L’éloge de l’hédonisme

19 février-5 mars 2016 – Teatro Real, Madrid

La prohibicion de amar (Das libesverbot – titre français La défense d’aimer) de Richard Wagner  mise en scène Kasper Holten   direction musicale Ivor Bolton. Informations sur le site du théâtre

Iere distribution : Friedrich – baryton Christopher Maltman, Luzio – tenor Peter Lodahl, Claudio – tenor Ilker Arcayürek; Antonio – tenor David Alegret, Angelo – basse David Jerusalem, Isabella – soprano Manuelo Uhl, Mariana – soprano Maria Miro, Brighella – basse Ante Jerkunica, Danieli -baryton Isaac Galan, Dorella – soprano Maria Hinojosa, Poncio Pilate – ténor Francisco Vas. Chœur et orchestre de l’Opéra du Teatro Real de Madrid

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        Un événement musical, une curiosité et une découverte pour beaucoup qu’est cet opéra comique La défense d’aimer de Richard Wagner d’avant Wagner, que le compositeur lui-même considérait comme son « péché de jeunesse ». Fasciné par le Sud, la fantaisie méridionale débridée, le jeune Richard Wagner compose à 21 ans cet opéra inspiré par Mesure pour mesure de Shakespeare, atypique dans son œuvre, qu’il va ensuite désavouer, sa femme Cosima l’occultera comme incompatible avec l’image et le mythe du Grand Wagner. Après plusieurs tentatives de récupération de La défense d’aimer au début du XXe siècle sa consécration a eu lieu en 1983 à l’Opéra de Munich. En Espagne il a été créé en version de chambre en 2013 à l’occasion du bicentenaire wagnérien. Cette œuvre aux antipodes de la grandiloquence et des paradigmes de la musique wagnérienne, à l’opposé de l’austérité et du poids mythologique de ses ténébreux opéras postérieurs, est une charge féroce contre la morale, l’ordre social puritain et un éloge de l’hédonisme, de la sensualité débridée, des plaisirs. Coproduite par la Royal Opéra House Covent Garden de Londres, le Teatro Colon de Buenos Aires et le Teatro Real Opéra de Madrid qui a la primeur de sa création La défense d’aimer réapparaît dans toute sa splendeur dans une mise en scène éblouissante du Danois Kasper Holten, avec une distribution hors pair, le grand chœur et l’orchestre de l’Opéra de Madrid, un des meilleurs au monde, sous la baguette de Ivor Bolton. Cela peut paraître surprenant que Richard Wagner dont la musique incarne le génie et la puissance germanique ait pu se compromettre dans un genre d’opéra comique, transgressif à la fois dans sa partition et dans son propos. La défense d’aimer est loin du germanisme, des archétypes des personnages, de la grandiloquence du style ampoulé de son œuvre future. Il conçoit le projet de La défense d’aimer en 1834 dans une période où l’Europe est secouée par les mouvements révolutionnaires, les luttes pour l’indépendance. Le jeune Wagner ambitieux, impatient, impétueux, mégalomane, cherchant son langage musical, rompt dans La défense d’aimer avec les canons opératiques allemands. Animé par les idées de liberté politique et sociale en se servant de l’intrigue shakespearienne de Mesure pour mesure il attaque violemment l’hypocrisie de ses compatriotes, la répression fanatique de la sexualité par un régime puritain hypocrite. Angelo shakespearien est caricaturé dans le personnage du régent Friedrich, dictateur allemand qui sous prétexte d’une purification des mœurs, impose la peine de mort pour ceux qui transgressent la loi austère, rigide, rétrograde de défense de la joie et des plaisirs qu’il va pourtant bafouer lui-même. Coureur de femmes impénitent, Wagner oppose à l’austérité puritaine allemande la fantaisie libertine, l’hédonisme, la liberté sensuelle et la joie de vivre méridionales.Il a dans La défense d’aimer de la sympathie, de l’empathie pour ces personnages, victimes d’un pouvoir oppressif, qui transgressent les normes imposées, rigides. Quant à la partition elle pourrait être un modèle d’éclectisme.

