hui, simplement de faire le mieux possible avec toutes les connaissances que j’en avais à l’époque.

 I. S. G. -Dans votre travail de metteur en scène vous avez abordé tous les genres du théâtre lyrique et musical. Cet éclectisme correspond-il à votre choix ou résulte-t-il d’une diversité des propositions qu’on vous fait ?

E. S. – Ce sont les théâtres qui me demandent de mettre en scène telle ou telle œuvre aussi différentes par exemple que Les mamelles de Tirésias de Poulenc et un Cabaret La Celia que j’ai mis en scène il y a deux mois à Buenos Aires. Pour ma part j’aime beaucoup passer d’une chose à une autre totalement différente. C’est une sorte d’hygiène intellectuelle.

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 » Lady be good » de Gershwin

 Après le diptyque Lady be good de Gershwin et Luna de miel en el Cairo de Francisco Alonso je vais faire Tancredi, un opéra sérieux de Rossini à l’Opéra de Lausanne coproduit par l’Opéra de Philadelphie et l’Opéra de Santiago du Chili. J’avais monté avant des Rossini plus légers : le Barbier de Séville, L’Italienne à Alger, Le voyage à Reims. Après je dois faire une nouvelle production de La Veuve joyeuse de Frantz Lehár puis du Turc en Italie de Rossini à Santiago du Chili en coproduction avec le Capitole de Toulouse et l’Opéra d’Oviedo.

 I. S. G. – Et en Espagne ?

E. S. – Je vais faire une nouvelle production de Nabucco de Verdi et la saison prochaine Les puritains de Bellini au Teatro Real à Madrid. C’est une maison merveilleuse, j’aime beaucoup y travailler.

 I. S. G. – Vous y avez ouvert la saison 2014 / 2015 avec une très belle version des Noces de Figaro de Mozart…

E. S. – J’avais déjà monté Les noces au Teatro Real à l’époque de la direction de Gérard Mortier dans une version scénique très différente. Je pense qu’il faut essayer d’aborder une œuvre qu’elle soit théâtrale ou lyrique chaque fois d’une façon différente en en explorant les potentialités. À cet égard Les noces de Figaro est pour moi une œuvre parfaite du début à la fin non seulement sur le plan musical mais aussi théâtral. L’histoire que raconte cet opéra n’a pas perdu d’actualité.

Par contre en montant Nabucco ou La somnambule, trop éloignés de nous, on doit proposer au public d’aujourd’hui de nouveaux repères reconnaissables par lui.

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« Luna de miel en el Cairo » de Francisco Alonso

 I. S. G. – Ayant vu plusieurs de vos mises en scène en France et en Espagne il me semble que vous ne cherchez pas à transposer ou à actualiser en collant à une situation particulière d’aujourd’hui, souvent anecdotique, mais vous essayez plutôt de nous rapprocher de l’œuvre sans la retraduire en termes strictement contemporains…

E. S. -J’essaye toujours de trouver des traits d’union entre la tradition et la modernité. Je me soucie beaucoup du public et je ne veux pas qu’une partie sorte de la salle. Le point de vue contemporain est essentiel pour moi tout autant que le lien avec la tradition. Je pense toujours à ce qu’a dit le philosophe Adorno : la tradition se combine parfaitement avec la modernité. C’est ce que je recherche.

 I. S. G. – Cette combinaison de la tradition avec la modernité est très particulière de la réalité quotidienne en Espagne. La tradition n’est pas enfermée dans les musées mais recyclée par les générations successives, adaptée et intégrée dans la vie…

E. S. – C’est exactement cela. La tradition est vivante. En montant un opéra ou une zarzuela je ne fais pas une vitrine de porcelaine de Limoges. Je veux qu’ils soient vivants et proches des gens d’aujourd’hui. Dans Luna de miel en el Cairo et dans Lady be good il y a cette vitalité, on y entend des résonances avec notre époque. Quand Jean-Pierre Choplin m’a proposé en 2006 de faire au Théâtre du Châtelet Le chanteur de Mexico de Francis Lopez il a fallu faire une nouvelle version du livret qui était assez obsolète. Il s’agissait d’imprimer une touche plus contemporaine à cette œuvre, écrite dans les années 1950 pour divertir le public, sans chercher à en modifier le propos ni à faire une lecture sociologique ou politique de cette époque.

 I. S. G. – Quels ont été vos influences et vos modèles dans votre travail de mise en scène ?

E. S. – On subit toujours des influences avant de formuler son propre style. Mais même aujourd’hui je ne saurais pas définir le mien. Giorgio Strehler était un de mes grands modèles à la fois pour la vision de la théâtralité, la recherche de la fusion de la tradition et de la modernité dans l’esthétique scénique, dans le jeu. J’admire aussi beaucoup le travail de Willy Decker ou de Patrice Chéreau.

