Quand le feu sacré tourne au feu de paille

20 octobre au 4 novembre 2016 – Teatro Real, Madrid

Norma de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani d’après  » Norma ou l’infanticide » de Alexandre Soumet

mise en scène Davide Livermore, direction musicale Roberto Abbado,scénographie Gio Forma (Florian Boje)

costumes Marai Fracasso, lumières Antonio Castro, video D-WOK

        Norma, écrit en 1831, le neuvième et avant-dernier opéra de Vincenzo Bellini (1801 – 1835) est considéré comme le sommet du bel canto italien, exigeant des chanteurs, en particulier dans le rôle titre, une extraordinaire capacité vocale. La création de Norma à la Scala en 1831, avec Guidetta Pasta, la grande diva de l’époque, était un fiasco, mais vite oublié car deux ou trois années plus tard cet opéra fait son entrée sur les plus grandes scènes d’Europe (Vienne, Paris) et depuis continue sa carrière triomphale. Depuis presque 70 ans le rôle-titre de ce chef-d’œuvre de Bellini est indissociable de son interprète géniale, inégalable, Maria Callas, qui a débuté avec Norma en 1948 à Florence puis l’a chanté en 1949 au Teatro Colon de Buenos Aires, en 1950 à La Fennice de Venise, en 1952 à la Scala de Milan, en 1954 à Chicago, en 1955 au Covent Garden de Londres et en 1964,65, à la fin de sa carrière, à l’Opéra de Paris.

Un inconditionnel de Norma, comme je le suis, pourrait aller écouter à l’opéra cette œuvre les yeux fermés si la distribution et l’orchestre sont parfaits pour éviter des surprises décevantes quant à la partie visuelle, c’est-à-dire la mise en scène. Ce qui était le cas au Teatro Real à Madrid de la nouvelle production (co production avec le Palau de les Arts de Valencia et de l’Asociacion Bilbaina de los Amigos de la Opera ) qui se distingue par une totale dichotomie entre l’interprétation vocale, chorale et orchestrale et la mise en scène. Cette mise en scène est commise par l’Italien Davide Livermore, originaire de Turin, metteur en scène aux multiples facettes (chanteur, danseur, scénographe, créateur de costumes et de lumières) qui depuis 22 ans travaille dans les grands Opéras du monde et actuellement assume la fonction de directeur artistique de l’Opéra de Valencia, El Palau de les Arts. D’aucuns s’offusquent parfois des traitements post modernes d’opéras. Ce n’est même pas le cas de la mise en scène de Davide Livermore qui manque de lecture, de cohérence et dont on n’arrive pas à décrypter les intentions ni les partis pris. Par chance le chef-d’œuvre de Bellini a été sauvé par ses interprètes, des chanteurs exceptionnels, étonnants de justesse particulièrement dans les arias et duos semés d’embuches dans lesquels on les attendait au tournant.

        Un bref rappel de l’argument de Norma pour ceux qui ne l’ont pas immédiatement en mémoire. L’action se passe dans les années 50 a. n. è. en Gaule occupée par les Romains. Dans le bois sacré les Druides et les guerriers gaulois attendent la prophétie du dieu de la lune Irminsul que doit délivrer sa prêtresse Norma. Le peuple en rébellion contre les Romains désire la guerre mais Norma, amante de Pollione, proconsul de Rome, avec qui elle a eu deux enfants en secret, souhaite la paix. Le conflit politique, public, s’imbrique avec le conflit intime de Norma : son devoir à l’égard du peuple gaulois et son amour irrépressible pour l’ennemi Pollione. Un conflit qui se complique car Pollione, qui s’est lassé de Norma, follement amoureux d’Adalgisa, une autre prêtresse du temple, veut quitter la Gaule avec elle. Les passions explosent : amour, trahison, vengeance, tentative d’infanticide, pardon, sacrifice.

