Chronique d’un parricide annoncé

20 novembre 2015- 10 janvier 2016 – Centro Dramatico Nacional de Madrid 

Les frères Karamazov (Los hermanos Karamazov) d’après le roman de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski

adaptation Jose Luis Collado, mise en scène  et scénographie Gerardo Vera

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      Les frères Karamazov, dernier grand roman de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, publié en 1881, un an avant sa mort, une épopée humaine dont les personnages, entre Dieu et le démon, font partie de l’imaginaire universel, s’est imposé dès le début du XXe s sur la scène. En France en 1911 Jacques Copeau fut le premier à convoquer au théâtre cet univers de la démesure semblable à un volcan où les passions violentes, les pulsions criminelles explosent, transgressent les lois, les interdits, ou un des protagonistes Ivan Karamazov niant l’existence de Dieu est pris de vertige devant l’abîme du néant. Plusieurs grands metteurs en se sont affrontés à cet univers de bruit et de fureur dont la tribu Karamazov constitue l’épicentre. Un univers patriarcal, violent, où les femmes sont objet de désir voire objet sexuel. Autour d’un père tyrannique une fratrie : Dimitri, impulsif, plein de contradictions, cruel et en même temps généreux, capable de sacrifice, Ivan, raffiné, sceptique, niant Dieu mais animé d’une foi latente, Aliocha, très religieux et faible, Smerdiakov, fils illégitime, libertin cynique vivant en serviteur dans la maison du père. La haine partagée par les fils pour le vieux père, mâle abusif, qui possède l’argent dont ils manquent, les amène au parricide dont ils ne mesurent pas les conséquences. Seul Aliocha retrouvera la paix grâce à son esprit de bonté et à son dévouement.Karamazov_grupo2

        Gerardo Vera, ex directeur du Centro Dramatico Nacional de Madrid, metteur en scène et scénographe réputé, relève le défi du roman dostoïevskien en transposant brillamment sur scène l’univers trouble et la descente aux enfers de la famille Karamazov. Il y a quelque chose de commun entre la vision scénique de l’univers des Frères Karamazov donnée par Gerardo Vera et l’univers sordide, barbare, patriarcal dans Le retour de Pinter. L’adaptation de Jose Luis Collado et la mise en scène de Gerardo Vera, très fidèles à la trame du roman dostoïevskien, en en saisissant les articulations, les temps forts, vont à l’essentiel. Elles révèlent avec intelligence la profondeur, la quintessence de la pensée à la fois philosophique, sociale et théologique de l’auteur russe, sa connaissance des abîmes de l’âme humaine, sans se noyer dans le psychologisme. De sorte que les personnages démesurés, possédés par leurs passions violentes, leurs haines, leurs frustrations, leurs désirs, leurs rivalités, apparaissent incroyablement modernes, ils sont de notre monde. Notre monde de bruit et de fureur mu par l’argent et le sexe. Gerardo Vera ne cherche ni dans la scénographie ni dans la mise en scène à actualiser l’histoire de la « tribu » Karamazov ni à suggérer quelques rapprochements. Les résonances entre cette société russe de la fin du XIXe s. et la nôtre apparaissent d’elles-mêmes. Le dispositif scénique très économe, éloigné du réalisme, évoque, ouvre l’imaginaire. Au fond un mur avec des grandes fenêtres sales, évoque une grande maison russe, dégradée, marquée par le passage du temps, témoin des événements qui s’y sont passés et de la décadence de la famille Karamazov. Deux parties coulissantes du mur du fond et des grands rideaux en plastique transparent sur lesquels on projette quelques images : forêt, neige, … permettent de créer des ouvertures, de faire apparaître, de suggérer d’autres lieux : chapelle d’un monastère, sortie dans un jardin.

     
La couleur noire qui domine dans le décor contraste avec certains costumes et objets scéniques de couleurs fortes, symboliques, le rouge du tapis et de la nappe de la table, le blanc de la robe. Peu d’éléments scéniques, juste ce qui est nécessaire dans certaines situations : patins à roulettes, un poulet que le père dévore voracement, des carafes de vodka, des croix orthodoxes projetées par moments etc. Les costumes plutôt du début du XXe s. Le spectacle commence par un prologue, une vision, image métaphorique du chaos d’un monde barbare et sale, une rue sombre pleine d’ordures comme après une fête orgiaque. Un personnage en costume de fête, jupe, chapeau pointu, ramasse les détritus, un autre viendra balayer par terre. Dans la première scène comme en contrepoint avec ce monde de barbarie Aliocha venant de la salle retrouve le vieux moine Zosima dans une chaise roulante poussée par deux moines. L’opposition entre le monde des passions violentes, brutales, extrêmes, et celui de la compassion, de la tendresse, de la quête spirituelle de Dieu, qui s’affrontent est donnée d’emblée. Mais Gerardo Vera ne tombe jamais dans le piège du manichéisme, au contraire il fait apparaître dans sa mise en scène la complexité, l’ambiguïté, les ressorts émotionnels, les revirements et l’évolution des personnages et de leurs rapports. Il livre dans le spectacle des êtres humains entre l’abjection et Dieu, capables de tout, du pire et du meilleur, volontairement et parfois non.Karamazov_escena3

     Les acteurs restituent et mettent en action dans leur jeu, passant en un instant d’un registre à un autre, précisément cette part irrationnelle, passionnelle, voire pulsionnelle incontrôlable, moteur de nos actes extrêmes. Ils relèvent avec une rare sensibilité le labyrinthe de contradictions des personnages entre passion et obsession, amour qui devient haine, douleur et barbarie. « Il manque seulement une goutte de peur pour que l’amour se transforme en haine. Ceci est la clé de l’œuvre, dit Gerardo Vera. Il y a de la peur et de la fureur, la peur du silence». Les ruptures de rythme, de tempo, les phrases, des dialogues parfois interrompus, cassés, rendent ce climat permanent de tension, de « sur la défensive » qui explose en violence verbale ou physique. Juan Echanove fait de Fiodor, le père, un personnage en chair et en os, presque bestial, cruel par moments et capable d’une tendresse à d’autres, innocent dans la méchanceté tout comme ses fils : Dimitri, Fernando Gil, violent, irascible a parfois des instants de compassion peut-être involontaire, Ivan, Markos Marin est remarquable dans son oscillation entre le rationalisme et l’emportement passionnel. Le personnage d’Aliocha (Ferran Vilajosana) semble un peu effacé, flottant, manquant de force mais il n’en a pas plus chez Dostoïevski qui voulait lui donner plus d’importance dans la partie finale du roman qu’il n’a pas eu le temps d’achever. Lucia Quintana en Katia et Marta Poveda en Grushenka sont impressionnantes dans leur registre de jeu. Gerardo Vera se surpasse dans ce spectacle quant à son savoir de gérer l’espace, y planter des situations et organiser des affrontements, des tensions extrêmes, en jouant sur les rapprochements et les éloignements, les brusques projections en avant des personnages. Certaines scènes d’affrontements ou de dialogues entre les personnages, inoubliables, sont comme des compositions sculpturales et en même temps d’une grande authenticité.

 L’information 

Crédit photos: Sergio Parra