 I. S. G. – Vous dirigez les chanteurs comme si c’étaient des acteurs. Il y a une vision très théâtrale du jeu et de la dramaturgie scénique dans vos mises en scène des opéras…

E. S. – C’est pour moi une règle de base que les chanteurs soient aussi acteurs. L’opéra, l’opérette et la zarzuela c’est du théâtre mais chanté. Je travaille toujours avec les chanteurs les détails très précis du jeu, des mouvements, du rythme. J’ai beaucoup d’admiration pour eux car au-delà d’une grande technique vocale ils sont souvent de très bons acteurs avec un registre du jeu insoupçonnable. Il faut seulement les aider à utiliser tout ce potentiel.

 I. S. G. – Le juge ou les enfants perdus l’opéra de Christian Kolonovits que vous avez créé l’année dernière au Teatro Arriaga de Bilbao aborde la thématique du vol des enfants sous le franquisme. Un sujet qui est resté longtemps un tabou en Espagne. Cet opéra était ensuite présenté en Autriche et à Saint-Pétersbourg. Quelle a été sa réception ?

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 » Le juge ou les enfants perdus », l’opéra de Christian Kolonovits à Saint-Pétersbourg

E. S. – Cet opéra m’a tout de suite captivé, bouleversé, autant par son sujet que par sa musique. On découvre maintenant presque chaque mois dans les journaux des histoires d’enfants volés aux familles républicaines, anti franquistes. Même si certains connaissaient ces faits ils n’osaient pas en parler avant.

J’ai fait une mise en scène très dure, sans concessions du Juge qui s’attaque à l’Église Catholique et à l’extrême droite de l’époque de la dictature de Franco. C’était un grand succès à la fois à Bilbao, en Autriche, et surtout à Saint-Pétersbourg où le rôle du juge était repris par le grand José Carreras qui a là-bas beaucoup de fans.

Je crois que le public était très bouleversé par cette histoire mais aussi surpris et conquis par la musique de Kolonovits qui a su créer une fusion originale et très efficace entre la musique classique et la musique pop. Il mélange de façon génial et novatrice des musiques dans le style de Jésus-Christ superstar avec des moments lyriques post pucciniens absolument sublimes.

 I. S. G. – Y a-t-il des interférences entre vos mises en scène de Lady be good et de Luna de miel en el Cairo où vous recourez au procédé du théâtre dans le théâtre ?

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« Lady be good » de Gershwin

E. S. – En lisant le livret de Luna de miel écrit en 1943 je l’ai trouvé un peu obsolète. J’ai redonné une actualité à l’argument un peu démodé en le mettant en abîme du théâtre. Il y a bien sûr des interférences entre les deux pièces. Tout d’abord sur le plan musical. Presque tous les compositeurs des années 1940 1950 en Espagne comme Francisco Alonso, Jacinto Guerrero, Pablo Sorozabal, Reveriano Soutullo, connaissaient très bien le jazz, le ragtime. Ils utilisaient beaucoup dans leurs zarzuelas le saxo, la batterie, etc. et on trouve dans leur musique des influences, voire des éléments du jazz.

Il y a aussi dans les zarzuelas de Alonso ou de Sorozabal des influences de l’opérette française.

J’ai voulu rapprocher de nous ces deux pièces par des adaptations rythmiques et chorégraphiques. Nuria Castejon, chorégraphe, a traité par exemple dans Lady be good le charleston à la façon rock. Je suis un passionné de rock. J’adore David Bowie mais aussi d’autres du type des Rolling Stones.

 I. S. G. – J’ai été frappée dans votre mise en scène de Lady be good et de Luna de miel en el Cairo par les références aux films américains de comédies musicales…

E. S. – J’adore ces films. Il y a dans ce spectacle des hommages très clairs aux films du chorégraphe et réalisateur Busby Berkeley. Je me nourris beaucoup de cela.

 I. S. G. – Aimeriez-vous monter West Side Story de Bernstein ?

E. S. – Le film West Side Story de Robert Wise et Jérôme Robbins était tellement parfait que je n’ose même pas y penser.

J’ai eu très peur en m’attaquant au Théâtre du Châtelet à The sounds of music de Richard Rodgers. Je connaissais le film et je me disais qu’on ne pourrait jamais l’égaler. Finalement le spectacle était un succès non seulement auprès du public mais aussi de la critique.

 I. S. G. – Vous avez intégré depuis un certain temps le Teatro Arriaga que vous dirigez depuis huit ans dans un réseau international de coproductions et de tournées… Comment voyez-vous l’avenir de cette politique ?

E. S. – La saison 2012 / 2013 nous avons coproduit avec l’opéra de Monte-Carlo Il mondo della luna de Haydn qui a été enregistré par la Télévision française. Le juge a été aussi une coproduction internationale.

La saison 2014 / 15 est ma dernière au Teatro Arriaga. Mon contrat s’arrête fin décembre 2015.

J’ai confiance que la prochaine direction va continuer et même développer la politique de collaboration internationale que j’ai mise en œuvre.

Quant à mon avenir je vais certainement retravailler avec le Teatro Arriaga de Bilbao. Je n’ai pas de projet de diriger un autre théâtre, au moins maintenant. Mais, comme disait James Bond, on ne doit jamais dire jamais. J’aime travailler un peu partout dans le monde, être un aventurier de la scène.

  Crédit Photos: Ignacio Marqués, Fernando Marcos