Le credo testamentaire de Federico Garcia Lorca

18 octobre au 29 novembre 2015Teatro de la Abadia, Madrid

El publico (Le public) de Federico Garcia Lorcamise en scène Alex Rigola

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    Peu de metteurs en scène osent s’affronter à El publico (Le public), la pièce la plus énigmatique, surréaliste, scandaleuse et révolutionnaire du poète et dramaturge espagnol Federico Garcia Lorca. Il nous en reste incrustées dans la mémoire des visions scéniques aujourd’hui de référence données, l’une en 1986 par Luis Pascual au Centre Dramatique National à Madrid et au Théâtre de l’Odéon à Paris et l’autre en 1987 par Jorge Lavelli pour inaugurer le Théâtre de la Colline à Paris qu’il a dirigé.

    La rencontre d’Alex Rigola, metteur en scène de réputation internationale, directeur de la Section théâtre de la Biennale de Venise, avec cette œuvre radicale de Lorca qui est une quintessence de son credo artistique, de son projet de transformation de la société, de sa revendication de la liberté politique, artistique et sexuelle, est explosive. Défiant à la fois les normes, la médiocrité bourgeoise, l’étroitesse intellectuelle, l’art, voire le théâtre sclérosé par les conventions, otage du goût commun, Lorca lui oppose dans Le public le « théâtre sous le sable » qui entre dans les sphères intimes, inavouables de l’être humain, de sa vérité interdite, honteuse. C’est ce théâtre-là qu’Alex Rigola et ses compagnons de scène font surgir brillamment de dessous le sable en nous offrant un théâtre total où le texte, la gestuelle, la musique protagoniste du jeu scénique, mais aussi le public, partenaire fondamental de l’œuvre, forment un tout.15 (1)

       Federico Garcia Lorca écrit Le public en 1933 au cours de son voyage en Amérique et à Cuba, dans la période où il traverse une crise personnelle, sentimentale et artistique. Une pièce labyrinthique chargée d’ambiguïtés irréductible à des schémas, plus proche par sa facture du Poète à New York, Lorsque cinq ans seront passés ou de Comédie sans fin que de ses autres pièces ancrées dans le terroir andalou. Une pièce hors des normes esthétiques et éthiques de l’époque, profondément personnelle où Lorca prend le risque d’affronter, d’assumer en tant qu’homme et artiste sa propre vérité : son homosexualité, le monde de ses fantasmes, ses pulsions, ses peurs, ses cauchemars.

