À l’intersection de la danse classique et contemporaine. Des créations de Nacho Duato et du Staatsballett de Berlin à l’Opéra de Madrid (Teatro Real).

La belle au bois dormant du 4 au 6 septembre 2015; Programme contemporain les 8 et 9 septembre 2015

       L’Opéra de Madrid a ouvert sa saison 2015 / 2016 avec un double programme du Staatsballett de Berlin dirigé depuis 2014 par Nacho Duato, un des chorégraphes phares espagnols. La Belle au bois dormant, ballet emblématique de Piotr Tchaïkovski auquel le chorégraphe imprime un nouveau look avec sa propre chorégraphique et un programme composé de ses deux chorégraphies : Static Time, White darkness et And the sky of that cloudy old day de Marco Goecke constituent une sorte de résumé de la trajectoire de Nacho Duarto qui après quatre ans d’absence retrouve la scène espagnole.

Nacho Duato

Nacho Duato

        S’étant consacré spécifiquement à la création contemporaine durant sa direction de la Compagnie Nationale de Danse de Mаdid entre 1990 et 2011, avec La Belle au bois dormant, commande du ballet Mikhaïlovski de Saint-Pétersbourg qu’il a dirigé entre 2011 et 2014, Nacho Duato se réconcilie avec la danse classique.  Il rénove totalement la dramaturgie et la chorégraphie de La Belle au bois dormant qui jusqu’à présent été représenté dans la chorégraphique originelle de Marius Petipa. Dans sa chorégraphie du ballet de Tchaïkovski qu’il a repris avec le Staatsballett de Berlin on reconnaît l’empreinte de son propre langage contemporain mais aussi des réminiscences chorégraphiques de son passage en Russie. En contrepoint à sa première approche du ballet classique avec La Belle au bois dormant, le second programme offre un aperçu de l’évolution du langage chorégraphique de Nacho Duato à travers White darkness, son spectacle fétiche créé il y a 15 ans pour la Compagnie Nationale de Danse de Madrid, And the sky of that cloudy day de Marco Goecke qu’il admire et sa pièce la plus récente Static Time créée avec le Staatsballett de Berlin. Un parcours éblouissant de la magie du conte à l’angoissante réalité de la séparation et du deuil.

I. La belle au bois dormant de Tchaïkovski change de look dans la magique chorégraphie de Ncho Duato qui revisite ce grand classique en écrivant une nouvelle chorégraphie et en proposant une dramaturgie plus synthétique et dynamique du ballet. Sans rien modifier dans la partition ni dans le livret original écrit d’après le conte de Perrault et des frères Grimm, il élimine des intermèdes, renforce les contrastes, les tensions dramatiques, enrichit le vocabulaire classique, introduisant des expressions plus contemporaines, entre autres dans les parties de la méchante fée Carabosse, imprégnant en même temps certaines scènes d’humour ou d’un ton ironique.                            Nacho0

        Le spectacle s’inscrit dans le décor d’Angélina Atlagic qui tient d’un univers de conte dans lequel une excellente dramaturgie des éclairages de Brad Fields, créent des ambiances et relèvent les tensions. Le décor joue sur les effets de trompe-l’œil et de perspective, créés par quatre cadres successifs avançant dans la profondeur du plateau. Au fond une estrade avec le trône du roi, derrière une balustrade et tout au fond une toile peinte. Dans la IIe scène du Ier acte le décor se modifie, la toile peinte représente des arbres, la forêt. Dans le IIe acte l’atmosphère étouffante, angoissante de la forêt s’intensifie. Avec le réveil, le retour à la vie de la princesse, le plateau s’éclaire dans une ambiance festive dans le décor du Ier acte avec au fond un cercle décoré par des oiseaux dorés. Les costumes très colorés, inspirés par l’univers féerique des contes, avec quelques références à la bande dessinée : la Cour, hommes en habits, femmes robes longues et chapeaux, les paysannes robes plus courtes les nymphes robes tuniques, Carabosse une ample robe noire, les créatures maléfiques qui l’accompagnent en justaucorps noir.

Nachoscène

       Les personnages et les animaux de divers contes de Perrault : Cendrillon, le Chaperon rouge, le loup, le Roi grenouille, diverses fées, etc., qui font irruption dans le IIIe acte sont caractérisés par quelques éléments reconnaissables. Leurs presque acrobatiques numéros solos ou duos donnent l’occasion aux danseurs du Staatsballett de Berlin de montrer leur remarquable technique. On est surtout ébloui par la danse aérienne, la grâce, la souplesse de Iana Salenko en princesse Aurore et la performance de Rishat Yulbarisov en diabolique Carabosse dans une sorte de danse transe survoltée qui par moments tient de la danse des derviches. À certains moments on a l’impression de reconnaître dans les  mouvements chorégraphiques des réminiscences de danses géorgiennes ou caucasiennes. Nacho Duato possède un art particulier de composition des mouvements de groupes, de jouer sur les contrastes entre le rythme frénétique et l’immobilité, de créer des images suggestives teintées souvent d’humour qui déromantises histoire, comme par exemple la danse de la princesse avec une énorme aiguille offerte par Carabosse ou l’adresse du Maître de cérémonie de la Cour au chef d’orchestre : maestro !

