Un panorama de permanences et d’émergences
La saison théâtrale qui s’achève fin juin à Lisbonne se prolonge chaque année au Festival d’Almada dirigé par Rodrigo Francisco qui prend son relais du 4 au 18 juillet en programmant ses spectacles dans de nombreux théâtres des deux villes. Car il suffit de traverser le pont sur le majestueux Tage pour passer de Lisbonne à Almada, une ville de 200 000 habitants. Almada a su marier sa partie très ancienne datant du VIIIe s. avec ses prolongements modernes et se doter de nombreuses salles de théâtre. Deuxième par son importance en Europe le Festival d’Almada revitalise la vie théâtrale de la capitale portugaise en présentant les tendances les plus innovatrices de la scène internationale et en devenant un espace de confrontation et d’émulation entre les grands artistes de renommée mondiale et de jeunes créateurs et compagnies.
Ainsi dans son édition 2015 dont l’Espagne était invitée d’honneur, se côtoyaient des récentes créations de Peter Stein, Katie Mitchell, Marthaler, Rafael Spregelburd, de nombreux auteurs et créateurs espagnols, roumains, portugais, brésiliens, italiens, allemands, etc. L’éclectisme, la diversité des formes, des écritures et des esthétiques scéniques sont à la clé de la programmation du Festival qui allait des relectures très audacieuses des classiques, des spectacles musicaux ou pluridisciplinaires, aux créations d’auteurs d’aujourd’hui et aux spectacles expérimentaux très radicaux, sans oublier des spectacles jeune public. Un programme très étoffé de rencontres, de colloques entre autres sur l’architecture, la scénographie, l’écriture dramatique, des expositions, enfin des lectures complétait la programmation de l’édition 2015.
I – Un Festival à la taille humaine.
Fondé en 1984 et dirigé par la compagnie de Teatro de Almada dirigée par Rodrigo Francisco, installée au Teatro Municipal d’Almada Joaquim Benite, construit pour elle il y a 10 ans dont elle assume la programmation, le Festival, devenu une référence sur le plan national, s’est affirmé comme un des plus importants carrefours internationaux de la création théâtrale.
Sa longévité et sa stabilité tiennent au fait qu’il soit organisé par une compagnie indépendante qui, au fur et à mesure, a construit d’une part des relations de proximité avec le public d’Almada en fidélisant aussi celui de Lisbonne et d’autre part a créé des liens avec des artistes internationaux dont nombreux reviennent régulièrement avec leurs nouvelles créations. « C’est très important pour nous de nous confronter avec le meilleur de ce qui se fait dans le monde – dit Rodrigo Francisco. Cela nous aide à évoluer. Notre public devient aussi chaque année plus exigeant et ne nous permet pas de nous replier sur les acquis ni de nous enfermer dans des formules répétitives. » Malgré les séquelles les coupes budgétaires de la crise le Festival propose chaque année des programmations de plus en plus fournies sans jamais renoncer à l’exigence de qualité des productions invitées. « La subvention du Ministère de la Culture, après des réductions très fortes, est revenue cette année à son niveau de 1997 ! Le budget global du festival en 2015 est de 769 000 €. La Ville d’Almada est très engagée dans le développement du Festival. Les abonnements augmentent chaque année et pour l’édition 2015 tous les spectacles ont été complets trois semaines avant le début du Festival. Les financements publics ne sont pas suffisants mais on parvient à amortir la programmation sans faire de déficit grâce aux coproductions avec les principaux théâtres de Lisbonne qui accueillent plusieurs spectacles du Festival et aux collaborations avec diverses institutions et fondations. Notre ambition est d’assurer aux compagnies invitées des meilleures conditions de travail, un temps nécessaire pour répéter et la possibilité de rencontrer les spectateurs. La convivialité est notre principe : les repas à midi et le soir au restaurant du Festival, les rencontres, les débats sont des moments privilégiés d’échange. Nous avons mis en place également une garderie gratuite pour les enfants des spectateurs. »
II – Les maîtres reconnus et les nouvelles « stars » de la scène.
Le vétéran de la scène internationale Peter Stein est venu avec sa version du Retour de Pinter jouée par des acteurs italiens, coproduction avec le festival Spoleto 56. Il a dirigé aussi trois ateliers sur le texte théâtral et l’espace scénique.
Peter Stein est déjà venu à Almada avec Le prix Martin de Labiche et La dernière bande de Beckett. En abordant pour la première fois une œuvre de Pinter il donne dans Retour une vision d’une cruauté insoutenable de la société patriarcale avec ses obsessions sexuelles fixées sur la femme objet d’échange et de commerce. Le désir de faire ne devient pas forcément savoir-faire. Le projet du couple Michel Deutch pour le texte et Matthias Langhoff épaulé par son fils Caspar Langhoff pour la mise en scène, de marier le théâtre et le cinéma dans leur toute dernière création Cinéma Apollo s’est révélé un objet prétentieux, abstrait, une collection d’éléments hétéroclites qui servent de cadre pour les numéros d’acteurs renommés comme Évelyne Didi, François Chattot Nicolas Pilet, Nicole Mersey, etc.
