La veuve joyeuse émancipée

Du 18 décembre 2015 au 17 janvier 2016, Teatros del Canal, Madrid

La veuve joyeuse (La viuda alegre) de Franz Lehar, mise en scène Emilio Sagi  

Production du Teatro Arriaga de Bilbao

     L’opérette la plus jouée au monde La veuve joyeuse de Frantz Lehar basée sur la comédie d’Henri Meilhac a eu un succès immédiat à sa création en 1905 à Vienne et a été immortalisée en 1934 par le film de Ernst Lubitsch avec Jeannette McDonald et Maurice Chevalier. Le rôle de Hanna a été chanté par les plus grandes chanteuses d’opéra : Joan Sutherland, Gwyneth Jones et Élisabeth Schwarzkopf qui en avait fait deux enregistrements.

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      Aujourd’hui La veuve joyeuse fait peau neuve dans la relecture d’Emilio Sagi qui une fois de plus ne dément pas son titre très mérité de maestro du théâtre lyrique. La veuve joyeuse change de genre se transformant d’opérette en comédie musicale avec de nouveaux arrangements musicaux, une chorégraphie très largement amplifiée et une distribution métissée intégrant aux chanteurs lyriques des chanteurs acteurs. Et ce n’est pas tout. Dans l’adaptation du livret par Enrique Viana La veuve joyeuse se modernise, prend quelques accents contemporains dans le traitement du sujet et des personnages, sans rien perdre de son caractère ludique, festif. C’est un enchantement pour tous les publics autant pour les mélomanes et connaisseurs qui seront comblés que pour le public peu ou non initié qui verra un grand spectacle musical, un feu d’artifice d’humour, d’intelligence joyeuse et surtout du grand art de théâtre. Si la partition d’une grande qualité musicale et vocale de Frantz Lehar fait partie du patrimoine universel avec ses airs archiconnus, la structure musicale de La veuve joyeuse, paradigme du genre d’opérette et son livret, une historiette divertissante de péripéties mêlant politique, amours et argent, ont pris de l’âge. L’argument est simple. Hanna Glawari, citoyenne d’une micro principauté imaginaire quelque part aux confins du Sud-Est de l’Europe, hérite de son mari une immense fortune équivalant à la totalité du PNB du pays. Pour empêcher que l’héritage d’Hanna, par son mariage avec un Français, ne parte à l’étranger, l’Ambassadeur de la principauté à Paris pousse le comte Danilo Danilovitch à épouser la jeune veuve. Sur le mode des comédies de Feydeau, les quiproquos, les coups de théâtre s’emballent, entre la frivolité oisive de la vie mondaine de l’Ambassade avec ses bals et des flots de champagne, la campagne bucolique, les fêtes pittoresques de la principauté et le célèbre cabaret parisien le Maxim’s, lieu de perdition où le comte Danilo, bon vivant, a établi ses états.  Emilio Sagi opère dans sa relecture de La veuve joyeuse une double translation de l’œuvre. Primo en la sortant des codes sclérosés de l’opérette pour en faire une brillante comédie musicale et secundo en proposant une vision plus contemporaine, plus condensée de l’argument, des personnages et en l’occurrence de la protagoniste principale.

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       Enrique Viana dépouille son adaptation du livret des dialogues pesants, appuyés, en faisant ressortir certains faits d’une actualité aujourd’hui comme la fuite des grandes fortunes à l’étranger, la faillite des banques, la ruine d’un pays, la manipulation diplomatique, la frivolité des puissants et de la classe dirigeante. Ce qui importait à Emilio Sagi était de sortir de la vision machiste, conservatrice de la femme à savoir de Hanna Glawari, frivole, un peu bébête, manipulée par les hommes. Dans sa Veuve joyeuse elle n’est ni une sage Pénélope assiégée par les prétendants à sa main et à sa fortune ni une femmelette frivole, manipulée par les hommes. Hanna chez Sagi est une veuve joyeuse soit mais émancipée, indépendante, elle est consciente des manœuvres de l’Ambassadeur, des enjeux politiques de sa fortune, de l’attrait que celle-ci exerce sur les arrivistes. Elle s’amuse de tout cela, se joue des mesquineries de son entourage. Quant à la version musicale de Jordi Lopez et chorégraphique de Nuria Castejon les numéros de danse, les valses du Ier acte, les danses populaires du IIe et le cancan du IIIe multipliés, rallongés, parfois repris, prennent beaucoup plus d’importance dans la dramaturgie scénique. Le chœur proprement dit est supprimé, 16 danseurs prennent ici en charge remarquablement, tout en dansant, les parties chorales comme dans une comédie musicale. Le mélange des chanteurs lyriques et des chanteurs acteurs et danseurs, tous d’un grand niveau, contribue fondamentalement et prodigieusement à cette « miraculeuse » métamorphose de l’opérette en comédie musicale.

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       La belle et jeune Natalia Millian, une grande star de la scène espagnole, chanteuse, danseuse, actrice, fait une Hanna élégante, libre, sensuelle et ironique. Ses compagnons David Rubiera en Ambassadeur, Antonio Torres en Danilo, Silvia Luchetti en Valencienne, femme de l’Ambassadeur et Guido Balzaretti en Camille qui courtise celle-ci, sont excellents à la fois vocalement, dans le jeu brillamment comique et dans les parties chorégraphiques. Les valses lascives, les airs sentimentaux, grands hits de La veuve comme Viljia ou l’heure exquise, contrastent avec la verve des danses populaires empreintes des rythmes de l’Est de l’Europe et avec la frivolité du cancan endiablé dansé d’abord par un groupe d’hommes en costume d’homme puis par les danseuses en robe à froufrou et les hommes avec une jupe à volants froufroutants. Renata Schussheim collaboratrice habituelle d’Emilio Sagi a conçu des costumes d’une grande beauté avec un parfum décadent et fantaisiste. Daniel Bianco, scénographe attitré de Sagi, a inventé un dispositif scénique modulable évoquant l’époque des « années folles » permettant d’inscrire dans une structure de base un autre lieu dans chaque acte. Les grandes portes vitrées coulissantes à l’avant-scène créent un espace « d’aparté » séparé du plateau où au début du spectacle le notaire lit à Hanna le testament de son mari. Dans le Ier acte nous sommes dans le salon de l’Ambassade, avec un grand escalier au fond et de chaque côté deux statues portant des lampes. Dans le IIe acte l’escalier du fond est remplacé par une toile peinte représentant un paysage idyllique campagnard de la principauté dans lequel se célèbre une fête populaire. La toile peinte du fond est remplacée dans le IIIe acte par des lamés dorés et une enseigne lumineuse Maxim’s. Les danseurs installent de chaque côté du plateau quelques tables de cabaret avec une nappe rouge, une petite lampe et des chaises. Tout se termine en fête féérique pour le plus grand plaisir des spectateurs emportés, le temps du spectacle, dans un rêve.

Crédit photo: Teatro del Canal