Dans le labyrinthe de l’obsession mortifère

du 15 septembre au 3 octobre 2016 – Teatro Real (Opéra de Madrid)

Otello de Verdi. Nouvelle production du Teatro Real de Madrid en coproduction avec l’English National Opéra de Londres et la Kungliga Operen de Stockholm,  mise en scène David Alden

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        Avec un budget équilibré depuis deux saisons, le Teatro Real (Opéra de Madrid) multiplie les productions dans ses programmations, en développant une stratégie très efficace dirigée vers tout public. En 2016 le remplissage de la salle a dépassé 90 % et le nombre des abonnés 20 000. Un succès que conforte la politique d’ouverture du théâtre vers l’extérieur et l’extension des collaborations avec d’importantes institutions nationales et internationales. La coproduction de Otello de Verdi avec l’English National Opéra et la Kungliga Operen de Stockholm qui ouvre la saison 2016 / 2017 est exemplaire de cette politique. La nouvelle production d’Otello est accompagnée par une exposition de documents, des autographes de la partition d’Otello, de dessins des costumes de la création de l’œuvre en 1887 à la Scala, de diffusion en direct de l’opéra sur grand écran le 24 septembre dans plusieurs villes d’Espagne et le 9 octobre en Colombie, au Chili, au Mexique et au Venezuela. Otello mis en scène par l’Américain David Alden, avec des distributions de premier ordre, propose une lecture de l’œuvre très fidèle au livret original d’Arrigo Boito et à l’interprétation verdienne de la pièce de Shakespeare qui fut pour lui un modèle absolu. La saison 2016/2017 de l’Opéra de Madrid a été inaugurée avec la première d’Otello le vendredi 15 septembre en présence des Rois d’Espagne, Don Felipe VI et Doña Letizia.

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Le couple royal à la première au Teatro Réal

       Même si certains points de sa mise en scène sont discutables, David Alden libère Otello de toutes les interprétations stéréotypées, anecdotiques, des actualisations réductrices, en centrant sa mise en scène sur le labyrinthe psychologique d’Otello happé et manipulé par sa propre obsession et sur les répercussions destructrices de son obsession infériorisante sur son entourage et sur le jeu politique.Sans chercher à coller à une quelconque actualité, Alden donne au personnage d’Otello et à ses actes une vérité psychologique, une dimension profondément humaine et universelle. L’excellence des interprètes et de la direction musicale de Renato Palumbo, grand spécialiste de Verdi, confèrent à cette création une dimension événementielle. 

         Au sommet de sa gloire, adulé, Giuseppe Verdi âgé a décidé de se retirer. C’est sur l’insistance tenace de son éditeur Giulio Ricardi qu’il entreprend à 73 ans la composition d’Otello, considéré avec Falstaff comme chefs-d’œuvre de l’art verdien. Ce qui est certain c’est qu’Otello est un chef-d’œuvre né d’une collaboration où le génie de Verdi se double de celui du librettiste Arrigo Boito qui dans son livret a éliminé le Ier acte de l’Othello de Shakespeare et a resserré l’intrigue en approfondissant la complexité des personnages et de leurs relations. Le triomphe d’Otello créé en 1887 à la Scala de Milan était retentissant. À Madrid l’œuvre de Verdi sera créée trois ans plus tard avec le même succès. Dans Otello Verdi reprend et radicalise les audaces formelles de son langage en donnant une sorte de synthèse et de quintessence de l’opéra italien. Une œuvre où l’énergie tragique est d’emblée à l’œuvre. Pas d’ouverture dans Otello qui commence par les éclairs et le tonnerre, la tempête, le déchaînement des forces de la nature constituant un prélude à la violence destructrice des passions humaines. Au milieu d’une tempête le peuple de Chypre en liesse accueille son gouverneur, le général Maure Otello, vainqueur des Turcs musulmans. Les conflits politique et personnel vont s’imbriquer. Iago qui hait Othello pour ne pas avoir été nommé capitaine comme il l’espérait (le poste a été offert à Cassio) ourdit une vengeance. Il frappe à l’endroit le plus sensible d’Otello, son amour infini pour sa jeune épouse Desdémone et le sentiment de ne pas mériter l’amour de la femme qu’il aime le plus au monde. Iago insinue à Othello que Desdémone le trompe avec Cassio. Le soupçon alimenté subtilement par le perfide Iago, tel le venin, empoisonne l’esprit d’Otello, l’amenant à la démence et au meurtre de Desdémone innocente. Giuseppe Verdi a éliminé dans son opéra l’aspect raciste du conflit entre Otello et la société vénitienne, présent dans la pièce de Shakespeare, en centrant le ressort dramatique sur le conflit intérieur d’Otello, son labyrinthe psychologique dans lequel il se perd, attrapé par son obsession de trouver des preuves de la trahison conjugale. Ainsi Otello, homme de paix, honnête et droit, se transforme-t-il en un justicier dément détruisant son entourage et se détruisant lui-même. Otello de Verdi n’est pas un Noir ni différent physiquement des autres. Le terme Maure à l’époque de l’action de l’opéra avait une connotation méprisante, dépréciative, désignant un out sider. Totalement en phase avec cette approche verdienne, David Alden articule sa mise en scène sur le conflit intérieur, généré non pas par la différence physique, la couleur de peau d’Otello, mais par le sentiment profond d’être indigne de l’amour de Desdémone, déconsidéré et méprisé par la famille de sa femme et la société vénitienne, malgré ses exploits guerriers. Iago ancre sa vengeance sur le doute d’Otello que Desdémone puisse aimer un homme comme lui, en lui faisant croire qu’elle aime Cassio, de la même condition sociale qu’elle, antithèse d’Otello, tout comme Desdémone. Qu’y a-t-il de commun entre Desdémone, icône de féminité, d’amour pur, jeune, belle, aristocrate, chrétienne, raffinée, cultivée, qui a commis une mésalliance et Otello, ce roturier qu’elle a épousé, soldat rude, colérique, autoritaire dont l’apparente force, le courage, le talent de chef militaire occultent pourtant l’insécurité, la vulnérabilité qui font de lui une victime facile pour la machination perverse de Iago ?

