Teatro Tribueñe à Madrid

Un espace exemplaire de création contemporaine

         Fondé en 2003 par Irina Kouberskaia et Hugo Perez, le Teatro Tribueñe est devenu une des plus importantes salles indépendantes à Madrid. Sa vocation est de proposer de nouvelles approches des œuvres des auteurs modernes et contemporains comme Lorca, Valle Inclan, Pinter, Shepard. Dès le départ le Teatro Tribueñe a inscrit son travail et ses créations dans des circuits internationaux en tournant ses spectacles en Albanie, en Ukraine, en Algérie et en développant particulièrement des relations avec des théâtres et des festivals en Russie. Dans sa salle à Madrid Tribueñe présente chaque semaine en alternance plusieurs spectacles. Actuellement à l’affiche quatre créations de la compagnie du Tribueñe : Noces de sang de Federico Garcia Lorca, Retour d’Harold Pinter, Naviguant sur des idées cachées, montage de textes d’auteurs russes et Paseillo spectacle poétique et musical de Hugo Perez. Le Teatro Tribueñe vient d’être nommé aux prestigieux Prix Max 2014 pour la meilleure production d’art scénique pour Retour de Pinter.

        Les approches des œuvres par Irina Kouberskaia et Hugo Perez, à la fois radicales et poétiques, transcendent le premier niveau de leurs lectures. L’esthétique anti-naturaliste, l’économie et l’efficacité de la mise en scène caractérisant leur travail scénique qui va à l’encontre du réalisme dominant encore la scène espagnole. Les quatre spectacles joués actuellement au Tribueñe témoignent des registres différents de leur pratique scénique irréductible à un style ou à une formule. Une pratique qui transcende les frontières entre les cultures et les arts, se nourrissant de multiples références comme par exemple à Kantor pour les micro-chorégraphies gestuelles, ou encore à des esthétiques orientales.

Noces de sang de Federico Garcia Lorca ou l’amour mis à mort

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        Irina Kouberskaia a un feeling particulier avec l’univers passionnel de Lorca. Après avoir monté en 2004 Amour de Don Perlimplin et de Bélise en son jardin et La maison de Bernarda Alba en 2014 où elle s’est investie dans le rôle de la grand-mère, elle aborde la même année Noces de sang avec une étonnante pénétration de la culture et de l’esprit profond du terroir andalou. Dans son approche de Lorca pas de clichés folkloriques, pas d’idées reçues ni d’images rebattues. Dans sa mise en scène, au-delà de toutes les identifications et des topiques, elle rompt avec le réalisme et la littéralité du langage scénique en conférant à la pièce une dimension métaphorique, symbolique et poétique. La tragédie dans le quotidien et la quotidienneté élevée à son expression poétique sont des principes de son approche de l’univers lorquien. Dans Noces de sang Irina Kouberskaia puise dans les sources greco-latines et orientales à la fois pour la conception des images scéniques, des costumes et de la musique. De sorte qu’elle nous fait pénétrer jusqu’au tréfonds de la nature humaine, dans ces zones obscures agies par des forces primitives, des instincts, des pulsions, des passions violentes, extrêmes. Elle fait advenir sur scène le monde primitif, sauvage, à la fois ancestral et intemporel. La lune, l’eau, la chaleur, le couteau, le cheval, le chant qui devient cri, sont des éléments dramatiques très puissants dans le spectacle qui tient d’une liturgie de l’amour passion, de la haine et de la mort. Elle confère à sa mise en scène de Noces de sang la dimension d’une tragédie antique en composant une partition scénique à la fois vocale et gestuelle dans laquelle le jeu des acteurs, d’une force, d’une vérité profonde, se tisse avec des parties chorales, le tout organisé en une envoûtante chorégraphie de gestes et de mouvements. Sur scène peu d’éléments : un berceau, des panneaux noirs qui, manipulés par les acteurs, deviennent une entrée de maison, une table, une tombe, et des instruments : guitare, tambourins dont les acteurs jouent à certains moments. Dans la musique et dans le chant les résonances andalouses se combinent avec des sonorités et des tonalités musicales orthodoxes et orientales. Les costumes intemporels aux couleurs symboliques : des grandes aubes noires au début, puis des habits rustiques sombres, pour la fiancée une robe blanche avec un voile rouge dans une séquence. Les tableaux d’une grande puissance plastique composent cette vision onirique, poétique, de la pièce qui ici prend une dimension mythique.

Le retour d’Harold Pinter ou Une descente dans le background tribal de la société contemporaine

