Mémoire et présent dans l’œuvre de José Ramon Fernandez

Mémoire et présent dans l’œuvre de José Ramon Fernandez

Entretien avec l’auteur аutour de la création à Paris de sa pièce Je suis Don Quijote

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Jose Ramon Fernandez

       L’histoire, la mémoire collective et personnelle, se conjuguent constamment avec le présent dans l’œuvre dramatique de Jose Ramon Fernandez, un des auteurs phares de la génération qui a débuté dans les années 1990.

Son écriture, loin des modes, des tendances dominantes et d’une vision myope, anecdotique de la réalité, est une recherche permanente des langages scéniques les plus adéquats aux thématiques traitées. La mémoire de l’histoire récente, les séquelles du franquisme qui empoisonnent toujours le présent de la société espagnole, les racines du mal, ses formes et ses manifestations apparentes et tacites, le destin et les perspectives de la génération du post franquisme et celle de la démocratie, la fiction de la vérité « officielle », la falsification et la manipulation par le pouvoir de la réalité, la mémoire sacrifiée à la raison d’État, sont des thèmes récurrents de son œuvre. Jose Ramon Fernandez met la réalité dans la perspective et en résonnance avec l’expérience humaine, la mémoire collective et notre héritage culturel. Je suis Don Quijote, créée actuellement au Théâtre de l’Opprimé s’inscrit dans cette optique.

Irène Sadowska – Tes pièces créées et présentées en lecture, mises en espace en France, sont-elles représentatives de formes d’écriture et de thèmes récurrents dans ton théâtre ?

José Ramon Fernandez – Si on se réfère aux pièces créées ou mises en espace en France on peut y dégager certaines voies dans mon écriture. Par exemple après avoir participé à l’écriture de La trilogie de la jeunesse, une œuvre épique qui traverse les trois époques essentielles de l’évolution sociale et politique de l’Espagne du XXe siècle,  j’ai ressenti le besoin de virer à 180°, c’est-à-dire d’aborder une écriture très intimiste en m’inspirant à ma façon du théâtre de Tchekhov, un de mes auteurs préférés. Nina, la protagoniste de ma pièce Nina, a quelque chose du personnage de La mouette de Tchekhov, tout comme les deux autres personnages d’hommes, incapables de refaire leur vie.

Dans La terre comme dans J’attendrai le présent est chargé d’événements passés, les divers plans temporels s’alternent, se traversent, en englobant les destins de trois générations. Les morts qui viennent parler avec les vivants incarnent la mémoire enfouie. La trame dans La terre est ancrée dans le crime occulté, enseveli sous le silence de tout le village. La trame de J’attendrai est articulée sur la mémoire individuelle et collective de milliers de réfugiés espagnols en France dont beaucoup, engagés dans la Résistance, ont été déportés dans le camp de Mauthausen. Certaines de mes pièces comme Le monologue de la chienne rouge qui parle avec un mort souriant, ont été inspirées par un tableau. Dans le cas du Monologue par le tableau Le suicide de George Grosz où on se trouve dans un univers étrange, presque irréel, atroce de l’Allemagne vaincue après la I-ere Guerre Mondiale où la misère et la crise déciment la population et amènent les gens au suicide. Dans Le bateau enchanté qui appartient à ma veine « cervantine », l’histoire d’un père et de sa fille, immigrés vietnamiens en Espagne, est mise en abîme sur le mode du théâtre dans le théâtre, dans l’aventure inédite du célèbre couple Don Quijote et Sancho Panza aux prises avec le drame écologique de notre planète. Le thème de Don Quijote combattant le mal, celui de l’immigration, de la transmission de la culture d’origine et de son intégration dans celle d’accueil s’y imbriquent.

I. S. – Miguel de Cervantès et son œuvre tiennent une place particulière dans ton écriture qui ne cesse de s’y ressourcer. C’est une référence permanence pour toi…

J. R. F. – J’ai une énorme admiration pour la façon dont Cervantès utilise, invente et enrichit la langue espagnole. Très jeune Cervantès a étudié le latin et a commencé à lire les grands poètes italiens en s’imprégnant de la musique de la langue italienne puis, en captivité, a appris l’arabe. Non seulement les langues mais aussi sa grande connaissance des littératures latine, italienne, arabe, ont nourri son œuvre, son écriture et sa façon de voir le monde différente, beaucoup plus libre que celle des grands auteurs du Siècle d’Or comme Lope de Vega ou Calderón. Ce qui est exemplaire pour moi chez lui c’est son usage très moderne de l’humour, sa capacité d’observer, de relever avec pertinence dans la réalité des faits, des situations, que beaucoup d’autres écrivains ont ignoré. Cervantès montre le monde avec un regard critique, amer, mais en même temps avec un humour rempli de tendresse, de tolérance et de compassion pour ses personnages. Quand dans mes pièces je fais référence ou je m’inspire de l’œuvre et de la vie de Cervantès je les aborde toujours du point de vue d’aujourd’hui comme un reflet de la réalité dans laquelle nous vivons.