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        David Alden situe l’action d’Otello dans le patio d’un palais délabré aux murs gris d’une ville méditerranéenne dont la société militarisée est renfermée sur elle-même. D’emblée l’atmosphère est inquiétante, menaçante. Les murs sombres qui entourent le patio sont troués des deux côtés par des portes et au fond, au centre, par un grand portail glissant. Dans ces ouvertures les ombres des personnages apparaissant dans l’obscurité, créent une atmosphère de vigilance comme si on s’épiait, s’écoutait constamment. Les seuls éléments qui apparaissent sur scène sont des chaises, deux tables et deux fauteuils. Les costumes sombres dans les tons gris, marron, noir. Seule Desdémone en longue robe blanche qu’elle couvre, dans la scène finale, d’une cape noire. Le chœur en longs manteaux à l’aspect usé, évoquant les années 1930. Otello, pantalon, chemise noirs, bottes militaires et dans le final un manteau brun. Iago, pantalon militaire, veste mi longue en cuir. Cassio, uniforme militaire années 1930. Roderigo, costume civil élégant, style l’italien, pantalon, veste, chapeau blancs. Emilia, pantalon très large, veste et un petit chapeau un peu ridicule. Les ambassadeurs vénitiens avec leurs capes, chapeaux haut de forme, cannes, les femmes qui les accompagnent en robe et grand chapeaux noirs. L’esthétique réaliste, mais sans excès, du jeu est en adéquation avec le parti pris de la mise en scène qui est une sorte de vivisection des personnages, des rapports conflictuels entre eux, révélant les zones obscures de leurs passions, de leurs désirs et de leurs sentiments inavouables. La mise en scène suit avec rigueur le souffle et la tension dramatique de la partition musicale. Cependant David Alden souligne inutilement à certains moments la tension dramatique et rajoute des effets pathétiques ou ridicules, comme par exemple le pacte de sang de Iago et d’Otello qui de façon ostentatoire, très appuyée, s’entaillent la main et échangent leur sang. Ou encore la scène où Iago et Cassio lancent des fléchettes sur le portrait de Desdémone. Les chanteurs confèrent à leurs personnages une authentique profondeur psychologique. George Petean (baryton) crée un Iago désabusé, cynique, nihiliste, pervers, presque terrifiant dans son air du Ier acte quand il déclare « il n’y a rien après la mort (…) Tout le monde triche, fait semblant ».

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       De même dans sa confrontation avec Otello au début du IIe acte on est transi par son ton ironique, froid, sans scrupules, quand il manipule Otello en distillant son venin ou encore quand dans le IIIe acte il triomphe dans une orgie vocale dissonante. Gregory Kunde, Otello, est impressionnant dans le registre d’expression des émotions qui vont de la douceur, la tendresse à la violence, à l’angoisse croissante dans sa descente aux enfers, au désespoir, à la douleur et à l’effondrement. La scène du baiser, motif musical qui revient dans le final de l’opéra, la passion érotique dans le duo avec Desdémone à la fin du Ier acte, sont d’une grande beauté. La soprano Ermonela Jaho, qui a déjà ébloui le public madrilène dans La Traviata en 2014, est une Desdémone sublime, émouvante, bouleversante. Elle émeut quand, dans le IIe acte, elle défend avec toute innocence la cause de Cassio alors qu’Otello est déjà contaminé par le soupçon. Elle est douceur, grâce, et incarnation de la passion dans ses duos amoureux avec Otello. Bouleversante dans sa prière du IVe acte, passant de la sérénité, la confiance à la stupéfaction. Les parties chorales, importantes dans Otello, sont magnifiquement mises en scène. Ainsi par exemple dans la première scène la foule chypriote acclamant Otello vainqueur des Turcs, ou dans la scène de la fête dans la taverne où la folie collective sert de cadre à la querelle entre Cassio et Roderigo. On pourrait citer encore bien d’autres interventions du chœur d’une grande intensité dramatique. En somme ce coup d’envoi de la nouvelle saison avec Otello reconfirme le pari d’exigence et d’excellence du Teatro Real.

livret Arrigo Boito

direction musicale Renato Palumbo

scénographie et costumes Jon Morrell

lumières Adam Silverman

première distribution

Gregory Kunde – ténor – Otello

George Petean – baryton – Iago

Alexey Dolgov – ténor – Cassio

Viecenç Esteve –baryton – Roderigo

Fernando Rado – ténor – Ludovico

Ermonela Jaho – soprane – Desdémone

Gemma Coma-Alabert – mezzosoprane – Emilia

Claudia Agüero – danseuse, Chœur et orchestre du Teatro Real de Madrid

Crédit photo: Teatro Réal