Pour en finir avec la légende noire de l’Espagne

25,27, 29 juillet 2015–  Teatro Auditorio San Lorenzo de El Escorial

(Coproduction Teatros del canal et Festival de Verano de San Lorenzo de El Escorial)

        Albert Boadella, enfant terrible du théâtre espagnol, artiste rebelle et polémiste, a créé dans le cadre du Festival d’Été à San Lorenzo de El Escorial, une nouvelle version de Don Carlos de Verdi. 

        En créant Don Carlos au Teatro Auditorio San Lorenzo de El Escorial près du palais où ont vécu et sont enterrés les protagonistes de cet opéra, dans sa mise en scène Boadella va à l’encontre de la « légende noire » de l’Espagne sombre, dominée par l’Inquisition sous le règne de Philippe II, qui a inspiré le drame romantique Don Carlos de Friedrich Schiller et le livret de l’opéra de Verdi.

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      Son défi est de récupérer la vérité historique dans sa vision scénique en respectant totalement la partition musicale et littéraire, le texte chanté. Un pari réussi dans sa mise en scène magistrale qui fera date en proposant une nouvelle approche de l’œuvre servie par une distribution internationale de première classe et l’Orchestre de la Communauté de Madrid, qui sous la direction du chef chilien Maximiano Valdès, fait entendre la profondeur et la richesse du registre dramatique de la musique de Verdi.  Don Carlos, commande faite à Giuseppe Verdi pour l’Exposition Universelle à Paris en 1867, a été créé en version française en cinq actes à l’Opéra de Paris. Le compositeur a ensuite réécrit trois autres versions de cet opéra, le 23e sur 26 composés. Une œuvre monumentale où il introduit de nouvelles harmonies très inquiétantes qu’il développera dans ses derniers opéras comme par exemple Falstaff. 

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Albert Boadella

       Albert Boadella prend pour sa mise en scène la version de l’opéra de 1883 en quatre actes créée à Milan. Sans changer une seule phrase du livret et de la partition il procède à quelques coupes et ajouts. Les changements essentiels par rapport à l’original sont dans la conception de la dramaturgie scénique, du jeu, de l’interprétation des protagonistes et des situations. Il élimine le Ier acte, la rencontre de Carlos et d’Élisabeth de Valois à Fontainebleau évoqué au début de la première scène du spectacle par une vision onirique, deux jeunes danseurs en blanc. Il coupe la scène de l’auto da fe et de la révolte populaire en Flandre, fait quelques aménagements dans la dramaturgie scénique qui condensent l’action et la rendent plus limpide. Ainsi par exemple introduit-il les séquences de la première version française de l’opéra : le dialogue de Don Carlos et de Philippe II avec le chœur des moines qui accompagnent le roi puis, à la fin, en gardant le chœur sur scène pendant que Don Carlos meurt dans les bras de son père.

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       L’argument très complexe de Don Carlos croise les conflits personnel et politique entre Philippe II et son fils aîné Don Carlos, l’héritier du trône. Comme gage de la paix avec la France Philippe II épouse Élisabeth de Valois auparavant promise à son fils Carlos qui reste éperdument amoureux d’elle. Carlos prend parti des révoltés flamands contre l’oppression espagnole. De multiples intrigues, complots, conspirations, trahisons, jalousies, vengeances viennent alimenter le conflit entre Philippe II et son fils.