I. S. – Comment est née ta pièce Je suis Don Quijote.

J. R. F. – Quelques années avant on m’a proposé d’écrire un texte pour le 500e anniversaire de la publication de Amadis de Gaule, roman espagnol de chevalerie attribué à Garci Rodriguez de Montalvo, publié en 1508 à Saragosse, qui a été le modèle de Cervantès pour son Don Quijote. C’est un roman sur les chevaliers errants dans un monde misérable, violent, barbare, dans lequel ils représentent l’idéal de l’homme d’honneur qui défend les valeurs de l’amour fidèle, de la parole donnée, de l’amitié, de la justice. En Espagne pratiquement jusqu’aux années 1980 la présence des œuvres de Cervantès sur les scènes se réduisait à ses Intermèdes. Grâce à l’héritage de Lorca Numancia a été représentée pendant la Guerre Civile par Rafael Alberti comme hommage à la République. Après, Numancia a réapparue quelquefois au théâtre. Le retour des œuvres de Cervantès sur les scènes est un phénomène récent et c’est un boom, on adapte pour le théâtre tout Cervantès jusqu’à ses petites nouvelles. Je n’aurais jamais eu envie dans ces circonstances d’écrire quelque chose sur Don Quijote si ce n’était la proposition de Natalia Menendez, la directrice du Festival d’Almagro, d’écrire une pièce à partir de Don Quijote. Non pas une sorte d’adaptation du roman mais un texte qui en serait la quintessence.

I. S. – Comment s’était construite la pièce ?

J. R. F. – Au début j’ai pensé à un monologue mais très rapidement s’est imposé le personnage de Sancho. Puis, en cherchant comment ce texte peut se projeter dans le présent, s’est imposé le personnage de la jeune Sanchica, la fille de Sancho, qui s’est imprégnée des idées de Don Quijote de bonté, de générosité, de justice, comment aider les autres? J’ai écrit cette pièce au moment où en mai 2011 a surgi à Madrid à la Puerta del Sol le mouvement des Indignés. Certains de mes étudiants de dramaturgie y ont participé. La jeune Sanchica, perpétuant le message altruiste de Don Quijote, est en quelque sorte le reflet des idées humanistes de cette jeune génération qui était à la base de ce mouvement. Sanchica dans le roman de Cervantès est un personnage marginal alors que chez moi elle est un personnage important qui incarne la sensibilité des gens simples, ancrés dans la réalité. Sanchica est un terme médian, ou pour mieux dire, la synthèse de Sancho et de Don Quijote. On voit dans la seconde partie de Don Quijote comment petit à petit Don Quijote se « sanchise » et Sancho se « quijotise ». Don Quijote commence à comprendre le sens commun et Sancho commence à s’enthousiasmer pour l’aventure, à philosopher, à assumer le discours de la générosité de Don Quijote. Ce qui me paraît le plus intéressant dans le roman de Cervantès c’est le paradoxe de son personnage qui passe son temps à essayer d’aider les autres et finalement n’aide personne, tout se termine mal. La seule aventure qui se termine bien est celle avec des lions. Mais il avance toujours en donnant à entendre aux gens son discours sur la bonté, la justice, etc.… J’ai tenu à garder dans ma pièce une partie de ce discours. Je suis Don Quijote a été créée à Madrid avec, dans le rôle titre, le grand acteur José Sacristan qui a une voix comme un orgue de cathédrale, capable de rendre toutes les nuances possibles du registre de son personnage depuis le comique, l’étrange, l’émouvant ou le douloureux et tragique. Natalia Menendez m’a commandé cette pièce pour sa création avec José Sacristan. De sorte qu’en l’écrivant j’avais en tête la voix de cet acteur génial en sachant comment allait sonner mon texte dans sa bouche. Dans la version de Je suis Don Quijote qui sera créée à Paris j’ai rajouté quelques petits passages qui font des liens entre les diverses aventures et permettent au public qui ne connaît pas bien le roman de suivre l’histoire.

José Ramon et Rui Frati, comédien! metteur en scène, directeur du Théâtre de l'Opprimé

José Ramon Fernandez et Rui Frati,  directeur du Théâtre de l’Opprimé

I. S. – Comment expliques-tu la grande vague, depuis deux ou trois ans, des créations qui mettent en scène les personnages féminins de l’œuvre de Cervantès ou les femmes de son entourage ? Cervantès, un précurseur du féminisme ?

J. R. F. – Je pense que cela a à voir avec la figure et l’identité de la femme dans la vie et dans l’œuvre de Cervantès. Contrairement aux autres auteurs du Siècle d’Or, chez Cervantès, mais aussi chez Lope de Vega, il y a des femmes intelligentes qui sortent du commun. Ce qu’il y a de plus chez les femmes cervantines c’est la revendication de la liberté, de penser par elles-mêmes, du droit de choisir leur vie. Il y a dans l’œuvre de Cervantès des pages sur la condition de la femme d’une extraordinaire modernité. Par exemple le discours de la bergère Marcela qui dit à ses prétendants « que vous me dites m’aimer ne signifie pas que je dois vous aimer ». Cette réponse aussi simple, la liberté de dire non, est d’une grande actualité aujourd’hui où la violence de genre est un fléau social.