II . Du conte à la réalité d’aujourd’hui. Bien que 14 ans séparent les deux chorégraphies de Nacho Duato White darkness créée en 2001 et Static Time sa première chorégraphie pour le Staatsballett de Berlin qu’il y a créé en mai 2015, on retrouve dans les deux pièces les éléments fondamentaux du langage du chorégraphe.

         White darkness sur la musique inquiétante, bouleversante de Karl Jenkins, tout comme le thème de l’œuvre qui est conçue comme un requiem à la mort de la sœur de Nacho Duato, victime de la drogue. La chorégraphie montre de façon très visuelle le drame des jeunes addicts qui s’engouffrent dans le cauchemar destructeur de la drogue et ses effets sur l’individu et son entourage. Sur le plateau vide, au fond un rideau suspendu ramassé qui se déplie en formant des formes géométriques. À certains moments le sable blanc tombe des deux côtés du plateau évoquant, sous l’effet des éclairages, la pluie. Les costumes : le couple principal, lui pantalon, chemise noirs, elle robe longue ample violette, quatre autres couples en culottes et maillots noirs moirés rouges.

NachoW

         Nacho Duato construit la dramaturgie chorégraphique sur les ruptures constantes de rythme des mouvements violents et lents des duos et des groupes. Il marque les tensions et la progression dramatique par des compositions de corps épuisé ou mû par une énergie frénétique étrange qui forment comme des sculptures en mouvement. Rien n’est appuyé ni souligné, la musique, les effets visuels, les images chorégraphiques suggèrent, évoquent. Ainsi par exemple les images flashs de quatre danseurs piégés l’un après l’autre dans un carré de lumière, ou encore à la fin, une image sublime, poétique, du couple qui se sépare et de la femme qui s’en va vers un ailleurs pendant qu’une colonne de sable tombe sur elle.

         Static Time sur des musiques classiques de Mozart, Schubert, Rachmaninov et électroniques de Pedro Alcalde et Sergio Caballero, explore le thème de la mémoire, de l’adieu, de la rencontre, de l’éternité. « Le défi de la pièce, dit Nacho Duato, ce sont des moments où il ne se passe presque rien et où il y a juste des changements de lumière comme si le temps se figeait pour ces personnages. »Le décor : quatre grands cadres noirs en perspective avec au fond deux panneaux noirs qui basculent, crée l’impression d’une profondeur à l’infini. Les éclairages délimitent des zones géométriques, sombres ou éclairées dans lesquelles s’inscrivent des séquences, images brèves, très plastiques. Mouvements violents, danse au sol, configurations très sculpturales se succèdent, parfois se figent comme un arrêt sur image. La musique électronique avec des sonorités grinçantes ou des rythmes cassés, crée des effets de temps détraqué. huit danseurs extraordinaires, cinq hommes et trois femmes, font advenir à travers leur danse tout un univers de passions, d’émotions, de tendresse, de renoncement.

        Dans sa pièce And that sky on that cloudy old day, le chorégraphe allemand Marco Goecke s’inspire de l’œuvre orchestrale de John Adams Guide to a strange places inspirée elle-même par un livre de voyage Guide noir de la Provence mystérieuse. Il articule sa pièce sur le thème du voyage faisant entrer les neuf danseurs dans des parcours étranges, surprenants. À travers leurs confrontations avec l’inconnu, l’inhabituel, se révèlent leurs sentiments, leurs émotions, leurs impressions et leurs peurs. La chorégraphie est une mosaïque de mouvements frénétiques, paroxystiques, parfois mécaniques, rappelant les personnages du cinéma muet ou des marionnettes. Les gestes contractés, les élans de fuite ou d’appel, dominent dans la dramaturgie chorégraphique. Dans certaines scènes très suggestives parfois pantomimique, avec des mouvements en miroir, les danseurs se manipulent comme des pantins très agités, angoissés de ne plus avoir de repères dans leur voyage dans l’inconnu.

       Un programme qui met en évidence l’art et l’impressionnante technique des danseurs du Staatsballett de Berlin.

      Les représentations à l’Opéra de Madrid sont suivies entre autres d’une tournée en 2015 et 2016 à Hong Kong, Paris, Turin.

 Crédit photos: Teatro Real