Cinéma Apollo s’inspire du célèbre film Le mépris de Jean-Luc Godard inspiré lui du roman homonyme d’Alberto Moravia. Michel Deutch et Matthias Langhoff tentent d’imaginer ce qu’est devenu, 20 ans après, le personnage de Ricardo, scénariste du film Le retour d’Ulysse auquel il a participé par nécessité financière et qui fut un grand échec artistique relié en même temps à l’échec de sa vie personnelle. L’histoire du retour d’Ulysse en Ithaque, son aventure chez la magicienne Circé, projetée sur l’écran dans le spectacle, l’histoire mélodramatique de Ricardo et sa rencontre nocturne après la projection du film avec une vendeuse de pop-corn au cinéma, n’arrivent pas à se recoller, les résonances entre les diverses époques et les personnages ne fonctionnent pas malgré le grand renfort d’images, de musique, de voix off, etc. Reste le dispositif scénique mobile mais lourd dans lequel on reconnaît les éléments fétiches de Langhoff : jeu de panneaux transparents, escaliers, décor tournant. Langhoff qui est venu déjà à Almada avec Dieu comme passion et Cabaret Hamlet a déçu cette fois avec son Cinéma Apollo qui prétend être sa déclaration d’amour au cinéma.
III – Les créateurs dont les démarches artistiques se sont imposées sur les scènes internationales
Le Suisse Christoph Marthaler venu avec King Size, l’Anglaise Katie Mitchell avec Mademoiselle Julie de Strinberg ou l’Argentin Rafael Spregelburd avec Furia avicola semblent répéter, parfois jusqu’à l’épuisement, sans innovations les langages et les esthétiques qui désormais les identifient et les figent.
Dans Mademoiselle Julie de Strinberg, production de la Schaubühne de Berlin, Katie Mitchell dans une esthétique hyper naturaliste continue à explorer la relation entre le théâtre et le cinéma. Ce dernier prenant totalement le dessus. On est dans un studio de sons et on assiste à un film réalisé en direct. Sur l’écran au-dessus de la scène sont projetées en gros plan les actions et les expressions des personnages sur le plateau, de sorte que rien, absolument rien, ne peut échapper aux spectateurs. Un procédé déjà usé, utilisé par tant d’autres avec parfois une véritable efficacité dramaturgique par exemple dans les spectacles de Guy Cassiers.
Katie Mitchell nous sert une sorte de vivisection du théâtre exilé de lui-même, sans mystère, sans le moindre espace pour l’imaginaire du spectateur. À quoi cela nous sert-il de voir l’acteur avaler sa salive ou suivre en détail la préparation du plat qu’il cuisine ?
Rafael Spregelburd codirige avec Manuela Cherubini son propre texte Furia avicola, production du Teatro Stabile di Innovazione du Frioul. Un spectacle en deux parties avec un intermède, ou une critique virulente du déclin de notre société, l’humour, le grotesque et le gag fusionnent en une comédie amère mais assez superficielle. Sur scène au fond un écran, deux tables et chaises dans des configurations différentes, sont exploitées dans les parties successives du spectacle. La première partie se référant à un fait divers : restauration extravagante en 2012 d’un tableau Ecce Homo inachevé et détérioré dans une chapelle d’un village espagnol, qui a suscité moult polémiques, sert de prétexte pour les discussions sur la valeur de l’art ancien et contemporain, sur les critères esthétiques, qui en décide, etc. L’intermède est une dérision de l’échec, au mieux du dysfonctionnement du projet européen, à travers l’image délirante de la mise en collision des discours de personnages parlant et traduisant des langues européennes différentes. C’est du déjà vu mais c’est bien fait. Dans la seconde partie les mêmes cinq acteurs, avec les mêmes éléments de décor, donnent une hilarante parodie de la bureaucratie monstrueuse dans nos sociétés. Tout cela s’articule sur une vision pessimiste de notre époque, la fin de la culture et du mythe européen, la fin du langage, l’argent comme seule représentation de la valeur.
IV – La nouvelle vague espagnole et comment le théâtre s’empare de l’actualité politique
Un coup de projecteur particulier a été donné à la création théâtrale, foisonnante en Espagne. Plusieurs spectacles invités donnaient un aperçu de la diversité des pratiques scéniques et des thématiques abordées par les auteurs d’aujourd’hui. José Manuel Mora, un des auteurs les plus représentatifs de la jeune génération, est venu avec sa dernière création très remarquée Les nageurs nocturnes mise en scène par Carlotta Ferrer. Dans une écriture très éclatée, fragmentée qui intègre avec une remarquable maîtrise le langage visuel, gestuel et la chorégraphie José Manuel Mora traite dans cette pièce, sans tomber dans les clichés habituels, du malaise de notre monde, de la solitude, du dépit des gens désemparés qui finissent par recourir à la violence et la légitimer comme seul moyen de faire bouger la société.