          Dans le livret de Norma de Felice Romani basé sur la pièce d’Alexandre Soumet Norma ou l’infanticide, le thème du personnage titre fait référence à celui de Médée. Felice Romani avait écrit précédemment un livret Médée à Corinthe pour l’opéra de Simone Mayr. Contrairement à Médée, Norma ne passe pas à l’acte, il n’y a pas de meurtre d’enfants et dans le final elle pardonne à Pollione qui, ému par sa noblesse, se repentissant, monte avec elle sur le bûcher. Felice Romani relève le thème de Norma personnage privé et public, impliqué dans la vie politique (les scènes intimes et publiques s’alternent) ainsi que le thème du tragique triangle amoureux : Norma, Pollione, Adalgisa. La partition de l’œuvre dépasse les limites de l’opéra italien conventionnel. Les styles martial, élégiaque, mélancolique, tragique s’y combinent. Verdi, Wagner se sont beaucoup inspirés des arias et des motifs de Norma. Les parties du chœur, protagoniste de premier plan dans cet opéra, ont une fonction importante dans la dramaturgie musicale. L’entrée de Norma est précédée par une partie chorale qui ressemble à un hymne ou à une marche guerrière. Casta diva, prière de Norma solo, implique petit à petit le chœur qui reprend crescendo, comme en écho les paroles de Norma.  Et voici les surprises que nous réserve la mise en scène. Pendant l’ouverture, derrière le rideau transparent, les danseuses et danseurs, torse nu et juste un string, dansent comme s’ils se battaient, se cachant derrière les colonnes métalliques. On a du mal à comprendre cette image qui sera encore reprise à d’autres moments. Peut-être incarnent-ils l’esprit belliqueux des guerriers gaulois ? Pendant cette danse énigmatique on voit au centre de la scène Norma avec ses enfants couchés sur le sol. Les projections accompagnant le spectacle quasi en permanence, distrayant le spectateur, me paraissent inutiles, redondantes par rapport au texte chanté et aux situations, démonstratives et annonçant les événements à venir. Pendant l’ouverture on projette des nuages, la forêt, images qui reviennent aussi plus tard. Quand Norma chante son amour pour Pollione on projette en grand le visage de celui-ci, puis d’autres images d’un couple nu qui se caresse et s’embrasse. Les images des flammes annoncent dès le début la mort de Norma et de Pollione. Au IIe acte on est gratifié des images des danseurs se battant couverts de terre et de Pollione donnant des grands coups d’épée, etc.      L’option d’un décor « congelé » est étrange. On voit d’abord sur le plateau tournant un alignement de longues colonnes métalliques qui descendent des cintres. Puis la partie centrale des colonnes remonte et du fonds arrive une construction ressemblant à un rocher, un arbre ou un gros insecte pétrifié, avec une ouverture en bas, comme l’entrée d’une grotte. Cet unique élément scénique va tourner, avancer, reculer. Certaines séquences se passent en haut du rocher, d’autres en bas. Deux rideaux noirs, un de chaque côté du plateau et un en haut, cadrent, resserrent l’image comme un cadrage photo. 

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       Une très belle idée des éclairages. L’obscurité du bois sacré, la nuit, percées par les lumières des torches des Druides qui se réunissent. Cette image revient dans le final, dans la scène de l’immolation de Norma et de Pollione. Les costumes évoquent l’époque antique. Norma en longue robe blanche, un diadème sur le front. Le grand prêtre en longue cape blanche avec une écharpe brodée de signes celtes et une sorte de casque à deux cornes. Les Druides avec des capes blanches, les guerriers des vareuses courtes, de longs pantalons bouffants, armés d’épées ou de bâtons. Pollione et Flavio en costume de soldats romains. Les couleurs marron, gris, noir, blanc dominent. La mise en scène est assez statique. Peu de mouvements du chœur, réuni souvent autour du rocher, les situations sont à peine dessinées. Les deux enfants très présents surjouent dans leur mimique et gestuelle. On ne sait pourquoi dans la dernière scène un des enfants à l’avant-scène brandit une dague. À la fin il n’y a pas de bûcher, Norma et Pollione montent sur le rocher et disparaissent au fond.  On attend évidemment les quelques arias réputés difficiles mais avant tout Casta Diva que la soprano italienne Maria Agresta a sublimé avec finesse et profondeur dramatique, faisant preuve de sa maîtrise de la coloratura, de l’étendue de ses aigus pénétrants et de sa diction parfaite. Son aria du début du IIe acte tenait aussi de la perfection dans sa façon de traduire avec des inflexions de la voix le drame intérieur de Norma, la douleur profonde de la femme trahie. La mezzo-soprano française Karine Deshayes en Adalgisa, d’une grande pureté, avec un potentiel dramatique surprenant. Le trio final du premier acte (Norma, Algisa, Pollione), était de haut vol. Outre les arias périlleux des femmes, les rôles des hommes ont aussi des morceaux de bravoure. L’Américain Gregory Kunde, ténor, en Pollione, que nous avons vu, il y a un mois dans le rôle titre dans Othello, était remarquable, beaucoup plus à l’aise dans Pollione. Le reste de la distribution : Maria Miro -soprano (Clotilde), Antonio Lozano – ténor (Flavio), Michele Peretusi – baryton (Oroveso) était aussi irréprochable. En somme, même si j’ai quelques réserves quant à la mise en scène, je salue l’initiative du Teatro Real d’avoir programmé ce chef-d’œuvre de Bellini qui, depuis 1914, était absent de la scène de l’Opéra de Madrid.

Crédit photo: Teatro Real