      En copiant l’image de l’Espagne de Philippe II véhiculée par la « légende noire » le livret de Don Carlos présente Philippe II comme un roi despote, cruel, rigide, dominée par l’Inquisition. Carlos en revanche est présenté comme un jeune homme héroïque, défenseur de la liberté. Albert Boadella corrige cette vision romantique et fausse des protagonistes et de l’Espagne de la Renaissance. « Carlos – dit-il – en réalité n’était ni beau ni séduisant. Il avait des défauts physiques qui le rendaient disgracieux et était coléreux, cruel, sujet à des accès de folie. Et contrairement à l’image qui s’est imposée de Philippe II, c’était un monarque éclairé, grand amateur d’art, très humain, sensible et en même temps indépendant, capable de résister au Grand Inquisiteur. » Boadella relève et corrige d’autres inexactitudes comme par exemple la mort de Carlos n’a pas été ordonnée par Philippe II, son suicide était une conséquence de sa détérioration physique et mentale. Pour construire sa dramaturgie scénique, donner forme aux personnages et aux situations, Boadella a commencé par travailler avec des acteurs. Cette partition gestuelle et visuelle a été ensuite ajustée dans les répétitions avec les chanteurs. 

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      Le souci de la vérité historique s’exprime dans les costumes très beaux dessinés par Pedro Moreno d’après ceux de l’époque. Par contre aucune reconstitution ni référence historique dans le dispositif scénique, simple, très fonctionnel, conçu par Ricardo Sanchez Cuerda.  Au centre du plancher en pente une trappe avec un escalier descendant qui figure au début la tombe de Charles Quint, le père de Philippe II, à un autre moment les moines descendent par cet escalier pour se rendre à l’auto da fé, ou encore avec le bord surélevé la trappe va évoquer le cabinet de travail du roi dans la scène de sa rencontre avec le Grand Inquisiteur. Les deux côtés arrière du plateau se relèvent ou se remettent à plat délimitant ainsi l’espace ou évoquant des lieux différents : palais, jardin, prison. Tout fonctionne par évocation et par suggestion.

      Ainsi par exemple la prison est-elle figurée par quatre chaînes qui pendent délimitant un carré au centre du plateau. Plus tard un tronc d’arbre avec des branches suspendu suggérera le jardin du palais. Très peu d’accessoires interviennent dans l’action. Quelques tableaux sur le plateau évoquent la passion de Philippe II pour la peinture. Albert Boadella en grande forme éblouit par son art d’architecturer et de dramatiser des situations dans l’espace, d’organiser les mouvements de groupe, choraux, des soldats, des moines, enfin d’imprimer au jeu des chanteurs un large registre dramatique en y apportant des marques, des nuances qui font apparaître les traits réels des personnages, occultés par la légende et la vision romantique. Par exemple Carlos boite légèrement, ses mouvements incohérents trahissent sa folie. Dans la première scène il tourne devant le tombeau de Charles Quint, comme effrayé, écrasé par la figure de son ancêtre. Sa confusion est à son comble quand dans la scène de séparation avec Élisabeth il chante s’adressant non pas à elle mais à son portrait. Toujours à travers l’interprétation Boadella restitue à Philippe II ce que la légende a occulté ou falsifié. Ainsi nous donne-t-il à voir un Philippe II avec ses contradictions, mais aussi ferme, s’opposant au Grand Inquisiteur : il prend le crucifix avec le geste de vouloir le jeter, puis se retient et le dépose. Boadella joue avec talent et beaucoup d’humour de ces sous texte gestuels et visuels. Il est certain qu’il est beaucoup aidé en cela par les chanteurs qui se révèlent des acteurs exceptionnels.  José Bros (ténor) non seulement impressionne par sa capacité vocale mais aussi par son incarnation bouleversante du déséquilibre de Don Carlos. Avec sa haute stature et sa voix de basse sonore au grand registre le Canadien John Relyea crée un Philippe II fier, très digne et en même temps inquiet et plein de doutes. Angel Odena (baryton) fait un Don Rodrigo, marquis de Posa très hiératique et chevaleresque. Quant aux femmes : l’Argentine, Virginia Tola (soprano) en Élisabeth de Valois, troublante, émouvante et la Géorgienne Ketevan Kemoklidze, princesse d’Ebolie (mezzo) à la fois séduisante et déchirante, elles font preuve d’une rare inspiration et d’excellence. 

Crédit photos: Teatro Auditorio San Lorenzo de El Escorial

 Reprise dans le courant de la saison 2015 2016

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