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       La défense d’aimer est un hommage à la musique italienne avec des rythmes frénétiques, des mélodies puissantes, où se manifeste déjà son gout pour les répétitions. On y trouve des influences évidentes de Bellini, Donizetti, Rossini, avec des quasi citations du Barbier de Séville mais aussi des influences du romantisme allemand (Weber, Schubert), des références à l’opéra populaire allemand (Singspiel) et des influences de l’opéra comique français. En même temps apparaissent déjà dans La défense d’aimer quelques prémices du futur Wagner, de Lohengrin par exemple. Les thèmes méridionaux et le recours à des instruments typiques du Sud créent dès l’ouverture une ambiance de frénésie débridée qui sera cassée par le leitmotiv de la prohibition revenant tout au long de l’œuvre. La création de cet opéra comique sui generis sous le titre La novice de Palerme imposé par la censure, en 1836 à l’Opéra de Magdebourg, tenait à la fois de la farce et de la malédiction. La première représentation fut un échec, les chanteurs ne savaient pas leurs rôles. La seconde fut à la fois la dernière et un scandale : le mari de la protagoniste fou de jalousie a attaqué le ténor interprétant le rôle de Claudio qui avait une romance cachée avec elle. En laissant l’action de l’opéra en Sicile Wagner la transporte dans la société allemande de son époque. Le roi de Sicile en partant en voyage a laissé le tyrannique Friedrich en charge de la loi et de l’ordre. Celui-ci interdit tout ce qui porte atteint à la moralité : l’alcool, le sexe, le jeu, le carnaval. Son lieutenant Brighella est chargé de veiller au respect des interdits. Le carnaval est annulé, ceux qui enfreignent l’ordre sont arrêtés et risquent la peine de mort. Parmi les arrêtés Claudio. Son ami Luzio qui est à la tête de l’opposition et Isabella, sœur de Claudio, recluse au couvent, vont tendre un piège à Friedrich et mettre au grand jour sa conduite hypocrite et dévergondée. Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’actualité du thème relevé par Wagner celui du pouvoir tyrannique qui dans les régimes totalitaires, politiques ou religieux intégristes peut prendre des formes extrêmes, punissant par la peine de mort toute atteinte à l’ordre. Les régimes extrémistes mis à part, avec un humour caustique, Wagner dénonce dans son opéra l’hypocrisie morale et politique, la manipulation des idées et de valeurs éthiques qui dans nos sociétés sont une monnaie courante.Kasper Holten relève cette actualité dans sa mise en scène,  il met ainsi en évidence la récurrence des systèmes politiques et sociaux oppressifs tout en conférant à l’opéra wagnérien une dimension intemporelle. Le metteur en scène amplifie l’humour ironique et les effets comiques wagnériens par des clins d’œil caricaturaux, drôles, gagesques, à l’actualité en créant d’emblée un effet de distanciation. Ainsi pendant l’ouverture sur un mur blanc projette-t-on la tête du compositeur qui bouge en cadence avec sa musique en suivant des yeux les mouvements de l’orchestre comme s’il assistait avec nous à la représentation.