I. S. – Tu continues ta veine cervantine en collaborant avec Inma Chacon à l’écriture du spectacle Las Cervantas actuellement à l’affiche de las Naves del Matadero à Madrid. Ce spectacle est un coup de projecteur sur les femmes de Cervantès…

J. R. F. – La question de départ de ce spectacle était : pourquoi Cervantès a-t-il un regard si moderne sur les femmes ? Les femmes de son entourage étudiaient et décidaient de leur destin. Sa mère et ses sœurs savaient lire alors qu’en Espagne à cette époque (le XVIe s) la grande majorité des femmes étaient analphabètes.

C’était des femmes indépendantes, battantes, audacieuses, capables d’enfreindre la loi et de commettre des délits pour se défendre. Par exemple la mère de Cervantès s’est fait passer pour veuve pour demander l’aide de l’État pour libérer son fils captif des Mauresques à Alger. Ses sœurs arrivent à se faire indemniser par un tribunal pour une promesse de mariage qui ne s’était pas conclue. Bref ce sont des femmes libres qui gagnent leur vie en travaillant. En écrivant ce texte avec Inma Chacon j’ai proposé de l’ancrer dans un épisode de la vie de Cervantès qui me semble très significatif. À savoir, en 1605, quelques mois après la publication de la Ière partie de Don Quijote on trouve devant sa maison un chevalier assassiné. C’était évident qu’il s’agissait d’un cas de corruption politique et donc pour étouffer l’affaire on a accusé Cervantès de ce meurtre. Ses sœurs, accusées de conduite immorale et de prostitution, ont été aussi jetées en prison. À partir de cet épisode réel et des documents sur le procès et le jugement nous avons écrit une pièce qui a pour protagonistes cinq femmes : deux sœurs de Cervantès, sa nièce, sa fille bâtarde et sa femme qui, en attendant d’être interrogées, préparent leur défense. Par le biais de cet événement nous évoquons certains aspects de Cervantès écrivain, un homme libre dont l’attitude à l’égard des femmes, totalement différente de celle des autres écrivains de l’époque, se projette dans ses œuvres.

Le parcours théâtral de Jose Ramon Fernandez

Né en 1962 à Madrid Jose Ramon Fernandez fait des études de Philologie Espagnole à l’Université Complutense à Madrid. Il aborde d’abord le genre romanesque puis commence à écrire pour le théâtre. En 1989 il est nommé directeur du Théâtre Fernando de Rojas à Tolède. À partir de 1990 il est chef du service de presse au Centre National des Nouvelles Tendances Scéniques puis au Centre Dramatique National. En 1993 il fonde avec un groupe de quatre auteurs Juan Mayorga, Guillermo Herras, Luis Miguel Gonzalez Cruz, Raoul Hernandez Garrido, le Teatro Astillero qui devient un espace de renouveau et de création des écritures dramatiques. Il donne des cours d’écriture théâtrale au Laboratoire William Layton, collabore avec des compagnies de théâtre et participe à des écritures collectives, entre autres en 2001 avec Yolanda Pallin et Javier Yagüe à La Trilogie de la jeunesse, distinguée par de nombreux Prix. José Ramon Fernandez travaille actuellement au Centre de Documentation Théâtrale au Ministère de la culture. Traducteur et adaptateur de nombreuses pièces et de textes non dramatiques, entre autre Œdipe roi de Sophocle et L’avare de Molière pour des créations de Jorge Lavelli en Espagne, il est auteur de plus de 30 pièces, la plupart publiées et créées en Espagne, plusieurs traduites à l’étranger entre autres en Italie, en France, au Japon, en Angleterre. Parmi les nombreux Prix reçus le Prix Calderón de la Barca pour Para quemar la memoria (1993), le Prix Lope de Vega pour Nina (2003), le Prix National de Littérature Dramatique pour La colmena cientifica en 2011. Plusieurs de ses pièces sont traduites et publiées en France aux Éditions de l’Amandier : Paroles de la guerre, Nina, La trilogie du mal (les femmes incandescentes, celui qui fut mon frère- Yakolev, Le monologue de la chienne rouge), La terre, Pour brûler la mémoire, Le bateau enchanté. Certaines pièces de Jose Ramon Fernandez ont été créées en France : La terre par Rui Frati au Théâtre de l’Opprimé à Paris, Nina par la compagnie Ô hasard, Le bateau enchanté par Susana Lastreto, J’attendrai par la compagnie Théâtre Toujours à l’Horizon à la Rochelle.  Je suis Don Quijote est créée le 2 novembre 2016 au Théâtre de l’Opprimé (mise en scène de Benoît  Felix-Lombard).

Crédit photo:Irène Sadowska-Guillon