Ruggiero au « pays des merveilles »

Du 27 octobre au 10 novembre 2015Teatro Real, Madrid

 Alcina de Georg Friedrich Haendel, mise en scène David Alden

Alcina 2559

« L’ile est toute petite

mais la fée qui l’habite

gentiment nous invite

à en faire le tour.

Youkali c’est le pays de nos désirs

Youkali c’est la terre où on quitte tous les soucis.

C’est dans notre nuit

comme une éclaircie

l’étoile qu’on suit

c’est Youkali.

Youkali c’est le pays de nos désirs

Youkali c’est le bonheur, c’est le plaisir.

Mais c’est un rêve, une folie

il n’y a pas de Youkali.

Et la vie nous entraîne

la santé quotidienne. »

Berthold Brecht,Youkali

      Alcina le chef-d’œuvre opératique et le summum de l’art de Georg Friedrich Haendel ( 1685 – 1759), inspiré par un épisode de Orlando furioso d’Arioste, écrit en 1735, presque 300 ans après sa création en 1735 à Londres, est représenté pour la première fois à Madrid au Teatro Real. Un événement à plusieurs titres. Cette œuvre d’une grande théâtralité, vocalement très complexe, nécessite des chanteurs virtuoses qui sont aussi des acteurs de grand niveau et des danseurs. La distribution exceptionnelle non seulement par la qualité vocale mais aussi par les capacités théâtrales et chorégraphiques des chanteurs, tout comme la mise en scène de David Alden, rénovatrice, brillante dans sa cohérence et la direction d’orchestre de Christopher Moulds, grand haendeliste, répondent magistralement aux exigences et aux défis de l’œuvre sans doute la plus difficile de Haendel.

Alcina Real

      Le compositeur y introduit des nouveautés et des difficultés techniques dans l’architecture musicale et vocale qui, malgré le succès immédiat et une brève reprise en 1738 de cet opéra magique, l’ont éloigné des scènes pendant près de deux siècles. Alcina resurgit en 1928 à Leipzig mais sa véritable renaissance, sa carrière fulgurante et sa notoriété commencent en 1957 à Londres avec la fabuleuse Joan Sutherland dans le rôle titre qu’elle a interprété par la suite à plusieurs reprises entre autres à Venise dans une production de Franco Zeffirelli. De sorte qu’Alcina est depuis les années 1980 l’opéra le plus fréquemment monté de Haendel.  Alcina a été monté en France de façon mémorable par Jorge Lavelli en 1978 au Festival d’Aix-en-Provence avec Teresa Berganza et Christiane Eda–Pierre et William Christie en 1999 à l’Opéra de Paris avec Renée Fleming et Susan Graham. David Alden  l’a monté en 2012  au Grand Théâtre de Bordeaux. Et voici que la grande magicienne Alcina triomphe aujourd’hui sur la scène madrilène.

       Georg Frédéric Haendel situe l’action d’Alcina dans un univers insulaire, fantastique. Depuis l’Antiquité l’image de l’île, un lieu d’altérité, îles magiques, merveilleuses, maléfiques, terrifiantes, habitées par des monstres ou de cruelles magiciennes, nourrissent l’imaginaire d’artistes. L’île, lieu où on échoue, on s’échappe de la réalité, de l’ordre et des normes du monde « normal », lieu d’aventures, de rêves, de maléfices amoureux où tout est possible, est une scène de théâtre par excellence, la métaphore de l’art, de la musique qui nous extrait de la banalité quotidienne, nous éblouit, nous fait rêver. C’est précisément l’approche d’Alcina que David Alden s’inspirant du film La rose pourpre du Caire de Woody Allen, propose dans sa version scénique qui est un hommage au théâtre comme refuge et évasion de la réalité. L’argument de Alcina peut se résumer ainsi. Bradamante travestie en homme, sous les traits de son propre frère Ricciardo et accompagnée de son tuteur magicien Melisso arrive sur l’île de la magicienne Alcina pour délivrer Ruggiero son amant captif des sortilèges amoureux de la magicienne qui a coutume de changer en animaux ou en plantes les amants dont elle se lasse. Morgana, la sœur d’Alcina tombe amoureuse du faux Ricciardo. Sur l’île se trouve aussi, à la recherche de son père, le jeune Oberto, fils du Paladin Astolfo changé par Alcina en lion. Oronte, chef des armées d’Alcina, amoureux de Morgana, croyant que le faux Ricciardo lui a volé le cœur de celle-ci, fomente des intrigues et provoque des jalousies. Coups de théâtre, tromperies, ruses, travestissements se multiplient et atteignent leur comble quand personne ne sait qui croire. Finalement Bradamante va récupérer Ruggiero et quitter avec lui l’île. Morgana se réconcilie avec Oronte. Alcina a perdu ses pouvoirs magiques, ses victimes sont libérées. Happy end ? En apparence, car Ruggiero semble repartir dans la routine du monde réel à reculons comme s’il regrettait au fond cette expérience magique, extraordinaire, pleine de dangers, d’émotions puissantes, une folie rêvée. L’Américain David Alden confère dans sa mise en scène au final de cette comédie qui tient d’un conte d’aventures, une tonalité mélancolique. Coutumier des opéras baroques de Haendel, il en a monté huit, il maîtrise splendidement la complexité de la dramaturgie quasi shakespearienne d’Alcina en le mettant en abîme du théâtre, baroque par excellence. Le théâtre comme lieu d’évasion de la réalité bourgeoise, confortable mais asphyxiante dont les apparences et les artifices sont renvoyés par le jeu de miroirs du théâtre.