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          On retrouve dans la mise en scène d’Irina Kouberskaia du Retour de Pinter quelques constantes de son travail scénique : décors très sommaires, éléments scéniques simples, mobiles, transformables qui ne figurent pas mais symbolisent, évoquent, suggèrent. L’univers sonore n’illustre pas mais fait partie intégrante de la dramaturgie scénique. Les images puissantes, très plastiques, jouant sur le contraste, le clair-obscur et le symbolisme des couleurs. La mise en scène du Retour a aussi quelque chose de la tragédie grecque. Elle traduit la vision impitoyable que Pinter donne de la société anglaise des années 1960, sans futur, régressant dans une barbarie brute, dans une esthétique où l’obscène, le scabreux, prennent une dimension symbolique. Kouberskaia relève dans sa mise en scène cette « inquiétante étrangeté sous le réel » dont parle Pinter, en allant au plus profond des désirs sauvages, des instincts primitifs qui animent cette petite tribu patriarcale, image de la société des années 1960 où la femme est un objet de négoce. Ce microcosme familial d’où la mère a disparue est composé de Max, le père grincheux et tyrannique, un mâle dominateur, de Sam son frère, chauffeur de taxi, et de deux fils adultes de Max : Lenny qui ne travaille pas et Joey à l’élocution difficile qui pratique le shadow boxing. Dans le huis clos de la maison londonienne familiale arrive à l’improviste une nuit avec sa femme Ruth Ted, le fils prodigue, professeur, établi en Amérique qui a quitté il y a six ans le foyer familial. Lui seul a réussi en grimpant dans l’échelle sociale et en fondant une famille. Le brusque retour de Ted et le comportement trouble, provoquant de sa femme Ruth qui se prête aux désirs des deux frères, sous le regard complaisant du père et avec le consentement tacite de son mari, structurent la montée de la tension dramatique. Elle culmine dans arrangement tribal : Ted s’en va, ses frères conservent au sein de la famille Ruth qui va y mettre à profit ses talents d’objet sexuel. Contrairement aux lectures très réalistes, linéaires, réductrices de l’écriture pinteriénne, Irina Kouberskaia traverse l’épaisseur de ses strates et se saisit de sa substance primaire, motrice du langage et des rapports entre les personnages. Elle met en action le dessous du langage, les forces sismiques qui agitent ce microcosme, déstabilisant la relation familiale avec son ordre hiérarchique, moral, ses nécessités économiques, les frustrations et les désirs sexuels dont Ruth et le catalyseur. Elle traduit sur scène la violence sauvage, l’érotisme réduit à son expression physique, des hommes et de la femme qui n’ont pas eu leur comptant. Car la femme, Ruth, n’est pas ici une victime, elle est partie prenante du négoce, c’est elle qui en impose les règles. Sur scène quelques éléments réalistes, mobiles, transformables, détournés à d’autres usages, comme par exemple les sièges des WC qui tournés deviennent des fauteuils, symbolisant en même temps l’abjection d’une société cloaque. Un escalier au fond conduisant dans les chambres au premier étage invisible évoque une maison de rencontres. Les acteurs exceptionnels, décalant leur jeu du réalisme, jouant de l’excès et des temps de silence, manient le registre vocal dans leurs affrontements, donnent corps au langage pinterrien, lui rendant son énergie, son potentiel comique. C’est du Pinter que l’on ne voit jamais.

« Naviguant sur des idées cachées » d’après des textes de Dostoïevski, Gersten, Saltikov-Schedrin, Vladimov

        Le spectacle est une réflexion sur l’ambiguïté des rapports d’attirance et de rejet entre l’Europe et la Russie, mais aussi sur les utopies politiques et sociales du XXe siècle qu’Irina Kouberskaia met en perspective historique à travers les écrits peu ou pas connus de quelques auteurs russes. On est surpris par l’acuité, la pertinence et l’actualité de leurs regards aussi bien sur la Russie et les Russes que sur les Européens, en l’occurrence les Allemands et les Français, sur les grandes révolutions et les mouvements politiques et sociaux qui durant deux siècles, depuis la Révolution Française, porteuse d’espoir de progrès et de changement social, ont échoué. Dans un espace totalement vide six acteurs, dont Irina Kouberskaia, armés juste de rames avec lesquelles ils esquissent des images suggestives, « naviguent » sur des idées occultées de penseurs visionnaires russes. Les acteurs ne les incarnent pas, ils investissent leurs écrits, les théâtralisent avec humour et distance, en images dans lesquelles la musique ou le chant s’intègrent comme élément dramatique à part entière. Ne nous reconnaissons-nous pas aujourd’hui dans ce qu’on dit dans le spectacle des intellectuels « qui recréent le langage autour de rien, congèlent le temps, figent l’être humain » ?Des propos comme : « la conviction est le drapeau de l’hypocrisie », « obéir sans raisonner pour être récompensé dans un autre monde », « le libéralisme est notre dernière religion » ne sont-ils pas d’une actualité étonnante? Avec lucidité et une bonne dose d’ironie on parle de la religion de l’individu face à la société et au monde, de la transformation de la société, des révolutions dont le peuple paye les frais, de son asservissement, des idéaux trahis. Des utopies : pourquoi nous fascinent-elles tant ? Pourquoi on s’y raccroche ? Pourquoi nous trompent-elles ? Voici quelques-unes des questions que ce spectacle politique et poétique nous donne à méditer. La dernière phrase du spectacle : « les peuples du futur conserveront leurs cultures et effaceront leurs frontières » est sans doute la seule utopie humaniste qui nous reste.

Paseillo de Hugo Perez de la Pica (poème flamenco taurin)

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        La dernière création du Teatro Tribueñe, Paseillo, conçue et réalisée par Hugo Perez, croise la parole, les textes poétiques, le chant et la danse, traverse le temps et la mémoire collective. Hugo Perez saisit et restitue dans le spectacle la substance profonde de l’âme espagnole en créant sur scène une parfaite symbiose de l’art du toreo et la vibration flamenco, les évocations des chansons et des poèmes populaires. Six excellents acteurs, chanteurs et une danseuse de flamenco hors pair, Raquel Valencia, l’accompagnent avec brio dans cette aventure. Un travail rigoureux, un hommage aux racines profondes de la culture espagnole, à la tradition populaire toujours pérenne et vivante qui se transmettent de génération en génération. Des costumes typiques stylisés, peu d’éléments scéniques, quelques instruments, créent un univers plastique et sonore du spectacle qui s’inspire à la fois de la revue et du cabaret pour parler d’hier et d’aujourd’hui.

Crédit photo: Teatro  Tribueñe

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