La jeune compagnie Palmyra Teatro explore dans son travail particulièrement le monde des différences, des handicaps divers, aliénant et marginalisant les êtres humains, les empêchant de communiquer avec les autres. Comment réapprendre à communiquer, essayer de se mettre à la place de l’autre, dépasser les limitations qui nous isolent, retrouver la confiance en soi, c’est la problématique qu’aborde José Ramon Fernandez, un des auteurs majeurs de la scène espagnole, dans La pierre de Rosette, créée par David Ojeda. Le titre de la pièce fait référence à la pierre de Rosette découverte pendant la campagne de Napoléon Bonaparte en Égypte qui a permis à Champollion de déchiffrer l’écriture hiéroglyphique à partir du même texte en grec et en démotique. La pièce a pour protagonistes quatre personnages en difficulté physique ou psychologique : deux frères Bruno, virtuose violoncelliste, en dépression profonde qui a mis fin à sa carrière de musicien et a tenté de se suicider, Ariel, frère cadet, sourd muet, qui avec l’aide de Victoria, violoncelliste se déplaçant en fauteuil roulant, vieille amie de Bruno, va tenter de sortir celui-ci de son enfermement. Ariel grâce à Nura une danseuse en perte de motricité apprendra à s’exprimer par la danse, le langage gestuel, pour sortir de son silence. Le défi du projet était de faire jouer la pièce par des acteurs ayant eux-mêmes les handicaps des personnages. Le pari réussi mais reste la question du traitement scénique de cette problématique : comment éviter la simplification et les écueils de la démonstration ?
Luis Araujo dans sa pièce Kafka amoureux, mise en scène par José Pascual, s’inspire de la correspondance entre Frantz Kafka, déjà dévoré par l’écriture et sa fiancée Félice Bauer. S’appuyant sur les lettres de Kafka, conservées contre sa volonté par son ami Max Brod, celles de Félice étant en grande partie perdues, Luis Araujo réécrit un dialogue en partie imaginaire en restituant avec finesse et sensibilité le parcours des protagonistes entre le projet du mariage et la rupture. Rien de documentaire, aucune tentative de reconstruction réaliste. Un décor qui évoque simplement un lieu imaginaire : maison de Max Brod. Les deux acteurs remarquables, interprètent sans incarner complètement les personnages. La mise en scène de José Pascual réussit à conférer à ce dialogue épistolaire une dimension poétique et métaphorique d’une rencontre de deux êtres qui découvrent et assument l’incompatibilité de leurs destins.
La compagnie Teatro Voadora de Santiago de Compostelle dont le travail recourt à la fois à l’esthétisme post dramatique et au théâtre de variétés, a proposé une version décoiffante et délirante de La tempête de Shakespeare mise en scène par Marta Pazos qui tout en respectant la structure de l’œuvre joue avec ses images et ses situations.
Nous sommes au théâtre où les acteurs répètent une version de La tempête, le metteur en scène et en même temps figure de Prospero, depuis la salle dirige la répétition, discute, polémique avec les acteurs sur le texte, comment le dire et le jouer. Peu d’éléments sur scène : des panneaux à roulettes avec des miroirs et un piano, protagoniste du jeu, Prospero et les acteurs en jouent et chantent. Les séquences comiques, bouffonnes, des gags, fusent. Les images de notre vie contemporaine comme par exemple un livreur de pizza sur un scooter, font irruption dans ce théâtre qui se fait à vue. Rien de pesant, ça pétille d’humour et d’intelligence.
Un cycle de lectures de quelques auteurs qui marquent l’écriture dramatique d’aujourd’hui (comme Paco Bezera, Laila Ripoll, Gracia Morales, Lucia Vilanova) complétait ce panorama de la création théâtrale espagnole.
Parmi de nombreux spectacles portugais je relève particulièrement Les événements de la compagnie Artistas Unidos mis en scène par Antonio Simao d’après le texte de David Greig sur le jeune fasciste norvégien Anders Breivik qui en 2011 a tué environ 70 personnes au nom des idéologies racistes et xénophobes. David Greig a enquêté en psychologue, sociologue et journaliste sur cet acte incompréhensible et monstrueux. Son texte n’est pas un documentaire, il présente le massacre comme un cas emblématique des actes de haine semblables qui se sont produits précédemment et sont l’expression du malaise dans notre société, de l’aliénation, des pressions diverses dans le milieu scolaire et professionnel, des conflits entre les parents et les enfants. Le metteur en scène Antonio Simao a transposé sur scène de façon simple et poétique ce drame. Aucune représentation de violence. Sur scène un bureau avec une chaise, une estrade avec des chaises pour le chœur. Le chœur incarnant une société, ouvre le spectacle. Dans le dialogue entre le chef du chœur et le jeune assassin sur les motifs de son geste, le chœur, à l’instar de celui de la tragédie grecque, intervient en contrepoint. Ni jugement ni parti pris, le spectacle tout comme le texte de David Greig confrontant le point de vue du meurtrier et celui de l’opinion publique terrorisée, nous oblige à forger notre propre opinion et notre propre jugement.
Le théâtre a souvent du mal à aborder l’actualité, à se saisir des événements à chaud en prenant en même temps une distance, la compagnie Artistas Unidos et Antonio Simao l’ont réussi magistralement. C’est un spectacle qui marque de façon indélébile.
Crédit photos: Festival International de Théâtre d’Almada
www.ctalmada.pt