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       En relevant quelques thèmes récurrents dans l’opéra : la fascination, l’attirance érotique de Ruggiero pour la mystérieuse Alcina très virile, le sexe, la domination des hommes par des femmes plus puissantes, David Alden propos ici une vision distante et ironique de notre société et de la place qu’y tiennent les femmes. L’humour, le grotesque, les références au cinéma muet, les effets comiques dans le jeu et dans les situations produisent le décalage et créent une théâtralité baroque, flamboyante, contenue déjà dans la dramaturgie musicale haendélienne qui joue sur les contrastes, les changements de rythme, des variations sur les thèmes, les effets musicaux comiques. Le parti pris d’imprimer un rythme plus vif, plus léger à l’interprétation orchestrale sert avec pertinence l’enjeu de la mise en scène. Le double dispositif scénique est un chef-d’œuvre d’ingéniosité et d’efficacité. Bradamante et son compagnon arrivent de la salle sur l’île, dans le palais d’Alcina évoqué par une sorte de couloir d’hôtel avec une série de portes en enfilade formant une perspective. Puis ce couloir se soulève et au fond apparaît une scène de théâtre avec un rideau et un cadre ovale, à droite une loge en bas, une autre en haut. Les murs du fond du théâtre sont recouverts d’une toile peinte. Les deux décors s’échangent instantanément. Les effets de trompe l’œil, le jeu sur toutes sortes d’ouvertures, passages, rideaux, portes, loges permettent les apparitions et les disparitions subites. Des fragments de corps : doigts, mains, silhouette d’un personnage, dont les ombres augmentées découpées sur le mur ont un aspect menaçant, les mains gantées de rouge, instruments des pouvoirs magiques d’Alcina, surgissent soudain sur les portes, évoquent de façon parodique l’univers d’un thriller. Ici et là on voit dans le décor suspendus quelques fragments de squelettes d’humains transformés en animaux. Dans le IIe acte y apparaissent quelques tables de dissection évoquant des récits fantastiques d’îles où des savants fous se livrent à des expériences sur des humains. Avec juste quelques éléments qui apparaissant sur scène ou des effets d’éclairages David Alden crée des images subjuguantes, insolites, poétiques ou parfois burlesques. Par exemple quand Alcina perd ses pouvoirs maléfiques on voit brûler le théâtre au fond. Dans la dernière scène l’image du retour à la vie normale, réelle, est créée par quelques éléments évoquant une rue d’un village : maisons, réverbères, un canapé rouge à l’avant-scène emblématique d’un intérieur bourgeois. L’image ironique et comique du couple Ruggiero en costume blanc et de Bradamante en robe de mariée, bouquet de fleurs à la main, marchant au pas, représente le retour à l’ordre. Ruggiero hésite, se met à l’écart. Dans la scène finale, assis sur une chaise, il contemple nostalgiquement au fond du théâtre brûlé une vision de la mer et la figure d’Alcina qui désormais ne cessera de l’obséder. Les costumes à la frontière du monde réel et fantastique. Pour identifier les animaux, lion, hippopotame, girafe, singe etc. juste quelques éléments : longues oreilles, masques, cornes…Tout au long du spectacle les chanteurs se révèlent non seulement des acrobates vocaux mais aussi physiques et d’excellents acteurs comiques. Karina Gauvin (soprano) en Alcina impressionne par son art de moduler, infléchir les intonations, de nuancer les émotions comme par exemple la déchirure douloureuse dans ses récitatifs au IIe et IIIe acte ou la colère menaçante. Le rôle de Morgana tout aussi chargée de difficultés vocales dans son évolution dramatique, est tenu avec brio par Maria José Moreno (soprano) éblouissante dans ces airs solis avec un violon, un violoncelle et des fagots. Les rôles de Ruggiero et de Oberto écrits par Haendel pour des castrats sont chantés par des femmes : Ruggiero par Christine Rice (mezzo) et Oberto par Erika Escriba (soprano). Sonia Prina (contralto) joue magnifiquement de son registre vocal en Bradamante travestie en Ricciardo. Ses duos avec Ruggiero sont d’une grande force dramatique et théâtrale. Enfin Luca Tittoto (basse) en Melisso et Allan Clayton (ténor) affrontent avec aisance les difficultés et les pièges de leurs partitions vocales. Pour sa première apparition sur la scène du Teatro Real Alcina, joyau haendélien a trouvé un écrin à sa mesure.

Irène Sadowska Guillon

Crédit photos: Teatro Real

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