      Convaincu que ni le contenu ni la forme du Public ne seront acceptés par la société espagnole de l’époque Lorca a confié cette pièce inachevée un mois avant son assassinat en 1936 à son ami Rafael Martinez Nadal qui contrairement à ce qu’avait souhaité l’auteur n’a pas détruit le manuscrit. Il a été publié 40 ans après, en 1976. Le public comme toutes les pièces de Lorca est structuré sur une seule situation basique, confrontation conflictuelle du principe d’autorité : ordre, tradition, réalité, collectivités et du principe de liberté : instinct, désir, imagination, individualité. Tous les thèmes du Public : amour homosexuel, androgyne comme dualité dans l’unité, la création et la conception de la vie libérées des normes, des dogmes et des interdits, sont articulés autour des deux conceptions opposées de l’art et du théâtre. D’une part le théâtre « sous le sable » qui ne doit pas représenter mais refléter l’invisible, faire surgir le caché, heurter la bonne conscience, d’autre part le théâtre « à l’air libre » des masques, factice, conventionnel, consensuel, fait pour satisfaire le goût du public. En se projetant dans la figure du directeur et metteur en scène de théâtre Lorca trace à travers cinq tableaux sa descente dans les profondeurs telluriques des zones obscures de son être qui, misent au grand jour font scandale, déclenchent la révolution. Générera-t-elle la transformation de la société ? un art nouveau ? Les images poétiques, très plastiques, surréalistes, iconoclastes, des figures fantastiques symboliques, des références au théâtre, notamment à Shakespeare, à la civilisation romaine, au Nouveau Testament et à la figure du Christ foisonnent.Alex Rigola ne cherche pas à imposer à la pièce une interprétation ni une lecture particulière mais restant très fidèle au texte lorquien et sans rien simplifier de sa complexité, en dégage sa double trame : amoureuse, intime et artistique, sociale. Il relève, depuis sa propre pratique de la scène, des questions fondamentales que pose la pièce : à quoi sert le théâtre ? que cherchons-nous dans le théâtre ? quel théâtre faire pour quel public ? Le public réel, anonyme protagoniste principal de la pièce, métaphore de la société, est intégré dans sa mise en scène. Son parti pris est de représenter non pas les symboles, comme par exemple les chevaux, mais ce qu’ils signifient, c’est-à-dire les pulsions sexuelles. Les spectateurs entrent dans un décor d’un théâtre « à l’air libre » style cabaret ou music-hall avec à la gauche du plateau des musiciens : piano, trompette, guitare, guitare basse, batterie, qui jouent une musique empreinte des rythmes de jazz, de blus, comme une évocation du voyage de Lorca en Amérique et à Cuba. Les musiciens sont aussi acteurs impliqués dans les actions scéniques. Tout autour du plateau, un cyclorama en arrondi fait de bandes en plastique métallisées qui permettent aux acteurs d’apparaître et de disparaître instantanément. Ces bandes métallisées qui bougent et bruissent par moments créent une ambiance inquiétante, oppressante (décor Max Glaenzel). À droite du plateau un grand lustre presque au sol qui montera plus tard et redescendra et une trappe, sépulcre de Juliette shakespearienne, où le directeur du théâtre et quelques personnages descendront à sa recherche, dans les dessous du théâtre.  Sur scène, au sol, un monticule et une sorte de gravier. Le spectacle commence par un court film sur le théâtre de Lorca la Barraca, projeté sur une toile tenue par deux acteurs. Puis le trompettiste face au public dit « Monsieur, le public » s’adressant au directeur du théâtre, le pianiste, qui se lève et dit « qu’il entre ». La même scène se reproduit à la fin du spectacle.  Depuis la salle arrivent trois hommes en costume bleu qui à plusieurs reprises discuteront avec le directeur sur le théâtre et la façon de le faire pour attirer le public.

El Publico

       Les chevaux sont incarnés par deux hommes et une femme nus, les corps enduits d’une substance brillante. Ils hantent le directeur, l’assaillent. Le trompettiste les chasse en sonnant de la trompette mais ils reviendront souvent, perturbateurs, tentateurs. Les personnages fantasmes de cauchemar ou de fiction, figures surréalistes, ambiguës, intervient dans certaines scènes : l’Empereur des Romains avec son Centurion, Costume d’Arlequin, Costume de danseuse, hommes souris…Dans la scène qui fait référence à la mort du Christ on voit Gonzalo dénudé, couronné d’épines, les bras en croix, le personnage déguisé en rat peignant son corps en rouge.

    L’image de la crucifixion de Gonzalo en Christ évoque la condamnation du poète, Lorca, victime de l’incompréhension et du rejet par la société congelée dans l’ordre établi. Une société dont Lorca entrevoit la transformation incarnée par les figures des étudiants révoltés.

       La scène finale où le directeur refuse le théâtre du prestidigitateur factice, fait d’artifices, en revendiquant celui de la vérité nue, de la réalité cachée : « Il faut détruire le théâtre ou vivre dans le théâtre » dit-il, résonne comme un manifeste artistique du poète.

      L’image, dans le final, du cyclorama qui s’effondre ensevelissant le « théâtre sous le sable » est d’une bouleversante poésie.

       Le spectacle d’Alex Rigola, en adéquation totale avec l’esprit et le texte de l’œuvre de Lorca rend de façon parfaite la sensualité, la musicalité et la brutalité concrète du langage de Lorca.

Crédit photos :  Ros Ribas

 

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