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Un retable des merveilles

         Sur scène un dispositif unique, mobile, d’une extraordinaire efficacité, dans lequel se glissent instantanément plusieurs éléments scéniques. Le décor (scénographie d’Steffen Aarfing) évoque au début du Ier. Acte un quartier chaud. De chaque côté du plateau un haut mur sur lequel on va projeter des messages apparaissant sur les écrans des portables des personnages ou twittés. Au fond de scène un labyrinthe horizontal d’escaliers, de chambres tantôt de bordel tantôt les cellules du couvent, des passages qui permettent aux personnages d’apparaître, de disparaître soudainement ou de se cacher. Dans certaines scènes des rideaux cachent les parties latérales de cette construction ne laissant visible que le grand escalier central. Sur un tapis roulant qui traverse le plateau arrivent à certains moments des éléments scéniques ou des personnages. Dans la scène du jugement de Claudio par Friedrich un système de gradins avec le chœur (le peuple de Palerme), se glisse dans le dispositif scénique. Dans la première scène du carnaval le fronton labyrinthique d’escaliers et de chambres est éclairé par des néons de couleurs criardes rouge, bleu, jaune, avec des enseignes et des signes $, € évoquant un quartier chaud, l’argent, le sexe, la luxure. Alors que sur une musique frivole, aux rythmes endiablés les personnages protagonistes de l’opéra mais aussi les danseurs, acrobates, ajoutés dans la distribution, déguisés, masqués, dansent, s’adonnent aux plaisirs carnavalesques, la police, en costumes évoquant ceux des policiers anglais, fait irruption. Elle annonce la loi de prohibition dont le texte est projeté sur les panneaux latéraux comme sur un écran de portable, disperse les fêtards, éteint les enseignes lumineuses. Aucune actualisation de l’action ni dans les costumes ni dans le décor qui pourrait correspondre aussi bien à l’époque de Shakespeare, à celle de Wagner mais aussi il peut évoquer un quartier ancien populaire dans une ville d’aujourd’hui. Sans aucune tentative de transposer l’action dans notre époque Kasper Holten la rend présente en recourant dans sa mise en scène à des éléments actuels. Leur usage est théâtralement très pertinent et parfaitement cohérent avec le parti pris de la mise en scène. Les moyens technologiques de création des images (projections) ou de communication ou encore quelques objets font référence ou sont des clins d’œil à la réalité de notre société.  Ainsi par exemple Friedrich qui a prohibé l’alcool prend une bière d’un frigidaire rouge avec une enseigne du club de football Bayern. Dans la scène où Isabella se retrouve avec Luzio, le meneur de l’opposition, sur le tapis roulant arrivent un bar avec des tabourets, un barman surgit pour leur servir des boissons.

Sur le même tapis roulant, dans la scène du jugement de Claudio, arrive une chaire du tribunal. Les photographes avec leurs appareils, en costumes années 1950 et leurs cartes de presse dans le chapeau, se précipitent quand les accusés entrent.  À un autre moment la cellule du couvent d’Isabella et de Mariana sera acheminée par le même tapis roulant. Kasper Holten multiplie les effets comiques: фuand Isabelle visite son frère Claudio en prison, il sort son téléphone portable dissimulé dans son pantalon pour parler avec elle. On est ébloui par les divers usages très sophistiqués des projections entre autres pour créer des barreaux dans la prison de Claudio ou la pluie avec des traits lumineux et les façades d’immeubles qui défilent. Quelques personnages traversent à ce moment-là le plateau avec des parapluies.Wagner1687

       Pas d’exhibition sexuelle ni d’effets érotiques, aujourd’hui d’ailleurs tellement usés sur les scènes. Ici tout est dans la suggestion, dans la dérision, dans les gags drôles et jamais gratuits. Et tout est bien qui finit bien. Le dictateur destitué est puni, la liberté et le carnaval reprennent leurs droits avec le retour du monarque. Ici, en clin d’œil au féminisme, c’est une « reine » qui à s’y tromper ressemble à Angela Merkel. Alors qu’apparaît une enseigne lumineuse de Casino, le peuple en liesse voit arriver par un avion projeté Angela Merkel qui, telle une star, descend le grand escalier et distribue de l’argent à tout le monde. Tout se termine en l’apothéose ironique du marché, du pouvoir libéral, pour la joie et le plaisir de tous. Dans la partition très longue de La défense d’aimer Ivor Bolton a effectué des coupes et des ajustements en supprimant des répétitions inutiles et des dialogues qui alourdissent la dramaturgie scénique, en épurant ainsi l’œuvre des clichés du wagnérisme. L’orchestre de l’Opéra de Madrid, sous sa baguette, épouse avec virtuosité les subtilités fantaisistes et insolites de la partition wagnérienne, des changements de tons, graves, menaçants dans les parties de la prohibition et du jugement, enjoués, frivoles, aux résonances quasi d’opérette dans les moments comiques, dans les scènes carnavalesques ou dans l’apothéose finale. Le chœur est un vrai protagoniste du jeu. Manuella Uhl en Isabella est sublime dans son air de la fin du Ier acte dans lequel on entend quelques réminiscences de Donizetti et très émouvante dans son affrontement avec Friedrich. Elle affronte avec aisance les récitatifs très audacieux. Peter Lodahl parfait vocalement en Luzio incarne remarquablement son tempérament fougueux. Tous les interprètes sans exception font preuve d’une rare qualité de jeu.

Bref ce Wagner insolite, ludique, revendiquant la joie et le plaisir est une véritable merveille.